Retour à Celje

Retour en famille en Slovénie, sur les terres du Judo Klub Z’Dezele Sankaku de Celje du légendaire Marjan Fabjan. – JudoAKD#004.

 

Une version en anglais de cet article est en ligne ici.

 

Neuf ans ont passé. Neuf ans depuis ce reportage d’avril 2015, effectué une semaine à peine après être revenu d’une virée en Écosse. Bagage égaré en escale à Bruxelles, accueil chaleureux comme rarement. Impression étrange de connaître ce lieu depuis toujours. Rencontres marquantes, reportage puissant. Envie d’y revenir depuis, encouragée par nos discussions chaque hiver sur le même banc, dans un coin de l’immense halle des sports du stage italien de Bardonecchia.

En ce printemps quasi programmatique où Oppenheimer triomphe aux Oscars et où les journaux télévisés s’ouvrent davantage sur des personnes en treillis qu’en costumes trois pièces, nous voici avec les enfants pour un road trip en direction de Celje. Se mettre en risque. En inconfort. Aller voir. Ressentir. Écouter. Comprendre, peut-être. Quelques bornes en France, une nuit chez des amis près de la Suisse, une traversée de l’Italie et puis ce virage familier, par une fin d’après-midi dorée, en sortie sud de Celje, neuf ans après.

« Impression étrange de connaître ce lieu depuis toujours. » ©JudoAKD

Marjan Fabjan, le boss des lieux, est absent. Il est au Kosovo avec une partie de son équipe. Le stage s’est décidé au dernier moment. Simona, sa compagne et maman de leur fils Jan, nous donne d’entrée la clé : « Fabi a compris qu’il n’avait pas les athlètes sur cette olympiade pour performer aux JO de Paris. Participer pour participer, ça ne l’intéresse pas. Alors il prépare 2028. » Majlinda Kelmendi, l’icône de Pristina, vient ici depuis ses treize ans. Elle séjourne d’ordinaire dans la piaule même où nous allons dormir. Lors de mon séjour de 2015, elle était là, double championne du monde en titre de retour de blessure, leader convalescente d’une équipe jeune et soudée, entourée alors de son coach Driton Kuka et de ses équipiers Distria Krasniqi, Nora et Akil Gjakova et Loriana Kuka – nous avons joué au Uno cette année-là avec les trois derniers. Majlinda, Distria et Nora sont depuis devenues championnes olympiques. Loriana est médaillée mondiale. Akil champion d’Europe.

Fabi n’est pas là mais son ombre tutélaire plane partout. Une plaque à l’entrée recense le Hall of Fame des nombreux visiteurs du club, ainsi que leur palmarès. Il y a du beau monde. Le bus londonien est toujours à sa place, sur la butte face à la route. Le rouge a souffert de la patine du temps. Des fuites se font jour au plafond du dojo. D’autres murs ont été repeints à neuf. Simona nous emmène voir les extensions, de l’autre côté du pont routier. Une salle avec une estrade. Une autre avec des bâches qui donnent sur l’extérieur. Des tentes-cabanes. Tout est en bois. Le club y organise des camps de survie pour les ados, l’été. L’esprit entrepreneurial de Fabi ne s’est pas tari, a fortiori avec la manne financière arrivée grâce aux bons résultats de ses athlètes aux derniers JO.

Il y aurait une thèse à écrire un jour sur l’étroite frontière qui relie certains faiseurs de champions à la question de la foi. Il y a quelques années à Cuba, feu Ronaldo Veitía nous avait montré la statue de Saint-Lazare qu’il avait installée devant sa maison, entourée de la médaille d’argent mondiale d’une de ses athlètes et de cigares, cierges et autres pièces de monnaie. Près de 9 000 km séparent les ruelles cabossées de Cotorro du bitume impeccable de Celje, et pourtant le taulier d’ici s’est, lui aussi, fait bâtir une statue du Christ dans un autel au pied des marches qui mènent à chez lui. Un prêtre est même venu de loin lui donner l’extrême onction. Ce n’est pas n’importe lequel : c’est celui de l’église de Brezie, que Fabi avait retrouvé après quatre jours et 106 km de marche à pied à son retour des Jeux de Rio, comme il s’y était engagé en cas de médailles de ses protégées.

