Né le 28 septembre 1994 à Versailles, Benjamin Axus compte à ce jour sept médailles individuelles pour trois titres en championnats de France séniors. Champion d’Europe juniors en 2014, le -73 kg de l’AJA Paris XX a été le titulaire de l’équipe de France aux mondiaux 2017, 2018 et 2022. À la suite d’un randori ensemble en décembre 2023 sur le stage international de Bardonecchia (Italie), nous avons convenu d’un suivi sur les mois qui venaient. Nous avons débuté cet entretien sans arrière-pensée autre que celle de documenter le plus honnêtement possible la trajectoire faite d’espérances contrariées de ce combattant d’1,89 m sur la route de sa trentième année et d’un rêve olympique légitime au regard de son classement mondial. Une trajectoire qui, par ce qu’elle dit d’une terrifiante incommunicabilité, en rappelle tellement d’autres. Dans le haut niveau, comme disaient les rockeurs de Ludwig Von 88 dans un de leurs interludes, « on ne fait pas d’omelettes sans casser d’œufs – et c’est toujours embêtant d’être l’œuf. » Retour sur de longs mois qui donnent tout leur sens aux égards publics inhabituels de Kosei Inoue lorsque, en amont des JO de Tokyo, le Japonais annonça les noms de ceux qui en seraient – et rendit, en larmes, hommage à tous ceux qui, eux, n’en seraient pas. – JudoAKD#021.
Kosei Inoue: « mes premières pensées vont aux judokas qui se sont battus tout au long de l’olympiade et qui finalement ne seront pas sélectionnés »
— ◇◆◇◆Pietri Loïc◆◇◆◇ (@PietriLoic) February 28, 2020
Une version en anglais de cet entretien est disponible ici.
Au moment où débute cet entretien, nous sommes au tout début du mois de janvier 2024, à huit mois des Jeux olympiques de Paris. Dans quel état d’esprit abordes-tu cette dernière ligne droite ?
C’est une période très spéciale. Je suis à ce jour le dernier médaillé français en Grand Chelem et en Grand Prix dans la catégorie des -73 kg. Je suis également le premier à la ranking olympique et internationale. Malgré cela, la Fédération ne m’a jamais aussi peu considéré.
C’est-à-dire ?
C’est-à-dire que je n’ai été sélectionné ni au dernier championnat d’Europe ni au stage en Slovaquie, ni au tournoi et stage du Japon, ni au stage d’oxygénation aux Menuires, ni au stage de préparation prévu en janvier à La Réunion.
Tu as eu des explications ?
Aucune.
Comment as-tu réagi ?
Avec mon club, nous avons décidé de mettre en place des choses. Nous nous entraînons beaucoup de notre côté et, dès qu’il est possible de partir en stage nous-mêmes, nous y allons.
Par exemple ?
À l’automne dernier, nous sommes partis nous entraîner à Valence en Espagne juste avant les championnats de France 1e division. Avec mes amis Daikii Bouba et Maxime Merlin, nous sommes partis tous les trois en stage en Italie pendant les fêtes – là où nous nous sommes vus, d’ailleurs – et aujourd’hui nous partons au stage de Mittersill en Autriche, pour une semaine.
C’est quoi, l’état d’esprit, vu le contexte ?
On s’est dit qu’on n’allait rien attendre des autres et tout organiser nous-mêmes pour que je puisse m’entraîner de la meilleure des façons pour le Grand Chelem de Paris car nous avons bien compris que je n’aurais pas énormément de cartouches avant les Jeux olympiques. Mon état d’esprit aujourd’hui c’est de ne pas penser au fait que je sois mis de côté. Je pense juste à m’entraîner fort à régler tous les petits détails pour arriver au Grand Chelem de Paris dans ma meilleure forme possible !
Sur quoi as-tu le plus progressé ces dernières saisons ?
J’ai essayé de me focaliser vraiment sur les détails de mon judo. J’ai tenté de nouvelles choses – qui n’ont pas toujours marché, d’ailleurs – mais, comme me dit mon coach, toutes les compétitions avant les jeux c’est pour se régler et comprendre ce qui marche ou pas. On travaille aussi beaucoup physiquement, surtout depuis cette année. Le judo aujourd’hui est quand même très physique et il faut pouvoir tenir face à des mecs plus lourds que moi.
