Toma Nikiforov – Les années Kalashnikiforov

Né le 25 janvier 1993 à Schaerbeek (Belgique), Toma Nikiforov est d’abord ce robuste cadet de seize ans avec qui, en mai 2009 à la Maison du judo de Lyon, nous avons enchaîné trois jours durant les uchi komi et les randori pendant le stage international qui suivait le Tournoi de France, étape incontournable du circuit junior de l’époque qui vit passer cette année-là de futurs grands noms comme Laura Vargas-Koch, Clarisse Agbégnénou, Audrey Tcheuméo, Akari Ogata ou Loïc Pietri… Un an plus tard, de passage avec mon aîné en chambre d’appel du même Tournoi de France, un -100 kg encapuché aux couleurs de la Belgique nous retient tous les deux par la manche. « Tu te rappelles de moi ? C’est Toma, on avait fait ensemble sur le stage l’an passé, et ton fils à toi s’appelle aussi Thomas, c’est ça ? »  Regard ténébreux, barbe naissante et sourire carnassier, le colosse a de la mémoire et ne tourne pas autour du pot. Il s’apprête à se hisser sur le premier des trois podiums qu’il enchaînera sur ce tournoi qu’il remportera sans coup férir les deux éditions suivantes – avec en prime cette confidence légendaire juste avant d’affronter le Japonais Takumi Asanuma en finale du Tournoi 2011 : « Je ne le connais pas, mais je vais le défoncer« . Et de joindre le geste à la parole en enchaînant deux waza-ari et un rugissement appelé à faire vibrer par la suite bien d’autres enceintes tout autour du globe.

 

24 mai 2015. Médaillé de bronze aux Masters de Rabat après un ura-nage de mammouth sur le Suédois Martin Pacek. ©Paco Lozano/JudoAKD

Des championnats du monde de Rio en août 2013 jusqu’aux Jeux olympiques dans la même ville en août 2016, Toma Nikiforov fut l’un des onze « personnages » de la World Judo Academy, un feuilleton en dix-huit épisodes que j’ai eu le privilège d’animer pour le compte du bimestriel français L’Esprit du judo. Il y côtoyait la Française Amandine Buchard, la Hongroise Hedvig Karakas, l’Israélienne Yarden Gerbi, l’Américaine Kayla Harrison, la Cubaine Idalys Ortiz, le Russe Yakub Shamilov, le Sud-Africain Gidéon « Jacques » Van Zyl, le Canadien Antoine Valois-Fortier, le Brésilien Tiago Camilo et l’Égyptien Islam El Shehaby – un précis de symétrie et de juste mesure des aspirations, des contingences et des réalités d’une génération à l’ADN multiple. Ces trois années furent aussi celles de l’explosion par paliers de l’enfant du Judo Royal Crossing Club de Schaerbeek sur le circuit international sénior. Et la découverte par le grand public d’une personnalité intense et entière, affectueusement surnommé au gré des épisodes de la série « Les choux de Bruxelles », en référence à ses oreilles de kata-gurumiste, ou « Monsieur Kalashnikiforov », au vu de ses célébrations tout en intériorité et en retenue (non).

 

25 juin 2015. Première de ses quatre médailles continentales en six ans, ici pour le bronze face au Portugais Jorge Fonseca aux Jeux européens de Bakou. ©Paco Lozano/JudoAKD

 

Et puis les saisons sont passées, entrecoupées de chaleureuses retrouvailles – une virée nocturne entre Bruxelles et Namur, quelques uchi-komi, randori ou veillées au clair de lune partagés lors de reportages à Sotchi, Castelldefels ou Mittersill, notamment. Le 19 juin 2025, pile le jour où il aurait dû combattre à ses huitièmes championnats du monde à Budapest, l’un des plus beaux palmarès du judo masculin belge de ces dernières décennies officialise sa retraite. Une décision glissée sans prévenir quelques semaines avant au beau milieu du présent entretien. Une conversation au long cours démarrée un an plus tôt, en amont de JO de Paris 2024 où l’expression argumentée de sa frustration aura – qui sait ? – peut-être contribué à faire bouger les lignes en termes de règles d’arbitrage. Comme le testament d’un combattant qui n’aime rien moins qu’entrer dans l’arène au son du Thunderstruck d’AC/DC. Corps tatoué de partout, des mains comme des guillotines lorsqu’il se lance en liaison debout-sol, envie d’en découdre dès qu’il a posé un orteil sur le tarmac de la compétition de la semaine. Un homme qui se sera toujours attaché à vaincre « en bonhomme« , à l’instar de sa joie communicative lors d’une ultime sortie par équipes mixtes, il y a deux mois tout pile aux Europe de Podgorica.  Seize ans en 2009, trente-deux en 2025. Une demi-vie est passée. Ce solide compagnonnage valait bien un entretien en mode good ol’ days, mais pas que. – JudoAKD#037.