Un concentré de l’histoire tumultueuse de la sous-région autant qu’un aperçu de la jeunesse bien remplie de Marjan Fabjan, quatre fois champion de Yougoslavie, deux fois d’Autriche puis une fois de Slovénie. ©JudoAKD

Igor Trbovc, l’un de ses fidèles adjoints, gère ce soir un groupe de cinq combattants de jiu jitsu brésilien. Nous avions partagé quelques cafés et discussions en 2015, au bord d’un lac et au pied d’un château. Nous nous étions revus quelques fois du côté de Düsseldorf, du temps du fameux Grand Prix (puis Grand Chelem) de février. C’est une joie sincère et mutuelle de se retrouver et de lui présenter une partie de ma famille.

La nuit est là. La journée et la route furent longues. Assis au Piçek Bar en attendant le repas du guerrier, j’envoie une photo de l’arrière-salle à Rok Draksic et Mihael Zgank en mode « Où suis-je, mec ? ». Ces deux-là font partie de l’histoire de ce club réputé pour ses féminines, et nous avons parfois transpiré ensemble, ici, en Italie et chez les voisins autrichiens de Mittersill. Quintuple médaillé européen, triple sélectionné olympique, « Roki » fut l’un des tauliers de l’endroit, avant de s’émanciper en coachant du côté de Ljubljana puis, depuis le Covid, en Finlande – Martti Puumalainen, son protégé en +100 kg, est devenu champion d’Europe en novembre 2023 à Montpellier, et lui-même a été désigne entraîneur européen de l’année. Miha Zgank, lui, fait désormais les beaux jours de la Turquie – deux podiums européens dont un titre, après avoir été vice-champion du monde lors de sa dernière saison slovène, en 2017. Ces deux-là sont des crèmes. Nos retrouvailles aux quatre coins du monde et nos échanges WhatsApp sont toujours des moments d’humour et d’infinie gentillesse – un mot désuet mais qui prend sens au fil du temps. Tous deux reconnaîtront aisément l’endroit et exprimeront le regret de ne pas être là. « N’hésite pas si tu as besoin de quoi que ce soit, même de loin. » Ce genre de gars. Ce genre de lieux. Ce genre de liens.

« Une plaque à l’entrée recense le Hall of Fame des nombreux visiteurs du club, ainsi que leur palmarès. Il y a du beau monde. » ©JudoAKD

À six heures pétantes le mardi matin, c’est Petra Nareks qui lance l’entraînement. Elle est avec Igor l’une des garantes de la stabilité et de la continuité des lieux. Compétitrice jusqu’au jour de ses 39 ans, la sextuple médaillée européenne des -52 kg est une enseignante carrée, attentive et attentionnée. À mesure que les ultimes murmures de la nuit cèdent la place aux promesses de l’aube, Petra encourage ses ouailles du jour, dont mon fils, plus jeune des participants présents cette semaine. Nous travaillons la coordination. La variété des exercices proposés donne le tournis. Il y a ici quelque chose de l’héritage de l’entraîneur russe Guennadi Touretski, légendaire mentor du nageur Alexander Popov. Le technicien était connu pour être capable de réveiller ses athlètes au milieu de la nuit pour aller faire des longueurs de bassin. Se tenir prêt, partout, tout le temps, tel un mantra. Du haut de sa ceinture bleue et de ses championnats interdépartementaux, mon fils mesure à cet instant tout ce qu’il lui reste à apprendre. Sur le parking, les parents laissent tourner le moteur, phares allumés, connectés sur leur portable. À sept heures, ils embarquent leurs gamins, direction le collège ou le lycée. Mon fils, lui, est en vacances. Il remonte se doucher et se glisse sous la couette avec volupté. J’irai le réveiller vers midi.