Qu’est-ce qui te manque encore pour franchir un cap à cet instant de l’olympiade ?
Un peu de réussite je pense, parfois et, peut-être, une meilleure gestion de la stratégie. Aujourd’hui les règles jouent énormément et j’ai souvent perdu sur des erreurs stratégiques comme aux Masters de Budapest en août 2023 où je me fais disqualifier face au Kosovar alors que je domine le combat…
J’imagine qu’il n’est pas simple de faire abstraction du contexte concurrentiel dans ta catégorie, a fortiori avec cette course à la qualification olympique. As-tu mis des choses en place pour rester focus sur ta propre progression ?
Comme je l’ai dit précédemment j’aurais voulu espérer qu’il y ait une concurrence saine entre les mecs de la catégorie malheureusement ce n’est pas forcément le cas. Il y a des préférences, des clubs ou des entraîneurs plus ou moins appréciés par les sélectionneurs. Tout rentre en compte aujourd’hui. Ce qui est dur c’est que si les Jeux n’étaient pas en France et que la Fédération n’avait pas le quota de la nation hôte, ils n’auraient pas le choix que de me soutenir car je suis celui avec le plus de chance de me qualifier au vu du classement mondial aujourd’hui. Mais c’est comme ça. J’essaie de ne pas penser à ça et de me focaliser sur moi pour devenir indispensable.
Quand tu arrives sur un stage comme Mittersill, quel est ton objectif ? Faire du volume façon Lukas Krpalek qui y double voire triple systématiquement les randoris, ou aller chercher la qualité et la précision ?
Je vais essayer de faire beaucoup de combats, de me mettre vraiment dans le rouge car nous sommes à un mois du Grand Chelem de Paris alors c’est maintenant qu’il faut privilégier la quantité pour, petit à petit, se rapprocher de la qualité. L’avantage de ce stage c’est qu’il y a énormément de monde donc on peut faire beaucoup de combats alors autant en profiter !
C’est quoi la suite de ton programme après Mittersill ?
L’idée est d’être minutieux. Je vais en parler avec mon coach mais on va réduire la quantité d’entraînement pour en améliorer la qualité. Il y a toujours des points à améliorer et ça ne sera jamais parfait mais le but c’est de se rapprocher de cette perfection. Je veux revivre un tournoi de Paris comme j’ai déjà réussi à le faire [troisième en 2022, NDLR] et je veux même faire mieux. J’adore combattre devant le public français et aujourd’hui j’ai des choses à prouver.
Te voici revenu de Mittersill. Comment ça s’est passé ?
Je suis rentré le 12 janvier. C’était un très bon stage avec beaucoup de partenaires de très haut niveau. Je pense que c’était le bon moment pour faire des combats de cette intensité. C’est celle qui se rapproche le plus du plus haut niveau.
Qu’as-tu essayé d’aller chercher ?
J’ai mis en place des schémas tactique et techniques qui ont plutôt bien marchés. J’ai tenté des choses, je me suis engagé. J’ai eu la chance de pouvoir prendre les meilleurs de ma catégorie (Top 3 mondial) et c’est du très haut niveau. Après, à l’entrainement, les meilleurs cachent un peu leur judo, c’est normal. Ce qui est sûr c’est que personne n’est imbattable et que tout le monde peut tomber… Tout ça j’ai pu le faire sous les yeux de mon coach, ce qui me permet d’avoir un feedback directement et de trouver des conclusions sur mes attitudes ou l’intensité que je mets sur tel ou tel combat.
Qu’en retires-tu ?
Ça doit faire la cinquième fois que je fais ce stage. Je pense que c’est la première fois que j’en sors plutôt confiant et avec ce sentiment d’être à la hauteur de mes attentes. Je me sens fort et en forme.
C’est quoi la suite ?
On va devoir retourner dans le quotidien pesant de l’INSEP mais Alex nous a dit qu’on allait de plus en plus adapter les séances pour commencer à faire du jus afin d’arriver en forme pour le Grand Chelem de Paris.
Tu parles souvent d’Alexandre Borderieux, ton entraîneur de club à l’AJA Paris XX. Que t’apporte-t-il au quotidien ?
