Née le 7 mai 1988 à Bolintin-Vale (Roumanie), Andreea Chitu est passée à l’âge de 23 ans des -57 kg aux -52 kg. Une décision rare, la plupart des changements de catégorie en cours de carrière s’effectuant généralement vers la catégorie supérieure, histoire de soulager l’organisme après des années de régimes. Un choix qui lui valut de se « peser cinq fois par jour » pendant dix ans mais qui s’avéra plus que payant pour celle qui, jusqu’alors, n’avait pour principaux faits d’armes « que » trois finales consécutives (pour un titre) aux championnats d’Europe des -23 ans. Troisième aux mondiaux 2011, deuxième en 2014 et 2015, elle remporte six médailles européennes entre 2012 et 2020, dont deux titres en 2012 et 2015, prolongeant un âge d’or du judo féminin roumain dont le pic fut les huit titres continentaux en neuf ans et le sacre olympique 2008 de la -48 Alina Dumitru, ainsi que les finales olympiques, quatre ans plus tard, de la même Dumitru et de la -57 Corina Caprioriu. Retraitée au soir des JO de Tokyo, l’élève des très protecteurs Florin Bercean et Simona Richter donnait naissance onze mois plus tard à sa fille Kaori Maria et entraîne depuis l’équipe nationale cadettes au Centre olympique de Bucarest… Dix ans et des dizaines de WhatsApp ont passé depuis une premier entretien sur un banc à l’écart d’un championnat du monde en Russie, et cinq depuis qu’elle m’aida, en tribunes au Nippon Budokan de Tokyo, à traduire en direct les propos de son presque compatriote, le Moldave Denis Vieru, médaillé olympique en -66 kg cet été à Paris. Un long compagnonnage qui méritait bien un format singulier, celui de l’album-photo et de ce qu’il dit d’une vie sous le signe du tatami, en clin d’oeil à un échange de 2016 autour de ce morceau de pop locale qui ensoleillait d’une légèreté typiquement eighties-années lycée la scène finale du pourtant très sombre film Baccalauréat de Critian Mungiu. – JudoAKD#023.
Une version en anglais de cet entretien est disponible ici.
« C’est moi à l’âge de dix mois, sur les genoux de ma maman. Jusqu’à ce que je commence l’école à l’âge de sept ans, j’ai vécu la plupart du temps à la campagne, chez mes grands-parents. Ma mère était toujours si protectrice et si calme. Elle m’a toujours encouragée à faire du sport. Dès l’âge de quatre ans, elle m’emmenait trois fois par semaine à la gymnastique. Nous en avions pour une heure de trajet en bus. Et elle a fait de même ensuite pour le judo sur les vacances d’été puisque nous les passions, chaque année, chez mes grands-parents… Je suis née en 1988 mais j’ai peu de souvenirs du régime Ceaucescu, à part ce qui m’en a été raconté. Ce que je sais en revanche, c’est que les routes étaient plus sûres à l’époque puisque mes parents nous laissaient facilement aller seuls à l’entraînement, mon frère et moi. »
« Sur cette photo je suis en classe de quatrième, avec un diplôme pour mes bons résultats cette année-là. Chez nous, à la fin de l’année scolaire, si tu termines dans les cinq meilleurs de ta classe, tu reçois un prix – en général des livres – et un diplôme lors de la fête de fin d’année. Au moment où est prise cette photo j’ai déjà commencé le judo même si j’ai fait de la gymnastique avant. »
« La photo ci-dessus a été prise juste après la fête de fin d’année scolaire, dans ma salle de classe. Nous devions apprendre une chanson ou un poème et les interpréter devant nos camarades et nos parents. L’enseignante ici était Mme Elena Griva, une personne chaleureuse et foncièrement gentille que j’aimais et respectais beaucoup. »