 

 

 

Une version en anglais de cet entretien est disponible ici.

 

 

Podgorica, Monténégro, 27 avril 2025. En renversant le +100 kg français Tieman Diaby en repêchage des championnats d’Europe par équipes mixtes, Toma Nikiforov apporte à sa « petite » Belgique enfin réunifiée le quatrième et dernier point qu’il lui manquait pour éliminer l’intimidant voisin français, double champion olympique en titre de la spécialité – une joie et une fierté collectives immenses. ©EJU/JudoAKD

 

Nous sommes au printemps 2024 lorsque débute cet entretien au long cours. Tes troisièmes JO arrivent. Qu’est-ce qui a le plus changé sur le circuit international par rapport à tes premiers pas vers 2009-2010 ?

Qu’est ce qui a le plus changé sur le circuit ? La mentalité, déjà. J’ai quand même aujourd’hui un décalage d’une quinzaine d’années, et l’évolution que j’observe personnellement me semble assez négative – je te parle là du côté humain. Il y a beaucoup de faux gentils, de fausses amitiés, de « moi t’as vu, j’ai tel comportement devant les caméras, j’ai un autre comportement quand il y a du public, et encore un autre comportement quand on est entre quatre-z-yeux etc.« . J’ai du mal avec ça.

 

Et s’agissant des règles, de l’arbitrage, des nations dominantes… ?

Au niveau des règles, l’idée apparemment c’est de mieux protéger l’athlète, mais je trouve que dans la réalité c’est un peu différent. En tout cas ça n’a pas d’incidence sur la hiérarchie des nations. Les grosses nations restent les grosses nations et les petites nations restent les petites nations [sourire]… La grosse évolution, pour moi, c’est celle du calendrier. Le programme est aujourd’hui extrêmement chargé. Il y a des dizaines et des dizaines de Grands Chelems, des championnats du monde chaque année y compris l’année des Jeux, les Masters, les Europe. Il y même eu une saison avec deux championnats d’Europe [en sortie de covid, avec des championnats d’Europe à Prague en novembre 2020 puis à Lisbonne en avril 2021, NDLR] ! Sur cette année 2024, par exemple, on a championnats d’Europe, championnats du monde et Jeux Olympiques en moins de trois mois. Ce qui est complètement inhumain ! Les gens pensent, voilà, on a ces trois compétitions en trois mois, c’est pas grand chose… Mais c’est qu’il faut aussi s’entraîner entre deux. Et du coup on n’est jamais à la maison, on est en stage en permanence. Et sur les stages, il y a des centaines et des centaines d’athlètes. En soi c’est super, mais on doit diviser les groupes en trois, donc on fait des randoris en trois groupes – et même en trois groupes ça reste limite, donc il y a un gros risque de blessure aussi… En gros tu n’as pas le droit d’avoir un moment de relâche parce que c’est tout le temps la course pour les points, les rankings, etc. Donc le programme, je pense, est beaucoup trop chargé par rapport à ce qu’on devait faire auparavant. Et le fait de n’avoir que dix-huit qualifiés directement pour les Jeux par catégorie, je crois que c’est un peu trop peu. Dans certaines catégories, même le dix-huitième peut faire finale, donc c’est chaud !

 

Tu fais partie des mecs qui doivent gérer en permanence leur poids. Jusqu’à combien es-tu monté hors compétition ?

C’est sûr que ça fait hyper longtemps que je gère le poids. Ça aussi c’est quelque chose qui doit évoluer en fonction de l’âge. Je ne fais pas le même régime maintenant que quand j’avais vingt ou vingt-cinq ans. Hors compétition, mes plus grosse montées ont souvent été après les Jeux, aux alentours de cent quinze kilos. Ça c’est vraiment mon maximum parce que voilà dans ces phases-là je ne monte même plus sur la balance en fait [rires]. Je ne réfléchis plus à ce que je mange. Je fais vraiment all-in et j’essaie d’en profiter vraiment à 100 %. Je suis un bon vivant et je mange beaucoup parce que j’adore ça.

 

Quelle a été ta pire descente au poids depuis tes débuts ?

Ma pire descente a été au Grand Chelem de Paris en 2022, l’année où je gagne. Je me réveille le matin de la pesée il me restait quatre kilos, ce qui est trop. C’est pas dans mes habitudes et c’est l’unique fois où j’ai dû perdre autant de poids en une journée. Donc j’ai fait un entraînement le matin et puis un deuxième entraînement une heure et demie avant la pesée. Bizarrement ça s’est ressenti à la compétition. Au tout début, sur les deux premiers combats j’étais pas terrible mais après je suis monté en puissance et j’ai gagné.

