Loïc Pietri – Le franc Français

Né le 27 août 1990 à Nice, Loïc Pietri est l’un des plus solides palmarès du judo masculin tricolore. Champion de France, d’Europe et du monde en 2009 pour sa dernière saison junior, il confirme ensuite en seniors en devenant l’un des tauliers internationaux des -81 kg avec six podiums européens et mondiaux consécutifs dont le titre planétaire en 2013 à Rio. Ses deux olympiades suivantes sont plus compliquées, enchaînement de blessures au corps et à l’âme. Cette expérience à fleur de peau et sur la durée de la lumière puis de l’ombre aura eu un avantage : lui donner une compréhension d’ensemble des deux faces de l’iceberg que constitue le sport de haut niveau. Au moment où il s’apprête doucement à écrire un nouveau chapitre de sa vie, il a accepté par fidélité à un respect mutuel né en randori il y a quinze ans déjà, de se livrer au cours de plusieurs rendez-vous. Une (re)mise en mots, tranchée parfois mais toujours droite et sincère, d’un parcours qui aurait pu être autre mais qui est à ce jour celui qu’il connaît le mieux : le sien. – JudoAKD#001.

 

Une version en anglais de cet entretien est en ligne ici.

 

Le patronyme Pietri patiemment gravé dans la roche à coups de burin à l’âge de douze ans par Loïc sur les hauteurs du fief familial de Valdeblore dans l’arrière-pays niçois. ©Anthony Diao/JudoAKD

Plus de dix ans ont passé depuis ton titre mondial de 2013 à Rio. Où en es-tu mentalement, physiquement et personnellement en ce 13 janvier 2024, date à laquelle débute cet entretien ?

C’est dur de séparer ces différents paramètres. Le mental et le physique, c’est un peu lié. À mon âge ça devient un peu dur physiquement, c’est clair. C’est de bonne guerre mais ça influe forcément sur la motivation. Concernant le haut niveau je ne me projette plus du tout à moyen ou long terme. Je veux juste terminer cette saison en prenant du plaisir. Hors des tatamis en revanche tout va très bien. J’ai une petite fille de bientôt trois ans en bonne santé et des projets pour l’avenir.

À ton prime, compris en gros entre le Grand Prix de Turquie que tu remportes en mars 2013 et les mondiaux au Kazakhstan en août 2015 où tu t’inclines en finale, tu as enchaîné dix podiums individuels en douze sorties internationales, dont trois médailles mondiales et trois médailles européennes. Et puis ça a brutalement commencé à devenir plus difficile. À quoi est-ce dû ?

Mon corps ne m’a pas aidé. Je me suis rompu le latéral interne du genou droit fin 2017 et ai dû me faire opérer. La relation avec le staff est également devenue difficile. Après les Jeux de Rio, j’avais décidé de monter en -90 kg. Le défi me motivait mais avec les deux autres problèmes à côté, ce qui devait au départ n’être qu’un simple défi sportif est vite devenu un challenge médical mais aussi relationnel. Ça faisait beaucoup de choses à régler.

Où situes-tu le point de rupture ?

On ne m’a pas donné une saison entière pour m’habituer à ma nouvelle catégorie des -90 kg. Naïvement, je pensais que ma constance sur l’olympiade précédente m’aurait mis à l’abri des décisions arbitraires. Malheureusement cela n’a pas été le cas et c’était une injustice, vraiment. Les dirigeants et le staff de l’époque ont agi (ou n’ont pas agi) d’une manière qui a souvent heurté mes valeurs. C’était un mélange de règlements de comptes et une bonne dose d’incompétence aussi.

C’est-à-dire ?

Il faut appeler un chat un chat. J’ai été mis au placard. On m’a mis de côté pour avoir donné mon avis sur certains sujets, notamment lors d’une grève d’athlètes à laquelle j’avais participé en 2014 pour des histoires de primes. Nous sommes aussi revenus à un système d’entraînement bien parisien avec de gros volumes de randoris. Ça ne me convenait pas du tout et je l’ai fait savoir. À partir de là, tout est devenu très compliqué.

Que retiens-tu de ce virage relationnel ? Y’aurait-il des choses que tu aurais dû gérer différemment, avec plus de diplomatie par exemple ?

J’ai fait preuve de diplomatie… Mais aucune discussion n’était possible. On m’a fait du chantage à la sélection pour que je fasse une grande quantité de randoris et le pire c’est que j’ai fini par céder… et que je me suis blessé gravement au genou. Je m’en suis voulu d’avoir arrondi les angles mais, tu sais, à présent c’est du passé. Ça fait partie de ma carrière, comme tout le reste. J’ai beaucoup appris au cours de cette période et ça m’a fait grandir en tant que personne.

Tu es resté en -90 kg de 2017 à 2021. Qu’aurait-il fallu pour que la mayonnaise prenne dans cette catégorie ?

Pour commencer il aurait fallu pouvoir faire des compétitions [Rires]. Un membre du staff m’a fait une crise de nerfs parce que je perds au golden score sur Mikhail Igolnikov lors de ma première compète en -90 kg. Le Russe sortait des juniors où il venait de faire champion d’Europe, il a gagné les Europe séniors dès l’année suivante… Franchement, perdre au golden score contre un mec en pleine bourre dans une catégorie que je découvre et où je suis supposé prendre mes marques, il n’y avait rien d’inquiétant en soi. Je reste convaincu que j’aurais pu performer en -90 kg. Il aurait fallu pour cela que j’aie le droit d’évoluer deux saisons complètes sur le circuit FIJ. Et avec un véritable entraîneur.

C’est quoi pour toi, un véritable entraîneur ?

C’est quelqu’un qui est là aussi quand tu rencontres des difficultés.