« C’était à mon club de l’époque. Je suis au milieu, la deuxième en partant de la droite. Ce jour-là tous les élèves et les professeurs devaient venir avec toutes les médailles qu’ils avaient remportées depuis leurs débuts dans le judo. C’était pour le magazine de l’école et certaines des photos étaient ensuite affichées dans notre dojo. À mes côtés il y a mon frère, Iti. Quand nous étions enfants il était mon meilleur ami. Nous nous entraînions et combattions souvent ensemble. Après nous avons grandis et nous sommes perdus de vue. J’ai tracé ma route. »
« Victoire au tournoi international de Trappes, en France. C’était mon tout premier tournoi à l’étranger. Le déplacement était organisé par mon club, avec tous les enfants. Nous avons voyagé dans un grand autocar et, à côté, nous en avons profité pour visiter l’Italie, la France et Andorre. »
« Au pied de la tour Eiffel. C’était au moment du tournoi de Trappes. Il y avait deux autres filles dans ce voyage qui ne sont pas sur la photo. De cette génération je suis la seule à avoir continué dans le judo. »
« Sur cette photo je remporte le championnat national cadet pour ma première participation à ce niveau, même si j’avais déjà gagné pas mal de compétitions au niveau local. »
« Ici je remporte la médaille d’argent aux championnats de Roumanie juniors alors que je suis encore cadette. C’est après cette compétition que j’ai été invitée à rejoindre le Centre national d’entraînement de Cluj-Napoca. »
« Avec les filles du Centre national d’entraînement. Il y avait une forêt à proximité de notre résidence et nous passions nos week-ends à jouer dans la neige. »
« Dans mes jeunes années je faisais un gros volume d’entraînement, sur tous les plans. Avec l’expérience, j’ai appris à davantage cibler mes séances. J’ai appris à connaître mon corps et à l’écouter. En parallèle, j’ai également fait de la natation, de la randonnée, du vélo… J’ai même essayé le yoga mais clairement ce n’était pas mon truc [Rires]. »
« Celle-ci était lors d’un stage de juillet à Alicante, en Espagne. J’ai toujours adoré les stages internationaux en Espagne. Nous en organisions aussi en Roumanie, mais seulement dans les montagnes et deux ou trois fois par an. C’était des stages où nous adaptions notre préparation en fonction des échéances à venir. »
« Ça c’était aux Jeux européens de Minsk, en 2019, dans les bras de la mascotte et entourée de mes camarades Loredana Ohai, Alexandra Pop, Monica Ungureanu et Adelina Dobre. Même si nous n’avons jamais eu la possibilité de nous aligner ensemble sur une compétition par équipes, nous sommes pour la plupart restées en contact. Après tout, à l’exception de Pâques et de Noël que nous passions dans nos familles, nous passions le reste de l’année toutes ensemble. »
« Cette photo avec Yamashita Sensei remonte à 2019 je crois, lors d’un séjour avec l’équipe nationale en amont des Jeux olympiques. Je me suis rendue pour la première fois au Japon en 2009. Je me rappelle que nous n’avions pas le temps de manger correctement, ni de nous reposer entre les entraînements. C’était comme un test de survie. Mon corps n’a pas oublié ces interminables sessions de combats au sol. Ma peau et mes genoux s’en souviennent encore ! Et nous avons continué ainsi à raison d’un stage par an en moyenne dans ce pays. J’aime le style de Yamashita tout comme j’aime celui de Gévrise Emane, de Kaori Matsumoto ou, aujourd’hui, de Uta Abe. Mais surtout j’aime regarder des combats. »
« C’est une médaille d’or spéciale pour moi au Grand Prix d’Antalya 2019. D’abord parce que c’était après ma seconde opération du genou, ensuite parce que la route jusqu’à cette médaille avait été longue et difficile. Il y avait beaucoup de doutes et d’insécurités à surmonter.