Avoir son coach de club avec soi c’est très utile voire même indispensable. Contrairement aux stages avec la Fédération, je suis forcément plus et mieux suivi car mon coach est là toute l’année et pas uniquement quand je suis sélectionné sur des tournois avec l’équipe de France… Après, l’avantage de partir avec l’équipe de France, c’est que le club n’aura pas la possibilité de nous emmener sur tous les stages faute de moyens. C’est donc un bon moyen quand on n’a pas trop d’attache avec son club ou qu’on vient d’un tout petit club. Aujourd’hui, faute d’avoir été sélectionné depuis septembre, je trouve des solutions alternatives pour m’entraîner dans les meilleures conditions. Et je pense que dans ces non-sélections qui m’ont au début beaucoup déçu, j’ai trouvé mon équilibre avec mon club. Avec Alex on faisait régulièrement des points durant le stage, ce qui lui permettait de me dire directement ce qui ne lui plaisait pas ou ce qui était bien. Je suis venu chercher des combats de haute intensité et je les ai trouvés.
C’était comment l’ambiance hors tatami cette année, à Mittersill ?
Pour ce qui est de l’extra sportif, rien ne vaut le chocolat chaud d’après l’entrainement avec les copains du club et des autres clubs comme avec mon pote Guillaume Chaine qui, lui aussi n’étant plus sélectionné sur les stages, doit partir avec son club pour s’entraîner. L’ambiance est bonne, on ne sent pas de pression négative. Ça fait aujourd’hui quelques temps que je suis sur le circuit et ça fait plaisir de voir certains athlètes qui sont devenus des amis malgré la différence de cultures, comme nos amis de Mongolie chez qui nous étions partis en stage et avec qui j’ai gardé de bons contacts.
Tu te sens comment, en ce début février d’année olympique ?
C’est un moment incomparable aux autres dans ma carrière. Nous sommes à quelques mois des Jeux et je ne me suis jamais autant senti soutenu par mon club tout en étant autant mis de côté par la Fédération. On est à une semaine de Paris et, à la fin de l’entraînement de l’INSEP, le staff de l’équipe de France a annoncé des sélections pour les Grands Chelems d’Azerbaïdjan et d’Ouzbékistan. Et, une fois de plus, je ne suis sélectionné ni sur l’un ni sur l’autre malgré ma position de numéro un de la catégorie. J’ai demandé des explications directement, je n’ai eu que des réponses bateau sans aucune logique. Je sais que je n’ai pas d’autre solution que de performer à Paris. C’était déjà un peu le cas avant mais aujourd’hui j’en ai la certitude. Alors je ne pense pas à ça même si ce n’est pas facile…
Une question que je ne t’ai pas encore posée : c’est quoi ta vie en dehors du judo ?
Aujourd’hui j’ai un contrat avec la Ville de Paris. Je travaille en tant que community manager pour tous les événements sportifs en lien avec la ville. C’est un contrat qui me donne la possibilité de travailler seulement deux matinées dans la semaine. Cette opportunité de job a été très importante pour moi, déjà de mettre un pied dans le monde professionnel mais surtout cela m’a permis de décompresser quand ça n’allait pas et que je me sentais mis à l’écart par la Fédération. Je pouvais me concentrer sur autre chose, faire d’autres activités que le judo et je pense que c’est très important pour moi et pour mon équilibre. Je me sens chanceux d’avoir ce contrat même si je sais qu’il dépend aussi de mes résultats sportifs et que, si demain je me blesse ou que je ne performe plus, cela fera chuter mon classement ce qui engendrerait une sortie des listes ministérielles et donc un problème pour la continuité de mon contrat. Il en est de même pour après les Jeux : on ne sait pas ce qui va se passer pour le sport français donc on espère que tous les efforts qui ont été faits pour les sportifs vont perdurer. Seul l’avenir nous le dira…
Le Grand Chelem de Paris 2024 est passé. Il n’a pas permis d’y voir beaucoup plus clair dans ta catégorie puisque les quatre engagés français ont été éliminés prématurément. Avec le recul, l’enjeu olympique, c’est un boost ou au contraire ça vous inhibe, tes rivaux directs et toi ?