Je vois… Sinon, depuis avril 2021 et ton retour en -81 kg tu as enchaîné de grandes et de légitimes espérances avec de rudes coups d’arrêt physiques. Comment as-tu composé avec ce yo-yo permanent ?

À chaque sortie il m’était plus ou moins explicitement demandé de refaire mes preuves, mais sur le niveau du dessous. Ce que j’ai fait à chaque fois. Et cela m’a été demandé plusieurs fois… jusqu’à ce que je me fatigue et que je me blesse. La vérité c’est que la planche était savonnée car il n’y avait pas de projet pour moi, sinon on m’aurait donné une saison complète sur le circuit FIJ. La vérité c’est que je n’étais pas dans leurs plans, point à la ligne.

Tu n’es pas le seul à faire part de ces injonctions contradictoires, cela dit…

Absolument, et c’est malheureux. Si des entraîneurs-sélectionneurs ne veulent pas de vous, ça devient compliqué de percer le plafond de verre. Un niveau, ça ne s’acquiert pas en un claquement de doigts. Un niveau, c’est une montée en puissance. Une conquête. Il faut être sur le circuit un certain temps pour pouvoir performer. Si tu n’as pas derrière toi un staff avec un projet pour toi, ça devient vite mission impossible.

Rio de Janeiro, 29 août 2013. Le jour le plus haut. ©DR/Archives famille Pietri/JudoAKD

Cela te laisse des regrets ?

Non. Qu’est-ce que je pouvais y faire ? Regretter quoi ? On gère comme un peut le manque de qualité humaine et l’incompétence des gens avec qui on est forcé de travailler. Mes mots sont durs mais les gens qui aiment le judo et ses valeurs seraient écœurés s’ils savaient comment les choses se sont passées en coulisses. Les problèmes, je les ai gérés comme j’ai pu lorsqu’ils étaient là. Aujourd’hui c’est du passé et je vais de l’avant. Ça a toujours été ma ligne de conduite et je ne vais pas changer cette bonne habitude. J’aime relever des défis et j’ai toujours des objectifs. Et j’ai une certitude depuis toujours : il y a une vie après le haut niveau.

Si tu mets tout ça au regard de tes attentes au sortir de tes années juniors et de tes premières saisons séniors, quel sentiment domine aujourd’hui ?

Il y a deux choses qui comptent pour moi : les émotions vécues et le fait de pouvoir me regarder dans un miroir. Tu veux que je regrette quoi ? D’avoir donné mon opinion et de pas m’être laissé faire par des décisions qui marchaient sur la tête ? Par rapport au nombre de médailles que j’ai apportées à l’équipe de France, j’estime ne pas avoir eu un traitement équitable, point barre. Quand j’étais jeune, j’étais « trop jeune ». Quand j’étais vieux, j’étais « trop vieux ». Mais on ne peut pas regretter de ne pas s’être laissé faire tout en ayant continué à être performant. Amuse-toi d’ailleurs à faire les statistiques des combats gagnés et perdus en championnats de tous les athlètes de l’équipe de France depuis quinze ans. Puis compare le nombre de sélections obtenues par les judokas et leurs statistiques de performances en championnats… Tu verras que la honte est dans le camp des sélectionneurs et des dirigeants de l’époque. Moi j’ai fait au mieux avec ce que j’avais.

Quel aura été ton pire adversaire en carrière ? Celui qui t’aura fait hausser ton niveau ?

Le pire, je le dis sans baisser les yeux, ça aura été mes relations avec la Fédé. C’est difficile d’évoluer dans un système qui ne fonctionne plus et de, toi, vouloir fonctionner différemment. En dehors de ça, du côté de mes adversaires, celui avec qui j’ai construit une vraie dualité dans ma carrière, ça restera le Géorgien Avtandili Tchrikishvili.

Vous vous êtes affrontés dix fois pour cinq victoires chacun, dont trois finales mémorables : en 2013 aux mondiaux de Rio et en 2014 au Grand Chelem de Paris puis aux Europe de Montpellier. Sur ce segment de ta carrière, tes médailles européennes et mondiales sont un peu les siennes, et vice-versa. Et vous avez poussé le parallèle jusqu’à monter tous les deux en -90 kg après les Jeux de Rio, pour un résultat mitigé…

Certains judokas sont seuls quand ils arrivent à leur prime. Nous, nous avons atteint notre pic en même temps. C’était un beau duel et je pense que le public préfère ça aux dominations sans partage.

Pietri-Tchrikishvili, le clasico des -81 kg au début des années 2010 – ici en finale du Grand Chelem de Paris 2014, remporté par le Géorgien six mois après leur finale mondiale à Rio gagnée par le Français. ©Anna Zelonija/JudoAKD

Nous reprenons cet entretien mi-février, à ton retour du stage international post-Grand Chelem de Paris 2024. Où en es-tu de tes objectifs ?

Je m’entraîne en essayant de prendre du plaisir… Si je me sens très bien je ferais des sorties, sinon je laisserais tomber. Les sensations sont moyennes depuis que je suis revenu de mon opération à l’épaule. En fait, je crois que je suis en train de lâcher petit à petit depuis que la sélection pour les JO est tombée. Tu sais, le haut niveau nous apprend beaucoup de choses sauf une : savoir abandonner. Alors je fais ça par étapes.

Tu commences à avoir des idées pour la suite aussi…

J’ai envie de profiter de ma vie de famille avec ma compagne Sarah [Menezes, championne olympique 2012 et triple médaillée mondiale 2010, 2011 et 2013 en -48 kg pour le Brésil] et notre fille Nina. Mon retour dans le Sud est donc plus que probable. Actuellement, je retape une maison à Nice pour pouvoir accueillir ma famille à la fin de l’olympiade. Et professionnellement, je suis en discussion bien avancée avec le JC Monaco…

Sarah, elle se projette aussi au-delà des Jeux ?

