Anne-Fatoumata M’Baïro – Le temps d’une vie entière

Née le 8 mai 1993 à Toulon (France), Anne-Fatoumata M’Baïro connaît fin 2012 le premier de ses neuf podiums nationaux séniors première division à ce jour, à une époque où les +78 kg françaises peinaient à exister à l’international – les dernières médailles européenne et mondiale de cette catégorie remontaient respectivement à 2008 et 2007 et étaient l’oeuvre d’Anne-Sophie Mondière (compagne à la ville de Frédéric Lecanu) ; le dernier podium olympique remontait à 1996, du temps de Christine Cicot… Depuis, la catégorie a vu émerger Émilie Andéol, Romane Dicko, Julia Tolofua ou Léa Fontaine, condamnant celle qui est, par ailleurs, la petite soeur de deux handballeuses dont l’ancienne internationale Mariama Signaté, à quelques accessits – dont tout de même les titres de championne de France 2023 et 2024 ainsi que la fierté d’avoir apporté en janvier 2025 le point de la victoire à l’équipe d’Orléans en finale de la Judo Pro League. Titulaire aux championnats du monde 2017, 2018 et 2019, la combattante du RSC Champigny a, comme l’Américain Travis Stevens, souvent été contrainte d’observer l’essentiel de ces championnats depuis les tribunes. Cette prise de recul sur le côté éphémère – dérisoire ? – de l’exercice a accéléré sa prise de conscience de la nécessité de penser plus loin que le simple résultat immédiat. D’où un regard sur la discipline qui méritait d’être interrogé. – JudoAKD#034.

 

 

Une version en anglais de cet entretien est disponible ici.

 

 

Ta dernière sortie internationale à ce jour remonte au Grand Chelem de Paris 2025, où tu domines l’Ukrainienne Ruslana Bulavina puis t’inclines au deuxième tour face à l’Israélienne Raz Hershko, médaillée olympique et mondiale et championne d’Europe en titre. Des regrets ?

Je me sentais en forme mais je reste sur ma faim. J’ai pas l’impression d’avoir pu m’exprimer comme je le pouvais.  Je sentais ce combat à ma portée. Au final je pense que je me suis laissée endormir. Les shidos, je ne les ai honnêtement pas vu venir et ils m’ont quelques fois parus sévères. Après, c’est le jeu à ce niveau-là, chaque erreur est quand même durement jugée – enfin des fois je trouve. Bon, j’avais pas non plus n’importe qui en face. J’ai pas été à la hauteur, c’est ce que je retiens et c’est le plus difficile.

 

Il y a eu ensuite les championnats de France par équipes où, une fois n’est pas coutume, ton club du RSC Champigny finit non classé…

Je t’avoue que ce championnat je ne l’ai pas bien vécu du tout. J’ai accumulé beaucoup de fatigue et, honnêtement, j’ai subi. La seule chose à retenir c’est qu’il faut rebondir. Il y a des choses encourageantes et d’autres à gommer, comme toujours.

 

C’est quoi ton état d’esprit, à cet instant de la saison ? Tu vois des ouvertures côté sélections ?

Je repars pour encore quelques temps. Honnêtement je ne sais pas combien mais je repars pour encore un petit bout de temps… Concernant les ouvertures il n’y en a honnêtement aucune. Vu ma catégorie et mon statut, je savais très bien qu’il fallait absolument performer au Grand Chelem de Paris. Quand je dis performer c’est même gagner parce que, même une médaille, je ne suis pas sûre que ça m’aurait ouvert énormément de portes… Je m’efforce de prendre tout ça avec philosophie. Je me dis que la route est encore longue – ou, du moins, qu’il y a encore des choses à faire et que, surtout, j’ai encore envie de faire des choses. C’est cela qui m’anime aujourd’hui. Je me concentre donc sur le côté plutôt professionnel. Le judo, on verra plutôt l’année prochaine parce que là, honnêtement, ma saison est terminée. Je sais que je n’aurais de sortie ni avec mon club ni avec la Fédération.

 

C’est vrai qu’en t’écoutant commenter ton titre national à Chalon-sur-Saône, en novembre 2024, j’ai eu l’impression que la compète est aujourd’hui quelque chose de plus simple à gérer, pour toi, que la gamberge au quotidien. Je me trompe ?


Je pense que la compète est effectivement plus facile à gérer justement parce mon quotidien est très rythmé et souvent difficile. Comme je le disais à Chalon, à trente-et-un ans je me sens plus proche de la fin que du début. Je mets donc un point d’honneur à préparer ma reconversion de la manière la plus intelligente possible et ça, ça demande beaucoup préparation et de réflexion.