La transmission d’une culture jusque dans ses moindres détails. ©JudoAKD

Sur le parking, Igor arrive. Il a de la paperasse à faire puis doit changer les roues de sa voiture. Le temps se couvre mais j’en profite pour prendre l’air et aller à pied faire le plein de provisions à la supérette du coin, à un kilomètre et demi de là. L’enchaînement des maisons n’est pas sans rappeler le Pays basque côté Saint-Jean-Pied-de-Port, ou de paisibles villages d’Alsace arpentés jadis en famille et à vélo. Au retour, sans surprise mon fiston pionce sec. J’emmène ma fille se balader dans les bois à l’arrière du chalet, sur les traces des appareils de torture que Fabi a bâti de ses propres mains au fil des années en mode boot camp. La pluie nous conduit à presser le pas. Nous déjeunons tous les trois de pâtes. Le fiston a du sommeil à rattraper des dernières semaines, alors il se recouche. Ma fille révise son bac de Français. Dehors, surprise, il se met à neiger. En fin d’après-midi nous allons au nouveau dojo, de l’autre côté du pont. Même tatami aux couleurs vert et bleu du survêtement national. Les enfants du cours précédent finissent leur session par un jeu consistant à retrouver leur veste et leur ceinture au milieu d’un tas amassé à l’autre bout du tapis, puis s’alignent pour apprendre à les plier du mieux possible. Le cours des ados démarre dans la foulée. Des gamins solides et mon fils qui apprend la vie aux côtés du -50 Jernej Preloznik et du -42 Tarik Draganovic. Tous deux sont médaillés nationaux de leur catégorie d’âge. Le soir, mon aîné, resté en France pour ses examens, envoie un lien à son frangin pour regarder le match de Ligue des champions. Une journée parfaite pour ce dernier. Il vit là sa meilleure vie.

Mercredi exceptionnel : pas d’entraînement. Petra et Igor sont partis accompagner un groupe sur une compétition scolaire. Nous démarrons pour Zagreb, à deux heures de route, pour un déjeuner et une promenade en ville avec la maman, en congrès toute la semaine dans la capitale croate. Pendant que les enfants déneigent la voiture, j’aperçois la Suzuki hybride de Tina Trstenjak, autre légende du club. La championne du monde 2015 et double médaillée olympique (1e en 2016, 2e en 2021) est là et nous papotons rapidement. Urska Zolnir Jugovar, autre valeur sûre olympique des lieux (3e à Athènes, porte-drapeau à Pékin, 1e à Londres), m’a informé par WhasApp qu’elle sera dans les environs le lendemain mais nous ne réussirons pas à nous croiser. Discrètes et compétentes, les deux femelles alpha des lieux tracent aujourd’hui leur route. Urska, l’aînée, est désormais directrice des sports au sein de l’Union européenne de judo. Tina, la cadette, est superviseuse de l’arbitrage pour la Fédération internationale.

Au premier plan ce mercredi-là à Ljubljana, la Croate Barbara Matić, championne du monde 2021 et 2022 des -70 kg, à une semaine d’un premier titre européen chez elle à Zagreb, à 29 ans et à sa dixième tentative. ©JudoAKD

De retour de Croatie, nous retrouvons à Ljubljana l’alors championne d’Europe en titre des -63 kg, la locale Andreja Leski. Elle fait partie d’un regroupement constitué à l’approche des Europe qui se tiendront la semaine suivante à… Zagreb. Andreja arrive à vélo, fait la bise aux enfants, annonce que ses parents viennent le jour-même de pouvoir acheter leurs places pour les Jeux, ce qui est un soulagement pour elle car ici aussi la bataille des billets a fait rage. Barbara Matic, la double championne du monde croate des -70 kg, est là elle aussi. Elle montre par la puissance de sa poignée de mains qu’elle est affutée – elle s’imposera pour la première fois la semaine suivante dans l’épreuve continentale, à domicile qui plus est. Vladimir Peradovic, son entraîneur, et Luka Kuralt, celui d’Andreja, veillent au grain. Sur le tapis, Anka Pogacnik, ancienne de Celje, un Ukrainien, Martin Hojak, Katia Kajzer, une championne du monde junior slovène, pas mal de jeunes. Une fin d’après-midi sur la terre, avant d’aller dîner dans la chaleureuse famille (grecque) de la correspondante de ma fille.