Sarah, elle a les JO de Paris à préparer comme entraîneur de l’équipe féminine du Brésil, ensuite elle verra…

Entraîner, c’est quelque chose à quoi tu penses, toi aussi ?

J’aime toujours autant le judo donc oui.

Perso je t’ai toujours connu dans l’analyse, même quand tu sortais des juniors…

C’est souvent ce qui a fait la différence pour moi, cette volonté de chercher des solutions en permanence. Ça et la combativité, c’est le plus important à mes yeux pour faire du haut niveau. C’est ce qui me plaît aussi dans le métier d’entraîneur : aider à trouver des solutions, mais cette fois pour les autres.

Tu te vois entraîneur à quel niveau ? Dans le haut niveau uniquement ?

Tout peut me plaire. Le problème c’est que chez les très jeunes en France la tendance est de privilégier l’approche loisirs. Pour ma part j’aime bien qu’il y ait une notion de dépassement de soi. Ça ne veut pas forcément dire que je veux entraîner une « élite ». Ça ne me dérange pas d’entraîner quelqu’un pour l’emmener du niveau département au niveau région, par exemple. J’aime juste avoir en face de moi quelqu’un qui se donne les moyens. Le coté éducateur du métier pourrait également me plaire. En revanche faire seulement de l’animation ce n’est pas ce qui m’attire… Mais s’il faut en passer par là pour apprendre et peut-être aussi pour voir autre chose après toutes ces années dans le haut niveau, pourquoi pas. Ça pourrait être formateur.

Certains professeurs sont réticents à envoyer leurs jeunes élèves en compétition et disent privilégier une approche martiale de la discipline, par opposition à l’approche sportive. Tu te verrais, toi, enseigner sans envoyer tes gamins en compétition ?

Une approche martiale sans combats ? Perso, je trouve la compétition formatrice. J’entends les arguments mais je trouve que c’est dommage de se passer d’un outil comme celui-là pour faire son travail d’éducateur. Quel que soit le domaine, nous sommes amenés dans notre vie d’adulte à échouer. Apprendre à un jeune à garder confiance en lui et à bien se comporter face à un échec c’est, je trouve, une très bonne école de vie. Il faut juste veiller à ne pas lui forcer la main. Tous les judokas qui font de la compétition atteindront leur limite à un moment donné. Ça n’a rien de dramatique en soi. Il faudra juste savoir être réaliste et rebondir en ayant un nouveau projet. Ça sera peut-être d’ailleurs grâce aux qualités de compétiteur, développées via le judo, que se forgera la réussite dans ce nouveau projet. Qui sait ?

Mais pour atteindre cette forme de lucidité, ne faut-il pas avoir expérimenté la compétition ? Sinon ça revient à abandonner sans même avoir essayé, non ?

C’est ça. Beaucoup de gens n’exploitent pas leur plein potentiel. Il y a beaucoup de croyances limitantes et de barrières psychologiques. Parfois les gens se les mettent eux-mêmes ou parfois d’autres les leur ont mises dans la tête. La compétition apporte beaucoup sur ce plan. Trouver le bon dosage entre remise en question et confiance en soi, ça s’apprend dans l’adversité. C’est comme cela que je vois les choses en tout cas.

Il y a un autre point que je voulais aborder avec toi. Toute ta carrière, tu auras été un Niçois exilé à Paris. Au plan personnel, ta compagne et ta fille vivent pour l’heure une très grande partie de l’année au Brésil. C’est un peu comme si, pour trouver ton équilibre, tu avais besoin d’avoir toujours un pied en dehors… Est-ce que c’est quelque chose que tu as toi-même analysé ?

C’est vrai ce que tu dis… Je ne l’avais pas analysé jusqu’ici mais on peut le faire [Rires]. Je pense que c’est surtout lié à mon rapport à la

Avec sa soeur Chloé, il y a longtemps. ©Archives famille Pietri/JudoAKD

pratique du judo à l’INSEP et à la culture de l’entraînement dans le haut niveau français.

C’est-à-dire ?

C’est-à-dire qu’au départ l’INSEP c’était un rêve d’enfant, vraiment. Et puis cet endroit s’est pour moi rapidement transformé en prison. Ça ne collait pas du tout au judoka que j’étais… Quand je suis arrivé, je ne pouvais pas rentrer tous les week-ends pour voir la famille et les amis à Nice. J’ai dû laisser une partie de mon ancienne vie derrière moi. Ça a été un tournant radical. Lorsque le pli est pris et que tu es déjà parti de chez toi une première fois, bouger n’est plus vraiment un problème, en fait… Ça explique peut-être ma vie actuelle. Mes goûts personnels ont dû également jouer, d’ailleurs.

Par exemple ?

J’aime bien les récits d’aventure ou les livres d’histoire. Je viens de terminer Dans les collines de Mandchourie de Nicolas Baïkov et je commence un récit de voyages d’un missionnaire capucin français qui débarque sur les côtes du Maranhão en 1614. Me prends pas pour un fou, c’est juste mes goûts [Rires] J’aime aussi la nature. Pêcher, chasser ou même juste être loin de tout. Ça a d’ailleurs certainement participé à me faire fuir cette grande mégalopole qu’est Paris. J’ai envie d’être plus souvent à Nice.

Tu as utilisé le terme de « prison ». Ça a commencé quand, cette sensation d’emprisonnement à l’INSEP ?