Il y a beaucoup d’enjeu effectivement du coup on veut tous bien faire puisqu’on sait qu’il y aura des répercussions. C’est une pression, oui, mais je ne dirais pas qu’elle a des effets négatifs sur le moment. Par contre effectivement les défaites sont beaucoup plus dures à digérer. Elles nous hantent le soir quand on dort. Elles nous hantent dans nos moments de la vie quotidienne. En famille, entre amis, elles sont là et elles nous rongent. On se dit « j’aurais dû faire ça » ou « j’aurais pas dû faire ça » mais il faut avancer donc on fait tout pour switcher le plus vite possible même si c’est pas toujours évident. C’est là que le soutien d’un coach est primordial. Il me remet sur les rails et je repars au boulot.
Comment as-tu enchaîné avec le stage post-tournoi ? Ta motivation était en berne ou au contraire, décuplée ?
Le stage était pas facile car je n’avais aucune visibilité c’est-à-dire aucune compétition en vue. Stage pas facile, donc, surtout que je n’étais pas au top physiquement. J’étais tombé dans les vapes à la compétition et je sentais que j’avais besoin de repos mais là ce n’était juste pas le moment. Il fallait retourner à l’entraînement et puis c’est tout.
À ce stade d’une année comme celle-ci, ressens-tu un « deux salles deux ambiances » entre ceux qui ont décroché leur qualif olympique et ceux pour qui ce n’est pas encore tranché ? Quelle est la clé pour réussir à rester positif, dans ce cas ? Se projeter au-delà des Jeux ?
Forcément il y a un décalage. Une fois qu’on apprend une sélection aux JOP je pense qu’on se sent plus serein et qu’on peut préparer de la meilleure des manières les échéances tout en connaissant la date « ultime » où il faudra être au top. Forcément il y a des hauts et des bas. À des moments on se dit que ça va être compliqué, que tout joue contre soi… C’est là que les proches et mon coach me remotivent et me poussent à aller au bout pour ne rien regretter… On pense à l’après, à ce qu’il se passe si je fais les Jeux ou si je ne les fais pas. Les enjeux, les contrats, les sponsors, les projets personnels, toutes ces pensées viennent s’entremêler… Alors je me dis que j’y penserai après et que, pour l’instant, je vais juste jouer mes cartes à fond. Je ne veux rien regretter.
Prenons du recul sur l’olympiade dans son ensemble. Où se joue la qualification olympique, selon toi ? Quels ont été les sélections/combats charnières pour toi ? Quelle aurait été ton olympiade idéale si tu avais eu le choix sur les sélections ?
L’olympiade parfaite c’est d’être médaillé sur les championnats. C’est le plus important. Malheureusement ma non-sélection aux championnats d’Europe de Montpellier m’a fait beaucoup de mal psychologiquement. On m’a mis de côté malgré mon titre de champion de France et ma médaille en Grand Prix, la seule d’un Français de la caté cette saison. À ce moment-là je me suis dit « en fait si ils ne veulent pas de toi, ils peuvent briser ton rêve sans avoir à rendre de comptes ».
Qu’est-ce que ce diagnostic a changé sur ton état d’esprit ?
À partir de ce moment-là, j’ai compris que je n’aurais plus le choix et que je ne peux compter que sur une grosse performance pour obtenir mon ticket. Si la sélection se joue sur un choix hésitant entre deux ou trois judokas je n’aurais pas l’avantage. Alors il me faut performer. Je ne peux pas me satisfaire de mes médailles passées. Il en faut d’autre.
Le taulier de ta catégorie aujourd’hui est l’Azerbaïdjanais Hidayat Heydarov. L’as-tu déjà eu dans les mains ? Tu as déjà battu son compatriote Orujov à Paris. Lequel des deux t’a paru le plus fort ?
Oui je l’ai déjà eu dans les mains. C’est un judoka très solide. Il est très fort physiquement. Son kata guruma est redoutable. Je ne suis pas étonné de sa place de numéro un mondial aujourd’hui… Orujov c’est vraiment un profil différent. Il a été pendant longtemps dans le top de la catégorie. J’ai toujours voulu le prendre car il est grand et agressif. Je respectais beaucoup cet athlète pour son palmarès, son parcours et son attitude toujours respectueuse de ses adversaires. J’ai eu la chance de le combattre chez moi à Paris. C’était vraiment pas le meilleur tirage de ma vie mais c’est des combats qui m’excitent – prendre un médaillé olympique puis le Japonais vainqueur de l’édition précédente, c’était super intéressant et excitant. On a pu faire un gros golden. Je l’ai eu à l’usure mais il faut avouer que Alexandre Borderieux m’avait très bien briefé sur comment gérer le combat. J’ai suivi à la lettre ses consignes et ça a marché… D’une façon générale les Azerbaïdjanais sont des adversaires redoutables et très agressifs. C’est toujours des combats intenses car ils aiment la bagarre !