Jeudi, 05 h 59. Le rituel silencieux tient du liturgique. Les chaussures sont disposées bien parallèles sur chaque marche des escaliers qui mènent au dojo. La veste de judogi est déposée dans un coin de la salle, avec la ceinture roulée en cercle rangée dessus. Petra a enfilé son attelle en raison d’un poignet douloureux depuis longtemps. Nous partons sur quinze minutes de stretching, trente de travail avec des disques de musculation tenus à bout de bras ou posés sur le dos, notamment. Tout est en symétrie, en rythme et en entraide. Nous terminons par dix minutes d’étirements. Avec le fiston nous faisons quinze minutes de rab en judogi, histoire de revenir sur des choses vues l’avant-veille lors de la séance de l’après-midi. Ces moments privilégiés seront nos madeleines de Proust de demain, qui sait… À douze heures pétantes, nous retrouvons Igor pour un déjeuner au centre équestre voisin. Marié à une médecin, l’ancien -66 kg se réjouit d’avoir trouvé le bon équilibre pour leur fils de deux ans et demi. Petra et lui assurent alternativement ou ensemble une bonne partie des cours de l’aube comme de l’après-midi. Très accaparé par l’administratif, Fabi essaie d’être là le samedi. L’après-midi nous croisons Tina, qui passe par là… La séance du soir est dédiée au ne-waza. L’occasion pour le fiston de mesurer là encore le niveau virtuose de ses partenaires, tant sur les transitions, les rotations, l’agilité ou la coordination. L’état d’esprit est excellent. Petra me fait signer le livre d’or du club, où figurent au fil des ans quelques signatures de renom venues des quatre coins du monde. Au retour nous partons nous promener dans les bois. Le môme s’essaie aux tractions sur une barre jaune vissée entre deux arbres, et je lui dis ce que je sais des nombreuses sessions de préparation physique qui ont eu lieu sous ces feuillages. Il regarde autour de lui et s’efforce d’imaginer. Il sourit, épaté de voir ce qui peut être accompli avec un peu de méthode et de volonté.

Petra Nareks et Igor Trbovc, fiables et attentifs. ©JudoAKD

Vendredi 06 h 30. Le fils sort de l’entraînement, qui est raccourci aujourd’hui – combien d’ados accepteraient de se réveiller si tôt pour trente petites minutes montre en main s’ils n’avaient un jour compris que l’important n’est pas la destination mais le chemin ? Il se douche avant de se caler confortablement avec son oreiller à l’arrière de la voiture. Il prend un petit dej sur le pouce et plonge dans le sommeil du Juste. Igor s’était engagé à passer nous dire au revoir à sept heures. À 07 h 01, son absence inquiète, car ce n’est pas le genre de la maison. Il a de fait un empêchement et s’en excuse platement. Nous partons pour le road trip retour à travers cette fois la Slovénie, l’Autriche, l’Italie, la Suisse et la France. Quinze heures de conduite avec ma fille en DJ. Nous écoutons ‘Mona Lisa’ de Lil Wayne et Kendrick Lamar, ‘Tant qu’il est temps’ d’Ali ou ‘Getting Older’ de Billie Eilish ainsi que des podcasts sur May December ou CCeSoir. Parfois nous écoutons le silence. Le tout en faisant le plein de paysages grandioses aux confins de l’Autriche, de l’Italie et de la Suisse. Ces immenses vallées verdoyantes où tout semble changer d’échelle rappellent furieusement certains plans larges d’Une Vie cachée de Terrence Malick. Ce film de résistance tétue s’achevait sur cette citation de la romancière George Eliot : « Si les choses ne vont pas aussi mal pour vous et pour moi qu’elles eussent pu aller, remercions-en pour une grande part ceux qui vécurent fidèlement une vie cachée et qui reposent dans des tombes que personne ne visite plus. » C’est à ces belles âmes croisées, perdues de vue ou, comme ici, retrouvées, que ce genre de virées s’attache à rendre hommage, à raconter et à saluer.Textes et photos Anthony Diao, printemps 2024.

 

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Six médailles olympiques depuis Athènes 2004 ©JudoAKD
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