Dès le début, il y a des trucs qui me gênaient. On discutait très peu des solutions techniques avec les entraîneurs comme j’avais l’habitude de le faire jusqu’alors avec mon père. Être noyé dans un groupe avec des entraîneurs avec lesquels on ne pouvait pas toujours échanger, c’était compliqué pour moi. Puis on nous demandait des quantités énormes de randoris et, avec mon judo très offensif, je me blessais en permanence. Ajoute à ça un comité de sélection corrompu – il a quand même pendant longtemps été présidé par… un président de club [Rires]. Il y a moins de conflits d’intérêts comme ça depuis l’arrivée de Stéphane Nomis et heureusement.

Quel fonctionnement aurait mieux collé à tes attentes, avec le recul des années ?

Déjà, j’aurais préféré qu’il y ait des règles de sélections justes, connues de tous et à l’avance. Mon parcours me pousse d’ailleurs à penser que la Fédération ne devrait même pas s’occuper du contenu de l’entraînement. Elle devrait juste se porter garante de son cadre.

Comment ça ?

Pour moi, en ce qui concerne le haut niveau, la Fédération devrait se limiter à deux missions. La première mission serait de proposer des outils d’entraînement tels que les stages et les entraînements de masse. La seconde mission serait d’établir une concurrence juste avec des règles de sélections établies longtemps à l’avance. Je suis convaincu que tout fonctionnerait beaucoup mieux comme ça.

Dans le même ordre d’idées, l’encadrement français gagnerait-il à s’inspirer de ce que font certains champions japonais en amont de leur transition d’athlètes à entraîneurs, à savoir aller se former plusieurs mois loin de leurs bases, notamment en Grande-Bretagne, pour s’ouvrir à d’autres langues, d’autres cultures et surtout d’autres manières de penser l’entraînement ?

Former les entraîneurs et proposer un parcours d’apprentissage, ça peut être très intéressant en soi mais, pour moi, ce n’est pas un critère suffisant. Pour moi, si tu aspires à intégrer un staff national, tu dois déjà faire partie des personnes qui ont les meilleurs résultats en tant qu’entraîneur. Ça me semble logique qu’il faille faire ses preuves dans un club, un pôle voire dans une autre fédé. L’exigence qui est demandée aux athlètes doit aussi être demandée aux entraîneurs. Si on veut des gens performants il faut juger et récompenser la performance, et ceci à tous les niveaux. Sans quoi on cultive la médiocrité et le réseautage… La force des Japonais c’est surtout de réussir à garder leurs judokas les plus performants dans le giron pour en faire des entraîneurs. Pareil pour les Russes, dont j’ai entendu dire qu’ils ont envoyé tous les médaillés olympiques de Londres entraîner dans des centres régionaux. Seulement, pour obtenir ce niveau d’engagement, il faut payer les gens correctement. Surtout dans les pôles…

Ce n’est pas ce que tu constates, dans les faits ?

Non. Beaucoup des promotions au poste d’entraîneur national ne sont basées sur… rien. L’entraîneur n’est pas loin de l’INSEP, il vient souvent taper à la porte, un dirigeant l’apprécie et voilà, c’est parti, on le recrute. Ensuite il devient fonctionnaire et il passe trente ans à l’INSEP parce qu’il ne coûte plus rien à la Fédération. Pour moi les entraîneurs-fonctionnaires c’est l’un des plus grands maux du judo français. Le statut de fonctionnaire n’est juste pas adapté au haut niveau.

Durer est si difficile que cela à ce poste ?

Ce n’est pas tant durer qui importe que d’être performant. Parmi tous les professionnels que j’ai pu croiser (kinés, docteurs, préparateurs physiques, etc.), aucun de ceux qui se donnaient réellement à fond ne restait très longtemps. C’est trop difficile, trop prenant. Une olympiade c’est une mission. Si tu fais bien ton travail, deux olympiades c’est vraiment épuisant… Pour moi ça devrait même être le maximum. Ce n’est pas un poste auquel on devrait s’accrocher.

Tu dis ça du haut de tes trente-trois ans… Est-ce que tu tiendras le même discours dans quelques années ?

Pas si ça change et qu’on redevient une grosse nation chez les masculins. C’est tout le mal que je nous souhaite, hein ! Tu sais, je pourrais m’en foutre complètement et laisser tout ça derrière moi… Mais je trouve ça tellement cruel d’entraîner autant de jeunes dans un système qui produit autant de frustration et aussi peu de performance. Les judokas jouent leur avenir et prennent des risques pour, au final, confier leur rêve à une filière de haut niveau qui n’est plus à la hauteur.

Champion de France junior des -81 kg en avril 2009 à l’INJ. Aux âmes bien nées… ©DR/Archives famille Pietri/JudoAKD

Qu’as-tu pu picorer en termes de pédagogie et de rapport à la performance au cours de tes nombreux entraînements à l’étranger, notamment au Brésil ?

Le Brésil est un pays où j’ai passé pas mal de temps, c’est vrai. Il y a une belle école de judo assez classique. Ils forment généralement de bons judokas, très techniques. Je trouve qu’en judo, tout comme au foot, les Brésiliens aiment souvent le beau geste. La réalité sociale est en revanche très différente. Le sport de haut niveau et la compétition ne sont pas forcément accessibles à tout le monde. Certains jeunes se qualifient pour les compétitions nationales mais ne trouvent pas l’argent pour se payer un billet d’avion et honorer leur sélection. Pour certaines personnes, s’acheter un kimono c’est déjà un combat.

Et ailleurs dans le monde ?