Depuis cet échange les sélections pour les Jeux sont tombées et tu n’es pas dedans. Comment l’as-tu appris ?
Effectivement la directrice de la performance m’a appelé quelques minutes avant l’annonce sur les réseaux. Une discussion brève où elle m’explique sans réels arguments. Je ne comprends pas ce choix car il restait du temps pour départager les athlètes. Apparemment la sélection devait être faite par manque de temps, et certaines instances poussaient la Fédé à faire le choix rapidement.
Comment le vis-tu ?
Malheureusement ces prises de décisions ne peuvent être contestées et on doit faire avec. J’aurais aimé être informé plus tôt des critères ou du chemin de sélection mais c’est comme ça, c’est dur. Mentalement ça fait très mal. J’ai dû informer mon coach qui n’était pas du tout au courant, ma famille, mon sponsor, mes amis, la Ville de Paris… Le problème c’est que j’ai du mal à expliquer un choix que moi-même je ne comprends pas.
Comment te remobilises-tu sur des objectifs intermédiaires ?
Je suis parti en Autriche la semaine d’après en sachant que je ne ferai pas les Jeux. Mais comme je suis parti avec mon club, j’étais dans un environnement positif. J’avais envie de faire ce que je sais faire de mieux : me battre sur le tapis.
Or tu te fais mal en mettant une boîte, c’est ça ?
Malheureusement oui, après un gros premier combat, sur un mouvement qui me permet de gagner le combat je me fracture une côte, ce qui m’empêche de pouvoir défendre mes chances à 100 % lors du combat suivant où je m’incline… Quand le mental est dans le dur, souvent le corps suit la direction.
Je me fais volontairement l’avocat du « diable » fédéral : lorsque tu dis que ça se joue sur les grands championnats, n’as-tu pas eu ta chance à plusieurs reprises sur cette olympiade puisque tu étais titulaire aux Europe et aux mondes en 2022 ?
Certes j’ai eu des chances, mais comme mes concurrents. La différence c’est que j’ai toujours dû performer en amont pour pouvoir participer à ces championnats. Je n’ai pas pu participer aux derniers championnats du monde et d’Europe or mon concurrent si, et il n’a eu aucun résultat non plus.
Comment a évolué le dialogue avec le staff au fil de l’olympiade ?
Il n’y avait pratiquement aucun dialogue avec le staff. J’avais l’impression d’avoir fait quelque chose de mal, vraiment. Nous avons demandé une réunion en janvier qu’ils ont voulu faire quelques jours avant le Grand Chelem de Paris. Je leur ai dit que je préférais la faire après. Malheureusement ils ont sorti la sélection avant que cette réunion ait lieu. Ils ont proposé à mon entraineur d’en faire une par la suite mais à quoi bon ? Leur choix est fait et j’ai déjà saisi le CNOSF pour ma non sélection aux championnats d’Europe alors que j’étais le seul médaillé sur le circuit mais l’influence de la Fédération est trop importante pour donner raison à un athlète malgré le meilleur argument la performance…
Un peu de pédagogie pour celles et ceux des lecteurs qui n’ont qu’une vague idée de ces enjeux : comment ça s’articule entre l’apport du coach de club et celui de l’équipe de France ? Quel est le fonctionnement idéal selon toi ?
Le coach de club est le plus important car quand tu as des blessures ou des contre-performances c’est le seul qui sera toujours là. Les entraîneurs nationaux peuvent changer mais aussi avoir leurs préférences. Il y a beaucoup de facteurs qui rentrent en compte. Je suis resté longtemps à l’INSEP mais je me rendais compte que ma façon de m’entraîner évoluait trop en fonction des choix fédéraux. Cela m’impactait trop, j’ai donc décidé de m’entraîner davantage avec mon club afin que, même si je me blesse, même si je fais des contre-performances, on reste focalisé sur le fait de bosser et de s’améliorer.