J’ai choisi cette capture d’écran à dessein. Ippon TV reste pour moi un moyen de rester au courant du judo mondial, de découvrir les nouveaux talents et le nouveau judo. C’est grâce à ce site que je peux continuer à suivre les tournois et mon équipe nationale. Et c’est grâce à ce site que ma famille, mes amis et mon premier entraîneur ont pu suivre l’ensemble de ma carrière. »
« Cette photo a été prise à Brasov, aux championnats de Roumanie, en septembre 2020, lors de mon dernier titre national (en -57 kg). J’avais besoin de retrouver l’esprit de la compétition. Nous en avions parlé ensemble dans les gradins du Grand Chelem de Tel-Aviv en février de l’année suivante, et je te le redis ici : cette période du Covid-19 a été la plus difficile à gérer de toute mon existence. J’ai détesté ce moment, vraiment. Même aller en compétition était devenu un challenge. Ça a généré chez moi beaucoup d’insécurités et de stress. Tout était chaos. Chaque jour il fallait aller chercher très loin la motivation, pousser mon corps, rester positive et garder l’esprit ouvert. Un combat quotidien. »
« Je n’ai jamais manqué une pesée de toutes mes années de compétition. Quand, en juin 2011, j’ai pris le risque de descendre des -57 aux -52 kg, j’avais déjà 23 ans. Je commençais tout juste à connaître mon corps et ses réactions à différents types d’entraînements et de repas. Je découvrais aussi que j’avais un bon métabolisme. Cette photo a été prise aux Jeux olympiques de Tokyo, en amont de ce qui restera la toute dernière pesée officielle de ma carrière. »
« Les anciens champions français devenus entraîneurs Automne Pavia et Larbi Benboudaoud sont venus en 2022 en Roumanie pour deux jours d’intervention auprès de nos entraîneurs nationaux (ici à mes côtés Andreea Catuna, Alina Dumitru, Dan Deliu et Monica Ungureanu). D’une façon générale je n’ai jamais beaucoup échangé avec mes rivales en dehors du tapis. Paradoxalement, celle avec qui je discute le plus reste Majlinda Kelmendi, en dépit de notre longue rivalité. J’aime beaucoup échanger avec elle. »
« Ici avec mon ventre rond, à quelques mois de la naissance de notre fille. C’était lors d’une coupe d’Europe cadets à Bucarest. Les filles autour de moi étaient mes athlètes et certaines le sont toujours. Je les considère comme faisant partie de ma famille et les éduque et leur enseigne le judo dans le but qu’elles deviennent la meilleure version d’elles-mêmes… Je ne fais plus autant attention à mon poids que je ne le faisais tout au long de ma carrière, mais je tâche en tout cas de rester équilibrée. À présent que je suis maman, c’est important pour moi d’être une forme d’exemple pour ma fille. »
« Ce n’était pas ma cérémonie d’adieux car celle-ci était plus restreinte avec des amis, des entraîneurs, quelques personnes mais pas beaucoup de journalistes. Cette photo a été prise à la cérémonie de récompenses organisée au retour des championnats d’Europe de Prague, en novembre 2020, où j’ai atteint la finale face à l’Italienne Odette Giuffrida. Ma sixième et dernière médaille continentale… Je n’ai jamais eu d’inquiétude au moment de prendre ma retraite sportive. Je savais qu’un boulot d’entraîneure m’attendait du fait de mon engagement avec le club de l’armée. Juste après ma retraite, j’ai eu une proposition pour aller entraîner en Israël mais je suis tombée enceinte et j’ai donc dû décliner. À l’arrivée, le Comité olympique m’a placée à la tête du Centre olympique pour les cadettes à Bucarest.
Parfois les choses s’enchaînent avec beaucoup de fluidité. J’aime à penser que, d’une certaine manière, notre chemin est déjà tracé. Il y a juste à l’emprunter et à en savourer chaque moment… Je crois que le succès arrive après des années de dur travail, de discipline et de progression étape par étape, encouragé au quotidien par des personnes capables de vous guider et de vous motiver. Un podium olympique, ça se joue sur la consistance, sur le fait d’être en bonne santé pendant la préparation et, bien sûr, sur un facteur chance.
Nous étions une bande de filles qui s’entraînaient tous les jours ensemble. Nous n’avions que de rares vacances et étions concentrées la plupart du temps sur nos entraînements et sur cet objectif simple et beau de devenir meilleures. Et nous avions la chance d’avoir avec nous des médaillées olympiques et mondiales pour nous inspirer. L’expérience qu’elles nous ont transmises était précieuse. Étant aujourd’hui entraîneure de l’équipe cadette de Roumanie, j’observe que la nouvelle génération a besoin d’avoir davantage de patience. Elle doit apprendre à accepter la défaite comme elle sait accueillir la victoire. Les erreurs sont une source d’apprentissage. Leur vision du succès est différente de celle de la génération précédente. Moi, ce que je leur répète, c’est que tu peux ne pas être toujours motivée. En revanche, tu peux toujours être disciplinée.
Si je pouvais parler à l’Andreea que j’étais lorsque j’étais ceinture blanche, je lui dirais d’aimer le chemin. Que, même si tu perds en compétition, ça reste déjà beau d’y être allée et d’avoir fait de ton mieux. Parce que qu’est-ce que la vie sinon chercher à être heureux ? Et le judo rend heureux. J’en suis la preuve vivante. » – Propos recueillis par Anthony Diao, hiver-printemps-été 2024. Photo d’ouverture : DR/JudoAKD.
Une version en anglais de cet article est disponible ici.
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