Si on parle du judo international il faudra un peu faire des raccourcis pour répondre rapidement à ta question car j’ai matière à écrire un livre [Rires]. Il y a des pays qui ont une signature technique très marquée. Je pense notamment à la Géorgie avec les koshi waza (techniques de hanche) et les corps-à-corps, les Coréens avec les te waza (techniques de bras), les Japonais avec les ashi waza (techniques de jambes). Pareil pour les kumikatas : les gardes classiques avec revers-manche c’est souvent les Japonais, les Coréens et les Occidentaux. Les gardes croisées ou loin dans le dos avec des saisies triceps viennent souvent des pays de l’Est ou d’Asie centrale. Mais le judo s’internationalise de plus en plus et je trouve que les différences sont moins marquées qu’avant. Au niveau de la méthode d’entraînement, le judo des pays de l’Est c’est souvent des séances courtes avec peu de combats mais une intensité assez élevée. À l’opposé, tu as le modèle japonais, où l’on pratique des séances longues à un rythme modéré mais soutenu. Toutes ces différences montrent juste à mes yeux qu’on peut former des champions du monde et des champions olympiques avec des méthodes et des styles très différents. Je trouve ça regrettable que l’on copie uniquement – et souvent mal – le modèle japonais.

Pourquoi ?

Parce que déjà copier c’est tuer la créativité, et c’est aussi s’interdire de dépasser celui que l’on copie. Il y a plein de choses à améliorer mais pour ça il faut chercher des solutions en étant factuel, pas en cherchant une recette magique. Bien sûr nous devons nous inspirer des autres. Nous avons plein de chose à apprendre des Japonais mais ils ne sont pas les seuls dont nous pouvons nous inspirer.

Tu as d’autres pistes en tête ?

Déjà, nous avons une culture latine. Je ne suis donc pas certain que le modèle japonais soit duplicable à 100 % en France. Donc, bien qu’admiratif de leur système de formation, je pense que si un professeur français a le même niveau d’exigence ici, il va rapidement avoir des plaintes des parents et perdre 90 % de ses licenciés. Or, pour des raisons simplement économiques, un club avec trente licenciés ce n’est pas viable… Il nous faut donc trouver des solutions qui correspondent mieux à la mentalité française.

Et sur le plan physique ?

Sur ce plan aussi les Japonais ont une morphologie et des qualités physiques souvent très différentes de celles que peuvent avoir les Français. Et que dire d’un point de vue stratégique ? Affronter les Japonais sur leur terrain, avec leur méthode d’entrainement et leur style de judo, ça va être compliqué de les surprendre. Pour toutes ces raisons, faire un copier-coller du judo japonais me semble être une mauvaise idée. Quand tu vois aujourd’hui que les Espagnols, les Italiens, les Belges, les Canadiens et plein d’autres anciennes « petites nations » du judo sont en train de nous doubler chez les masculins… Peut-être devrions-nous commencer par nous inspirer de ce qui se fait à côté de chez nous, et en tirer des conclusions plus conformes à notre réalité.

Un jour en Azerbaïdjan, j’ai longuement discuté avec Richard Trautmann, qui était alors le responsable de l’équipe masculine d’Allemagne. Il me parlait de l’évolution du modèle éducatif allemand, celui où les gamins ont école le matin et l’après-midi ont du temps libre. Il me disait que les Allemands étaient revenus là-dessus et que maintenant, les écoliers font des journées entières, comme ici en France. La contrepartie selon lui, c’est que les enfants allemands ont beaucoup perdu en motricité. Ils n’ont plus cet espace pour aller jouer dehors et, du coup, sont également beaucoup moins agiles qu’avant, et que ça se ressent sur le tapis en termes d’habiletés et de coordination. Il me disait que c’est dans les pays du Caucase qu’il a retrouvé cette spontanéité que l’Occident est en train de perdre. En Géorgie, en Azerbaïdjan, les gamins qui arrivent au judo ont déjà des années de pratique des acrobaties en plein air. Cette pratique dit des choses au niveau de leur future manière d’être. Ça nous dit des choses aussi de nos sociétés occidentales, où tout le monde est plus « assis ». Selon lui, tout cela n’est pas sans conséquence sur la mobilité, la motricité et la gestuelle judo. Et donc sur la motivation. Et donc sur l’émulation. Et donc sur les résultats.

Il y a certainement de ça, puisque forcément les écrans et le fait d’être très sédentaire ce n’est pas très bon pour le développement moteur. Il y a plein d’enfants qui vivent en ville et que leurs parents ne laissent pas traîner dehors « parce que c’est dangereux ». Du coup, leur seul espace ça va être une demi-heure deux fois par semaine au parc. Compare ça avec un enfant qui joue dehors six heures par jour, forcément tout cela a un impact sur le développement moteur. Après il ne faut pas non plus être crédule, il y a recours au dopage dans certains pays… Je doute qu’avoir des enfants qui grandissent dans la nature soit la seule véritable explication aux performances physiques hors normes de certains athlètes. Un jour un judoka étranger m’a dit qu’en France nous vivions au pays des Bisounours sur ce sujet, et que les judokas qui se font attraper ne sont que la partie visible de l’iceberg…

Que penses-tu des staffs internationaux ? Je pense à des nations comme le Canada, l’Autriche, les Pays-Bas, l’Azerbaïdjan, Israël ou la Russie il y a quelques années, où cohabitent des collectifs d’entraîneurs venus de plusieurs horizons. Tu penses que ce serait une alternative à creuser pour le judo français ?

Pourquoi pas si l’on va chercher des compétences qui n’existent pas chez nous, mais ça serait bien pour commencer de faire appel à ceux qui sont déjà sur place. Je me répète mais pour moi l’enjeu premier c’est de prendre des gens qui ont fait leurs preuves en tant qu’entraîneurs. Qu’ils viennent d’ici ou d’ailleurs, peu importe. On ne juge pas d’une nationalité mais des qualités d’un individu. Je ne crois pas à la venue d’un homme providentiel. À mes yeux le problème est structurel, ce n’est pas un problème de personne. Tout est trop centralisé et géré par la Fédération en ce qui concerne l’entraînement. Actuellement la Fédération confie les cinquante meilleurs français de leur génération à un seul entraîneur. Cela crée de fait une forme de monopole. Or chaque jour démontre que nous ne sommes pas tous taillés dans le même moule.