 

C’est-à-dire ?

C’est-à-dire qu’aujourd’hui je jongle entre ma carrière de sportive de haut niveau, ma dernière année de Master, mon alternance et mon entreprise Keur Nani créée en 2023. Le judo n’est plus au cœur de ma vie même s’il occupe une place très importante. Je pense que c’est ce qui fait que j’aborde les choses de manière différente.

 

« Aujourd’hui je jongle entre ma carrière de sportive de haut niveau, ma dernière année de Master, mon alternance et mon entreprise Keur Nani créée en 2023. » ©DR/JudoAKD

 

Keur Nani, c’est quoi ?

Keur signifie « chez » ou la « maison de » et Nani c’est un dérivé de « Nah » qui veut dire « maman » en soussou, une des langues parlées en Guinée Conakry, parce que je porte le nom de mon arrière grand-mère qu’on appelait Nah. Keur Nani est une marque de linge de table conçu à partir de tissus africains. Son objectif est de mettre en valeur l’art des textiles africains et de faire rayonner leur histoire au-delà des frontières. Ma double culture franco-africaine me permet d’apporter une touche de modernité à cet héritage.

 

Franco-africaine ou franco-guinéenne ?

Mon père est centrafricain et ma mère est guinéenne née au Sénégal. Elle y a vécu une très grande partie de sa vie d’ailleurs. Quand je dis franco-africaine c’est parce l’objectif premier de Keur Nani est de redonner ses lettres de noblesse à l’Afrique à travers ses textiles tout en apportant ma vision extérieure à l’Afrique, qui tire plus vers un état d’esprit français. Tout ceci ajoute une touche de modernité. Keur Nani c’est aussi pour moi un moyen de valoriser ma double culture à savoir le pays où je vis et où je grandis chaque jour, d’une part, et les pays de mes origines, dont je suis très fière, d’autre part.

 

En quoi ce projet s’inscrit-il dans ton parcours d’athlète ?

Le projet Keur Nani a vu le jour à la veille d’une compétition importante – le Grand Slam d’Astana 2023 -, parce que pour moi les textiles africains et le judo ont bien plus en commun qu’on ne le pense.

 

Comment ça ?

Les textiles africains et le judo partagent une même philosophie : celle de la transmission. Dans les deux univers, un savoir-faire unique se transmet de génération en génération avec patience, précision et respect des traditions. Tout comme le judo valorise le respect et le symbolisme à travers le parcours de ses pratiquants, l’artisanat africain raconte une histoire d’identité et d’authenticité à travers ses motifs et ses techniques.

 

Intéressant…

J’ai voulu donner une dimension unique à ce projet en mettant en avant le fait que chaque pièce de l’univers Keur Nani représente bien plus qu’un simple objet : elle reflète des valeurs qui me tiennent à cœur, comme l’authenticité. Comme je te le disais, il est important pour moi de mettre en lumière mes origines, dont je suis fière, et de célébrer la richesse de cette double culture.

 

Il y a tout un langage non-écrit qui s’exprime à travers les couleurs des tissus. C’est un monde symbolique très riche, peu connu en Occident. Peux-tu donner des exemples ?

En effet l’art des textiles africains est très riche et détient son propre langage. Par exemple le tissu épi (indigo) est un textile traditionnel emblématique d’Afrique de l’Ouest, particulièrement prisé pour sa couleur bleu profond. Sa fabrication remonte à des siècles et reflète un savoir-faire artisanal transmis de génération en génération. L’origine de la couleur indigo est une teinture naturelle extraite de plantes comme l’indigotier, qui est au cœur de ce tissu. En Afrique de l’Ouest, les artisans utilisent des techniques ancestrales pour extraire la teinture, notamment en faisant fermenter les feuilles. La teinte bleu profond est obtenue après plusieurs trempages et expositions à l’air, où la magie chimique de l’oxydation se produit.

 

« Tout comme le judo valorise le respect et le symbolisme à travers le parcours de ses pratiquants, l’artisanat africain raconte une histoire d’identité et d’authenticité à travers ses motifs et ses techniques. » ©DR/JudoAKD

 

Te voici depuis novembre 2024 avec ton deuxième titre national consécutif, à trente-et-un ans, toi qui jusqu’alors comptait à ce niveau cinq médailles de bronze et deux médailles d’argent, mais jamais d’or. Pourquoi cette maturité tardive, selon toi ?

Maturité tardive oui et non parce que j’ai déjà réussi à monter de belles choses sur les différents circuits mais c’est vrai qu’aujourd’hui j’ai une vision que je n’avais pas avant. Il s’est passé beaucoup de choses et j’ai beaucoup travaillé notamment la patience donc forcément ça se reflète sur le tapis.