Être en action plutôt qu’en réaction…
Voilà. Parfois quand on est trop à l’INSEP on se noie dans la masse même si les infrastructures et le suivi médical sont au top. Le fonctionnement idéal pour moi est de prendre ce que tu as à prendre et de réussir à être en harmonie à la fois avec le staff national et avec ton coach de club. Malheureusement tout ne se passe pas forcément pour le mieux dans le meilleur des mondes…
Il y a un autre paramètre qu’il me semble important d’évoquer ici. Tu as eu la douleur de perdre ta maman il y a quelques années… J’imagine que cela a affecté ton implication et tes résultats. Comment t’en es-tu relevé ?
Ce sont les aléas de la vie. J’ai effectivement perdu ma maman il y a cinq ans, malheureusement, d’un cancer qui l’a emportée en deux mois. Forcément ça a été très dur. C’est elle qui m’a élevé et j’étais très proche d’elle. Elle venait à toute mes compétitions. J’ai de la chance d’avoir une famille extraordinaire. Malgré des parents séparés et des grands-parents divorcés, je n’ai jamais manqué de rien et j’ai toujours été épaulé durant cette période. Mon coach de club m’a aussi beaucoup aidé.
De quelle manière ?
J’ai commencé à avoir des comportements qui n’allaient pas avec mon sport. Je gérais mal mes émotions. J’ai même été disqualifié d’un championnat de France par équipes, ce qui a pénalisé mon club. À partir de là on m’a conseillé d’aller voir un psy. Ce que j’ai fait et cela m’a aidé.
Quels souvenirs conserves-tu d’elle ?
J’ai sans cesse ses mots en tête car c’est elle qui me faisait dédramatiser quand je perdais. Elle me disait : « Tu sais ce n’est que du sport, il y a plus grave dans la vie et quand quelque chose se passe dis-toi que c’est le mektoub »… C’est marrant pour une famille qui n’est pas religieuse mais aujourd’hui j’essaie de me répéter ses mots. Ce n’est que du sport mais je ne veux pas laisser des gens décider à ma place donc je continuerai à faire ce que je fais de mieux tant que j’en ai encore les capacités. Et surtout tant que j’en ai l’envie.
Tu rentres du Grand Chelem de Douchanbé où tu t’inclines au deuxième tour contre un Russe…
Déjà, j’étais content de pouvoir aller combattre en Grand Chelem avec mon club dans un environnement sain, entouré de personnes qui me veulent du bien. Malheureusement, je fais une erreur qui ne pardonne pas au plus haut niveau, donc je ne performe pas à cette compétition… Ce que je retiens surtout de cette séquence qui a suivi l’annonce des sélections c’est que ça m’a permis de mettre l’accent sur beaucoup de problèmes que j’ai eu durant cette année olympique. J’ai discuté longuement avec mon coach car on arrive à la fin de quatre années où nous étions focalisés sur les Jeux. Aujourd’hui on a vu cet objectif s’envoler donc forcément c’est dur de rester concentrés et motivés.
Où estimes-tu en être, en ce début de mois de mai ?
On a pris le temps de beaucoup parler. Je pense que je dois faire le deuil de cette situation qui me ronge. Réussir à aller de l’avant et le faire avec des gens bienveillants autour de moi. C’est bête à dire mais ce sport est assez dur comme ça pour rajouter tous ces gens néfastes qui naviguent autour et qui te mettent des bâtons dans les roues. Je fonctionne à l’affectif. J’en ai besoin pour avancer et c’est ça qui me fait continuer aujourd’hui car j’aime mon sport et j’aime les gens avec qui je m’entraîne tous les jours.
Qu’as-tu fait la journée de ta caté en avril aux Europe de Zagreb, où Joan-Benjamin Gaba, le titulaire français pour les JO, est grimpé sur le podium ? As-tu suivi ou au contraire as-tu préféré couper ?
Alors honnêtement je n’ai pas suivi la compétition mais j’étais convaincu qu’il allait performer. Il est dans une position idéale. La Fédé le soutient depuis pas mal de temps maintenant et c’est un très bon judoka donc pour moi c’était la compétition qu’il devait réussir. Il l’a fait et je suis content pour lui car il a fait taire ces mêmes gens qui l’ont sélectionné et qui ne croyaient pas qu’un 73 pourrait performer à l’international. Quand on entend des sélectionneurs dire que les 73 ne servent que pour les équipes et donc peu importe leur résultat en individuel, le but est qu’il soit présent sur les équipes, bah ça fait mal au cœur. Il prouve le contraire à Zagreb et je suis sincèrement content pour lui.