C’est ta propre expérience qui t’a amené à penser ça ?

Je vois comment ça se passe depuis mes débuts. À chaque fois qu’un nouvel entraîneur national arrive, tout le monde espère que ça va être mieux puis, au bout de deux ans, tout le monde est déçu. Mais c’est normal, le staff national entraîne beaucoup trop de monde et une seule méthode d’entraînement ne peut pas convenir à la majorité des judokas. Ajoute à ça un entraîneur qui est également sélectionneur, et l’absence totale de critères de sélection que j’évoquais précédemment… Je n’ai presque jamais vu une bonne ambiance durer dans le temps. Or je suis de ceux qui pensent que pour faire performer un groupe, l’ambiance est primordiale.

Le modèle que tu proposes rejoint celui à l’œuvre dans plein de pays, avec des entités géographiques bien distinctes et des fonctionnements très autonomes.

Il y a peu de pays aussi centralisés que la France… Et ça tu ne le réalises que lorsque tu mets un pied à l’étranger. Même chez les Japonais il y a une concurrence entre universités. Sans avoir un système universitaire comme le leur, la majorité des pays font uniquement des stages et des regroupements nationaux. Le reste du temps les judokas sont dans leur club ou dans leur région.

C’est quoi la formule idéale, selon toi ?

Je le redis : le plus important à mes yeux c’est de remplacer le Comité de sélection par des règles de sélections connues de tous et énoncées longtemps à l’avance pour qu’enfin les judokas s’affrontent dans un cadre juste, sain et équitable. La seconde chose c’est qu’il ne doit pas y avoir qu’une seule manière de s’entraîner. Je ne suis donc logiquement pas non plus pour imposer la mienne [Sourire]. Ma conviction c’est qu’il faut faire s’affronter des écoles de judo. Peu importe qu’il s’agisse de clubs, de pôles, ou d’universités. Il faut créer une concurrence entre les méthodes d’entraînement et les entraîneurs. Et ça, ça n’existe pas aujourd’hui parce que ce système dort !

« J’aime juste bien discuter des choix et des directions d’entraînement qui sont prises. J’estime que ça me concerne. » ©DR/Archives famille Pietri/JudoAKD

Les championnats de France, c’est un bon juge de paix ?

Pas vraiment. Je trouve plus judicieux de juger sur une saison complète et donc de sélectionner en amont pour une saison complète. Les championnats de France c’est une compétition où la plupart des participants se connaissent par cœur puisqu’ils font randori tous les jours ensemble. C’est souvent une compétition très tactique. Je ne la trouve donc pas forcément révélatrice du niveau réel des judokas. Le judo français diffère en cela de celui que l’on retrouve à l’international.

Sur quels critères sélectionnerais-tu les combattants pour une saison complète, comme tu l’évoques ?

Il pourrait y avoir plusieurs bonnes manières de faire. Mais mon point de vue ça serait de faire en sorte que les judokas évoluent sur des compétitions à leur niveau. Le but serait de leur faire prendre confiance en eux et donc de ne pas prendre l’habitude de perdre. Pour ça je diviserais les combattants en deux groupes : ceux qui ont le niveau d’évoluer sur le circuit FIJ et ceux qui doivent pour le moment évoluer sur le championnat de France, les European Cup et les European Open. Le tout avec des statistiques et un ratio victoires-défaites qui, dans un souci de transparence, seraient consultables par tous. Des règles de sélections détermineraient qui doit monter sur le circuit FIJ et qui, au contraire, doit redescendre sur le niveau du dessous. Le titulaire d’une catégorie aurait autant de sorties que le second voire que le troisième. À moins qu’il ne soit médaillé en championnats d’Europe ou en championnats du monde lors de la saison passée, ça serait le judoka avec le meilleur ratio victoires-défaites qui serait titulaire aux Europes, aux Mondes et aux JO suivants. C’est très éloigné de ce qui se fait actuellement avec le Comité de sélection, dont sortent des décisions pas toujours comprises de tous – et parfois à raison.

Cette clarté arithmétique dans les critères, c’est un peu ce que font les Canadiens…

J’avais cru comprendre qu’il y avait des règles de sélections établies à l’avance et progressives au Canada. Mais le Canada est géré par d’anciens judokas qui ont évolué sur le circuit FIJ pendant longtemps. Ils connaissent les exigences du haut niveau.

Ce n’est pas la même échelle non plus… Ce que tu souhaites au fond c’est redonner un peu de visibilité d’une saison à l’autre pour les sélectionnés, c’est ça ?

Le but c’est de permettre aux gens d’atteindre leur plein potentiel. Pour ça, tu dois avoir des projets individuels. Si tu ne peux pas évoluer un certain temps sur le circuit, c’est très compliqué de progresser. La marche est souvent trop haute. Beaucoup d’anciennes « petites nations » prennent le temps se sortir des judokas sur la durée et leurs judokas finissent par surpasser les judokas français. Entre le niveau français et le Top 20 mondial, il faut souvent plusieurs saisons pour s’adapter et devenir performant.

Sans se blesser, qui plus est…

Oui. Tout ça soulève la question de la gestion de la charge d’entraînement. Il y a des principes de base en méthodologie de l’entraînement à respecter car les athlètes ne sont pas des robots. Quand t’as des projets pour quelqu’un avant qu’il se blesse, tu dois aussi pouvoir en avoir pour lui à son retour de blessure, sinon il est délicat de renouer une relation de confiance avec lui.