 

Tu sembles faire un distinguo très clair entre le judo de compétition, dont tu sais qu’il te faudra t’éloigner un jour, et le judo tout court, avec lequel tu sembles vouloir être impliquée longtemps. Tout le monde n’a pas cette lucidité en cours de carrière. D’où ça te vient ?

Je suis sur le tapis de l’Insep depuis un moment maintenant donc j’ai eu le temps d’observer et justement d’analyser ce que je souhaitais et ce que je ne souhaitais pas. Je me suis toujours promis une chose c’est que je ne voulais pas finir aigrie. Le judo m’a énormément apporté et continue de m’apporter donc j’ai envie de lui rendre à mon échelle. Et puis j’ai tissé des liens très forts avec les plus jeunes sans compter ma nièce qui évolue dans la même catégorie que moi. Je leur ai aussi fait une promesse, celle de ne pas les abandonner. Et je compte bien la tenir.

 

Tu as dû te faufiler entre les meilleures années d’Emilie Andéol (2014-2016) et l’avènement de la génération Dicko-Tolofua-Fontaine etc. Ça a souvent semblé te mettre un surcroît de pression sur les sélections que tu as pu avoir (je repense notamment aux mondiaux de Tokyo en 2019 où tu te fais contrer d’entrée par la Serbe Milica Zabic). Avec le recul, comment aurais-tu pu/dû mieux appréhender ces sélections ?

Je ne pense pas avoir dû me faufiler, par que je ne pense pas avoir à rougir de mon parcours. Ce que les gens voient n’est que le sommet de l’iceberg. Je ne suis pas une talentueuse mais je suis une bosseuse. Chaque sélection et chaque médaille sont le fruit d’un travail acharné… Alors sur le moment, c’est vrai, j’ai souvent eu du mal à me réjouir car, comme on me l’a si bien rappelé, je n’ai « jamais gagné de compétition internationale« . Ce sont des mots qui m’ont blessée et qui me touchent encore aujourd’hui. Mais je relativise, car je ne sais pas de quoi demain sera fait. Et puis gagner, c’est bien, mais avancer, c’est encore mieux. C’est du moins ma philosophie.

 

Faire partie d’une catégorie si dense au niveau national, c’est une chance pour progresser ou bien c’est une tension quotidienne dont tu te serais volontiers passée ?

Aujourd’hui, les +78 kg font partie des catégories les plus denses du judo français, ce qui n’a pas toujours été le cas. Pour moi, c’est une immense fierté, d’autant plus dans cette ère du body positive et de valorisation de la femme. La catégorie des lourdes envoie un message fort et positif : elle démontre que le sport est accessible à tous et que tout ça n’est qu’une question d’état d’esprit.

 

Dans le podcast Secrets de judokas, tu expliquais entre les lignes à Pascaline Magnes la dureté des rapports entre athlètes au quotidien. Il y a eu cet épisode de bagarre en 2013 sur lequel j’imagine que tu n’as pas envie de t’étendre. Ma question c’est : comment on « fait société » au quotidien dans un sport qui exacerbe les rivalités et la confrontation ?

Pour être honnête, après 2013, j’ai touché le fond, mais ce n’est pas pour autant que j’effacerai cette histoire de mon passé. Ça a été extrêmement difficile de rebondir, mais je me suis toujours promis que je n’arrêterais pas le judo suite à cela. Ma mère m’a toujours dit qu’il était important de bien soigner son entourage. Eh bien, durant cette période-là, j’ai rapidement compris pourquoi.

 

Quel rôle peuvent justement avoir les entourages pour aider à (re)mettre du liant quand ça se crispe ?

L’entourage est notre safe place. Donc, quand ça se crispe, il est important de revenir aux sources afin de retrouver ses esprits et repartir de plus belle. Je pense que notre entourage est une extension de nous. Et quand je disais tout à l’heure que les gens ne voient que le sommet de l’iceberg, c’est aussi à cette période que je fais référence. Une période où mon entourage m’a vu dans des états inimaginables, notamment ma mère, dont je suis très proche. Mais elle m’a toujours dit : “Si c’est ça que tu veux, accroche-toi. Malgré la difficulté, rien n’est pire que les regrets.” Au bout d’un moment, on n’y pense plus, parce que ça devient normal. Mais dans les moments difficiles, je pense à mes rêves et à mes envies, puis à tout ce chemin parcouru, et je retrouve la motivation. Ma « place” a évolué en même temps que ma carrière. Et aujourd’hui, je suis « Maman » ou « Tata » Anne, celle qui essaie de prendre soin de ses enfants et de ses nièces adoptives, tout en prenant du plaisir au judo !