Aucun regret de ne pas avoir été à sa place ?
Évidemment que je me dis « j’aurais pu y être ». J’essaie de ne pas y penser car ça ne m’avance à rien. C’est comme gratter une plaie qui est en train de cicatriser. Ça fait mal et ça n’aide pas à guérir.
Est-il prévu que tu sois appelé sur de prochaines sélections, celles où le titulaire des Jeux ne sera pas par exemple ?
Je ne suis pas sollicité. Je n’ai pas été sélectionné ni pour les Europe ni pour les mondes par équipes. Leurs choix de sélections sont clairs : ils ne veulent pas de moi. Je ne vais pas aller me mettre à genoux devant eux pour obtenir des sélections. J’ai 29 ans et encore beaucoup de choses à montrer dans mon sport. Cette mise à l’écart m’a beaucoup affecté au début mais maintenant je ne suis plus étonné de rien. On donne des sélections complètement aléatoires, ils tentent des choses au détriment de judokas qui s’entraînent toute leur vie. Ils privilégient les judokas qu’ils apprécient personnellement ou qui étaient dans leur club avant de passer du côté fédéral. C’est toujours les mêmes problèmes qui se reproduisent génération après génération.
Tu es effectivement loin d’être le premier à mettre le doigt sur cela. Comment composes-tu avec cette donne qui semble intrinsèque au sport de haut niveau ?
J’essaie de prendre du recul pour ne pas que cela me touche. J’aime mon sport et mon club. Mon coach et moi allons tout mettre en place pour que je puisse vivre ma carrière d’athlète le plus sainement possible tout en allant chercher le plus de médailles. Pour certains c’est leur « poste », pour certains ce n’est que du sport. Aujourd’hui moi c’est ma vie, et je la mène de la manière qui me semble la plus cohérente avec mes valeurs.
Tu viens de remporter deux World Cups en une semaine, à Marrakech puis à Madrid. Comment expliques-tu ce bouquet final sur l’olympiade ? Tu te sens libéré d’un poids ?
Libéré, je ne sais pas. Je pense que le fait qu’on essaie de me pousser vers la sortie ou de me montrer que je n’ai plus ma place m’a beaucoup touché. Je trouve ça normal pour moi d’être à cette place sur ces compétitions. Avec mon coach on avait pour but d’arriver à ma meilleure forme pour les Jeux donc dans un sens c’est normal de gagner. Comme il me l’a dit après ma deuxième finale : « Je suis content pour nous mais c’est pas là où je voulais qu’on soit. » Et il avait raison…
C’est quoi la suite pour toi ?
Pour la suite je vais aller en stage en juillet pour me préparer pour la saison prochaine et je partirai sûrement tout seul m’entraîner à l’étranger en août. J’aime encore ça et j’ai montré que j’étais capable de gagner des combats. Je pense que je mérite d’aller faire des Grands Prix, des Grands Chelems et des championnats. Il s’agirait que les sélectionneurs le comprennent. On est là pour faire des médailles, pas pour régler des guerres d’égos.
Si tu lis l’entretien de Loïc Pietri sur le site, j’imagine qu’il y a des points qui font écho à ce que tu vis. Vois-tu un espoir de changement à court ou moyen terme ?
De l’espoir je ne sais pas, je fais ma route. Je sais comment peuvent être les dirigeants quand ils t’ont dans le collimateur. On a pu voir des énormes champions comme Loïc Pietri se faire mettre de côté malgré leur carrière exceptionnelle donc je me dis que les manières de faire ne changeront pas tout de suite. On tente de se faire entendre en parlant de santé mentale et d’impartialité dans les choix des sélections mais il ne faut pas oublier que nous sommes un sport amateur et tant que personne n’aura à rendre de compte rien ne changera. Alors on essaie d’être le meilleur possible car la réalité c’est que si tu gagnes ils finiront par revenir vers toi. Personne ne tente de s’opposer à Clarisse ou Teddy donc il faut prendre exemple sur eux.
Comment est l’ambiance en interne, à quelques semaines des Jeux, vu de ta position ?