Ce sont des équations complexes…

C’est beaucoup de frustration, oui. Je l’ai vécu. Je l’ai même vécu des deux côtés puisque j’ai déjà été du bon côté du truc, puis du mauvais. Je vois exactement comment ça se vit dans les deux cas, en fait. Pour moi, si t’emmènes pas plein d’individualités à leur meilleur niveau, t’arriveras pas à avoir un collectif qui s’élève. Le problème, c’est que quand t’es à la fois entraîneur et sélectionneur et que tout est centralisé, prendre du recul, c’est difficile.

Ça sent le vécu !

Quand un entraîneur-sélectionneur n’a pas de projet pour toi, tu ne peux pas espérer évoluer sur le circuit FIJ. Quand t’es dans ce cas de figure, on te fait croire qu’on te donne une chance mais en fait on ne te la donne pas. Il y a des gens qui peuvent perdre trois fois de suite au premier tour, on continue à les sortir. Moi je bats le Turc Albayrak, champion d’Europe et médaillé mondial, je perds sur l’Israélien Muki, champion du monde et champion d’Europe, derrière je me blesse et quand je reviens, j’ai l’impression que je n’existe pas. Tu as tout le temps l’impression de t’entraîner pour rien. Parfois t’es prêt et tu peux pas sortir. Parfois t’es pas prêt et on te demande de sortir. Comme je te le disais l’autre fois : le plus gros adversaire que j’ai eu dans ma carrière, ce n’est ni le Géorgien Tchrikishvili avec qui je me suis tiré la bourre en -81 kg, ni mon poids. Mon plus gros adversaire tout au long de ma carrière ça aura été mes relations avec ma propre fédération. Ça a été mon plus gros facteur limitant, et de loin !

Tu n’as jamais été un béni oui-oui non plus, ça ne doit pas aider…

On me l’a fait payer… Mais tu sais, de manière globale à chaque fois que j’avais affaire à quelqu’un qui voulait bien échanger, ça s’est bien passé. J’aime juste bien discuter des choix et des directions d’entraînement qui sont prises. J’estime que ça me concerne. Il y a plusieurs entraîneurs nationaux et de club avec qui ça s’est bien passé. Je pense à Stéphane Auduc, Jérôme Henric, Stéphane Frémont… En revanche quand on a exigé de me faire faire des charges d’entraînement démentielles, j’ai n’ai eu d’autre choix que de dire non. Je me blessais tout le temps et c’était impossible de progresser dans ces conditions. Et je suis convaincu que si je n’étais pas allé à l’encontre de certaines choses qu’on me demandait, je n’aurais pas eu autant de résultats. Donc c’est sans regrets.

Ne tendrais-tu pas vers un modèle de type tennis professionnel, où c’est l’athlète qui paie son entraîneur ? Ou, pire, comme dans les sports collectifs, ces matches où l’équipe se saborde volontairement pour obtenir la tête du coach ?

Déjà il n’y a pas assez d’argent dans le judo pour envisager cela. Et les athlètes n’ont pas le pouvoir de faire partir un entraîneur. Je pense que le problème est structurel. Si je suis attaché au fait que la Fédé reste garante d’un cadre, je reste également convaincu que le contenu de l’entraînement relève des entraîneurs les plus proches des athlètes et des réalités du tapis. C’est-à-dire, pour une grande majorité, les entraîneurs de club. Les entraîneurs nationaux, eux, ne sont pas assez nombreux pour gérer chaque cas individuellement avec toute la disponibilité que cela implique. Mais les choses changent, petit à petit…

J’ai bien compris que ça a été compliqué sur le plan relationnel avec le précédent staff. L’arrivée fin 2022 de Baptiste Leroy à la tête de l’équipe de France masculine, c’était plutôt une bonne nouvelle pour toi, non ? C’est quelqu’un qui a roulé sa bosse en club comme à l’étranger puisqu’il s’est notamment occupé des équipes marocaine et mauricienne. Et qui est béton sur les stats.

Oui mais il reste encore du chemin… Je regarde ça de loin. Je te l’ai déjà dit je n’attends pas un homme providentiel mais seulement une direction technique nationale qui mette des règles de fonctionnement cohérentes et justes. Bien qu’il ait longtemps fait partie des entraîneurs de club plutôt contestataires à l’égard de la Fédération, Baptiste à lui aussi rapidement fait des choix arbitraires quand il s’est retrouvé dans une position de sélectionneur. Mais peut-être qu’il est très bon et qu’il a remarqué des choses que personne n’a vues. On verra aux Jeux olympiques.

Marcel Pietri sur les hauteurs du fief familial de Valdeblore. ©Anthony Diao/JudoAKD

Tu as une particularité, c’est que ton père Marcel a lui aussi connu le haut niveau [vice-champion d’Europe 1986 et vainqueur du Tournoi de Paris 1988 en -78 kg]. En quoi cette filiation t’a-t-elle permis de déminer les obstacles ?

Mon père a réussi à me transmettre une passion tout en me laissant travailler de manière assez autonome depuis très jeune. C’est vraiment lui qui m’a appris à m’entraîner. Si je dois résumer son approche et sa méthode, il y a plusieurs choses. Déjà, il aime bien dire qu’il essaie d’apprendre à apprendre. Et il n’est pas du style à surveiller si un élève s’entraîne. Chez les jeunes, il apprend à ses élèves à avoir plusieurs directions d’attaque : avant-arrière et droite-gauche. On faisait souvent des petites séances techniques avec des projections sur des gros tapis mous. Je crois que mon père n’aime pas trop donner des consignes de placement. Il fait faire beaucoup de compétitions à ses jeunes judokas et les incite à essayer de nouvelles projections et à les répéter en faisant des nage komi (exercices de projections). Pour lui la compétition reste le juge de paix. Si une technique fonctionne en compétition c’est que la technique est bien faite. Il essaie de cette manière d’aider les athlètes à construire un système d’attaque efficace pour gagner par ippon.