 

« Tata » Anne ?

Oui. Aujourd’hui, mes nièces sont une véritable source de motivation pour moi. J’apprends énormément à leurs côtés, en les observant, en les écoutant et en partageant avec elles. Évoluer avec elles est une vraie richesse. En ce qui concerne ma nièce Bintibe Lang, rien ne me rend plus fière que de la voir évoluer et se battre pour défendre ses choix. L’accompagner dans sa progression et l’aider à écrire sa propre histoire est pour moi une expérience tellement merveilleuse.

 

« En ce qui concerne ma nièce Bintibe Lang, rien ne me rend plus fière que de la voir évoluer et se battre pour défendre ses choix. » ©DR/JudoAKD

 

Dans la dureté des rapports que tu évoquais juste avant, il y a la particularité de la catégorie des lourdes, le regard des autres, les plaisanteries… Il y a eu des moments difficiles à ce niveau-là ? Comment les as-tu surmontés ?

Rien de bien méchant, parfois des plaisanteries, mais ça reste bon enfant. Et puis, on est assez solidaires, donc on peut vite venir en renfort les unes pour les autres.

 

Autre paramètre : tu as grandi dans le sud-est et est « montée » très jeune à Paris. Loïc Pietri et son père Marcel m’ont souvent parlé de la difficulté des athlètes du sud-est de « survivre » à la montée à Paris, en ce sens que ça les coupe très (trop) tôt de leurs attaches familiales et amicales et qu’il y a un vrai risque de perdre pied avec l’éloignement. Comment as-tu géré ça ? Je crois me souvenir que tu as une sœur en équipe de France de handball. Avez-vous pu vous soutenir mutuellement ?

Oui, c’est très difficile quand on vient de loin. Un temps d’adaptation est plus que nécessaire, mais comme j’ai effectivement deux grandes sœurs qui sont passées par là avant moi pour le hand, j’ai pu m’appuyer sur leur expérience. Même si c’est un peu différent, étant donné que c’est un sport collectif et que la pression n’est pas la même. En ce qui me concerne, j’essayais de rentrer une fois par mois, en train, quand c’était possible. Oui il y a forcément une solidarité qui se crée à ce moment-là et c’est aussi ce qui aide à tenir.

 

As-tu gardé des liens avec tes amies de jeunesse ou est-ce que la distance vous a fait vous perdre de vue ? 

Je n’ai pas réussi à garder de lien avec mes amis de jeunesse. La distance et le fait de ne pas vivre les mêmes expériences facilitent cette perte de vue… De façon générale, le haut niveau n’accompagne pas forcement le déracinement car on a tous une façon différente de s’y acclimater. En revanche nous savons qu’en cas de besoin, les « outils » sont disponibles.

 

Dans un entretien il y a quelques années, l’ancienne internationale Eva Bisseni me disait qu’elle regrettait que le haut niveau ne donne pas de statut aux jeunes retraités, dans le sens où ils pourraient être de bons partenaires pour les jeunes en pleine bourre. Vu ton intérêt pour la question de la transmission, ce serait quelque chose qui te plairait comme manière de décrocher en douceur lorsque le moment sera venu ?

Ce n’est pas quelque chose qui m’intéresse personnellement, non. Pour moi, la transmission et l’arrêt progressif se font naturellement, donc je n’en ressens pas le besoin. Et puis être partenaire demande de maintenir une certaine condition physique. Perso je pense que quand ce sera réellement la fin je ne serais plus capable de fournir ces efforts. Pour l’heure je prends ce qui vient à moi jusqu’au moment de prendre ma retraite, justement.

 

Si l’Anne de 2025 pouvait donner des conseils de vie à celle qui, à l’âge de cinq ans, enfilait sa première ceinture blanche au Dojo du Las de Marcel Perrin à Toulon, que lui dirait-elle ?

Je lui dirais de prendre du plaisir avant tout, de se rappeler que tout ce qui ne tue pas rend plus fort, et de travailler de manière intelligente. Je lui dirais de ne pas écouter les personnes qui lui diront qu‘elle n‘y arrivera pas, de ne pas écouter les moqueries, que l‘échec n‘est pas un frein mais au contraire un moyen de se découvrir davantage et de se développer. Et je lui dirais aussi que sortir de sa zone de confort est la meilleure chose à faire pour réussir à accomplir tout ce qu‘elle a à accomplir, afin de n‘avoir aucun regret. – Propos recueillis par Anthony Diao, automne 2024-hiver 2025. Photo d’ouverture : ©Paco Lozano/JudoAKD.

 

 

Une version en anglais de cet entretien est disponible ici.

 

 

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