Plus les Jeux approchent, plus les gens sont stressés et ont des comportements néfastes. On voit de la méchanceté, du harcèlement physique et moral. Vraiment. J’espère que les langues se délieront un jour car si nous étions dans une entreprise certaines personnes se retrouveraient dans des positions très délicates. Alors je reste dans mon coin et je ne fais pas de vagues. Récemment j’ai appris par des bruits de couloirs que j’étais viré de l’INSEP. Aucune explication évidemment mais ce n’est pas grave je connais mes valeurs et je continuerai de m’entraîner pour ramener des médailles à ma fédération et à mon pays tant que mon corps et ma tête me le permettent.
Tu as porté la flamme olympique en juillet. Comment ça s’est goupillé pour que tu en sois ?
J’ai eu en effet l’immense honneur de porter la flamme et d’être le dernier relayeur avant la cérémonie d’ouverture. Nous étions un petit groupe de gens qui étaient tirés au sort mais aussi des personnalités publiques. La personne qui m’a donné la flamme était quelqu’un qui avait été tiré au sort. Il était très heureux – tout le monde l’était ! – il y avait énormément d’engouement. C’était vraiment magique. Lorsque j’ai fini mon parcours avec la flamme je l’ai donnée au gardien de la flamme qui allait l’emmener quelques heure plus tard à la cérémonie d’ouverture des Jeux… C’était un super moment, vraiment. Quand j’ai reçu le coup de téléphone deux jours avant, on m’explique qu’il manque un relayeur et que, de par mon histoire et celle de la non-sélection, ils trouvaient que c’était une bonne chose que je puisse quand même la porter. On ne refuse pas un honneur pareil donc j’y suis allé vraiment le cœur léger.
Tu es allé assister à l’épreuve de judo des JO ou est-ce que c’était trop douloureux et tu as préféré te tenir à l’écart ?
À la base je ne voulais pas y aller, et puis finalement j’étais trop curieux je suis allé regarder la journée des -66kg et des -52kg. C’était complètement fou, encore mieux que le Grand Chelem de Paris. Ça m’a fait mal au cœur mais j’ai trouvé ça magnifique… Et je dois avouer que ça m’a beaucoup excité [Rires].
Comment as-tu vécu la journée des -73 kg ? As-tu été surpris par le classement final ?
Évidemment. Ça fait forcément mal de regarder ce que je n’ai pas pu avoir mais c’est le sport que j’aime et c’est la magie des Jeux chez soi !
L’avènement de Joan-Benjamin Gaba, le titulaire français de ta catégorie, médaillé d’argent en individuel et champion olympique par équipes en marquant un point décisif en finale face au Japonais Hifumi Abe : tu es heureux pour lui ou c’est encore difficile pour l’instant ?
En vrai, tous les éléments étaient réunis. Il a été très très fort, vraiment. Je ne peux que saluer sa performance. Il a dû vivre quelque chose de magique !
Le gars a 23 ans, toi tu arrives sur tes 30. Tu te dis que c’est plié pour un moment ou au contraire est-ce que ça te motive ?
Évidemment je me dis que sans médaille il était déjà très apprécié, alors maintenant j’imagine même pas… Après, encore une fois, chacun écrit son histoire. Je ne vais pas m’empêcher de gagner des compétitions pour autant. Je l’ai dit et je le répète : je prendrai tout ce que j’ai à prendre.
Si le Benjamin de 2024 pouvait donner des conseils de vie et de carrière au Benjamin qui nouait sa première ceinture blanche à l’âge de trois ans, que lui dirait-il ?
Je lui dirais de bien se préparer mentalement. On pense que c’est le physique qui est le plus dur mais pour moi c’est le mental qui est le plus propice à la blessure et c’est lui qui est le plus dur à soigner. Je lui dirais de bien s’entourer et de ne pas se tromper sur ce point… J’avais trois ans lorsque j’ai noué ma première ceinture blanche. Jamais j’aurai pensé en faire mon métier ! Je sais que j’ai déjà beaucoup de chance de vivre de ma passion même si, j’avoue, je ne pensais pas que cela me donnerait autant de plaisir que de peine. – Propos recueillis par Anthony Diao, hiver-printemps-été 2024. Photo d’ouverture ©Laëtitia Cabanne/JudoAKD.
Une version en anglais de cet entretien est disponible ici.
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