L’approche est plutôt structurante…

Oui. Très jeune j’ai vite aimé le défi que représentait la compétition et j’étais demandeur. J’avais la possibilité de faire plein de compètes chaque année. Quand on perdait on ne se faisait jamais engueuler et on se mettait surtout à chercher des solutions pour gagner la fois suivante. Ça a été un apprentissage avec un discours toujours positif et bienveillant et ça, ça aura été ma chance. Si j’ai un des plus gros palmarès du judo français aujourd’hui c’est en grande partie grâce à ces bases. Mais tu sais, le plus important c’est que j’ai fait tout cela dans le plaisir et que je me suis amusé, malgré les difficultés.

Est-ce de là que te vient cette capacité, maintes fois observée, à toujours regarder de l’avant ? Il y a des moments, quand on discute, je sens que t’as pas envie de t’appesantir sur le négatif. Ça te vient d’où ?

J’avoue qu’en me faisant une interview-bilan de fin de carrière tu me fais souffrir [Rires]. Je sais pas… J’ai l’impression que ça ne m’apporte rien et oui, certainement, ça doit venir de là. Chercher des solutions pour gagner ça incite à se projeter. C’est ce que j’ai l’habitude de faire depuis toujours.

« L’intégrité est une gloire sans gloire, une gloire intérieure. » Ta posture me rappelle cette phrase tirée du film Onoda, 10 000 nuits dans la jungle d’Arthur Harari, inspiré de l’histoire vraie de ce soldat japonais qui est resté défendre sa patrie sur une île du Pacifique pendant près de trois décennies après la fin de la Seconde guerre mondiale.

Tu me vois comme un soldat qui mène une guerre perdue ? [Rires] Moi, à la différence d’un soldat japonais, ce qui me motive ce n’est pas de respecter un ordre. J’ai le sens de la justice davantage que celui du devoir. J’aime le travail bien fait et je n’hésite pas à dire quand j’estime qu’un ordre m’en empêche. Ma liberté d’agir a beaucoup de valeur à mes yeux.

Ta carrière me fait aussi penser à celle du tennisman Mats Wilander. Dans les années quatre-vingt, il a gagné sept titres du Grand Chelem et n’est pas sorti du top 5 mondial quasiment sans discontinuer de 1982 à 1988. En 1988, il remporte trois des quatre titres du Grand Chelem et devient n°1 mondial. Un an plus tard, il est n°64 et ne mettra plus un pied devant l’autre, hormis par intermittences, jusqu’à sa retraite. Avec le recul, il dira qu’il a exploré ainsi les deux versants de la montagne d’une carrière pro… Tout ça lui a donné un regard assez complet sur le spectre, et rend ses analyses de consultant souvent très pertinentes.

Oui ça donne deux points de vue différents et humainement ça fait évoluer. Mais bon, au tennis les sélectionneurs ne peuvent pas te mettre des bâtons dans les roues [Sourire]. Tu peux évoluer sur le circuit en permanence. Ma carrière aurait certainement été différentes avec ce mode de fonctionnement.

« Ma mère m’a donné l’amour et une enfance heureuse. » ©Archives famille Pietri/JudoAKD

Parle-nous de ton fief familial de Valdeblore sur les hauteurs de Nice où, à l’été 2021, tu as trouvé avec ton père des peintures rupestres…

Je suis un montagnard, du côté corse comme du côté niçois. Tous les week-ends et les vacances d’été, mon temps libre c’était au village. La ville, pour moi, c’est l’école et le judo, c’est tout. Valdeblore, c’était vraiment la liberté. Tout le monde se connaît et on se baladait librement dans le village et dans la nature. Avec mon grand cousin, on faisait des balades dans les bois, on allait pêcher la truite, on se faisait des batailles de pommes ou des chasses à l’homme le soir dans le village, puis on se posait pour s’écouter du Nirvana en regardant les étoiles avant de rentrer dormir chez nous… Mes meilleurs souvenir d’enfance sont à la montagne… En parlant de Valdeblore, je suis heureux parce que le 18 juin je vais porter la flamme olympique dans mon village. Je trouve que symboliquement c’est une belle manière de terminer ma carrière.

Quid d’Alexandra, ta maman ? Quel rôle elle a eu dans tout ça ?

Ma mère m’a donné l’amour et une enfance heureuse. Avoir une mère aimante je pense que ça aide beaucoup à se construire en tant qu’adulte. Pendant ma carrière elle m’a également beaucoup conseillé pour tout ce qui était extra-sportif. Elle est aussi venue m’aider à Paris après chacune de mes opérations et c’est ma supportrice numéro Une. Mon père, lui, ne me regarde même pas combattre [Rires] alors que ma mère, elle, connait très bien tous mes adversaires. Elle s’intéresse même aux autres catégories…

Si le Loïc de 2024 devait donner des conseils à celui qui attachait sa première ceinture banche il y a bientôt trois décennies, que lui dirait-il ?

Je pense que je lui dirais qu’on n’apprend bien que par l’expérience. Que je n’ai pas grand-chose à lui expliquer qu’il ne découvrira par lui-même sur les tapis. En dehors des tatamis en revanche, je lui dirais de choisir ses ennemis avec plus de soin que ses amis. Mais quand on a vingt ans et un caractère de combattant, on affronte les injustices de manière directe et frontale. Si c’était à refaire aujourd’hui je m’y prendrais autrement : j’attaquerais l’ennemi sur son flanc [Rires]. Mais la vérité c’est qu’on ne se refait pas. – Propos recueillis par Anthony Diao, hiver-printemps 2024.

 

Une version en anglais de cet entretien est en ligne ici.

– Bonus : un spot tourné pour un partenaire, synthèse de l’esprit du clan des Pietri –

 

 

 

 

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