 

Et la descente que tu as le mieux maîtrisée ?

Les trois-quarts du temps, je fais mon poids correctement et, oui, on n’est pas toujours en top forme, parce que voilà, ça, c’est le judo. Tu peux t’entraîner comme un malade. Tu peux ne pas être blessé, penser être en forme, et puis tu montes sur le tapis et voilà, il y a un petit hic. T’as les jambes lourdes ou peut-être que tu n’es pas prêt psychologiquement. Ou bien t’as le gars en face qui te bloque de partout. T’as l’impression de ne pas te sentir bien. Sur chaque compétition, t’as un peu ce phénomène de surprise qui est quand même assez difficile. Maintenant, si t’as fait le boulot en amont, les chances de se sentir moins bien sont assez faibles. Mais ça reste toujours une éventualité.

 

6 février 2022. Enfin la victoire au Grand Chelem de Paris, ici en finale face à l’Israélien Peter Paltchik. ©Gabi Juan-EJU/JudoAKD

 

À l’heure où nous échangeons [printemps 2024], tu es au coeur d’une longue séquence sans podium. Elle dure depuis ton titre au Grand Chelem de Paris en février 2022. Est-ce la plus longue période de disette de ta carrière ?

C’est effectivement – et de loin – la plus longue période sans podium de ma carrière. Énormément de cinquièmes places. Je n’aime pas dire ça, mais malheureusement, l’arbitrage joue énormément sur mes performances. Ce n’est pas des décisions toujours correctes. Aux Masters de Jérusalem fin 2022, par exemple, je devais être sur le podium, sans hésitation… Je n’ai pas vraiment d’explication hormis le fait que la concurrence dans notre catégorie est ignoble. Il y a beaucoup de jeunes qui sont très forts. Et des anciens qui restent de ma génération, et même certains plus anciens encore, comme le Serbe Kukolj, qui continuent de performer. Il y a une densité assez importante je trouve, en -100, avec des Russes qui sont un peu hors normes, comme Kanikovskiy ou Adamian, qui restent en plus des athlètes relativement très jeunes.

 

Damiano Martinuzzi n’est plus ton coach depuis août 2023, date à laquelle il est parti pour le PSG Judo et où le Néerlandais Mark van der Ham a pris sa suite à tes côtés. Comment as-tu vécu ce changement ? 

C’était un choix dont nous avons discuté ensemble. Le fait que Mark le remplace, ça m’allait car le changement peut toujours apporter des choses positives. Malheureusement nous sommes moins en phase avec Mark que je ne l’étais avec Damiano, c’est comme ça. Damiano me connaît de longue date et il me connaît par coeur. Il aimait bien s’entourer de professionnels. Il était à l’écoute, avec cette volonté d’apprendre tous les jours. C’est un peu différent aujourd’hui de ce côté-là mais c’est ainsi.

 

Quels sont les autres personnes qui comptent dans ta préparation ?

Le préparateur physique. Nous sommes en contact en permanence avec lui comme avec le staff médical. Ça, pour moi, c’est une des choses les plus importantes, en particulier sur cette fin de carrière. Quand tu passes la trentaine, le corps réagit et récupère différemment, c’est une réalité. Tous les trucs chiants dont tu peux parfois te dire que ça va passer tout seul quand tu es plus jeune, quand tu approches de la trentaine, la vérité c’est que ça ne passe plus aussi facilement. D’où le soin nouveau porté aux étirements, aux exercices avant l’entraînement, aux exercices après l’entraînement, ceux quand tu es censé être au repos, etc. Petit à petit tu as plein de petits trucs casse-couilles en apparence que t’es obligé de faire quand tu prends de l’âge. Et il vaut mieux les faire [sourire].

 

Pour les JO de Paris, tu te qualifies ric-rac à la ranking, right ? Le grand public mesure parfois mal la nervosité que cette course à la qualification occasionne dans la dernière ligne droite. As-tu douté ? 

La ranking c’est toute une histoire pour nous les athlètes, ça aussi. Même si tu sembles à l’aise au niveau de ton classement, il suffit que tu passes deux ou trois tournois et que tu aies des nouveaux qui débarquent, qui prennent beaucoup de points et toi tu perds vite cinq, six places. Donc il faut tout le temps sortir… Or qui dit tout le temps sortir dit jamais vraiment être en top forme ou jamais être bien reposé, et donc un risque accru pour les blessures… Si t’es bien à la ranking tu peux te permettre de cibler un peu les tournois, mais dans l’ensemble t’es toujours obligé de te montrer. Avant, c’était différent. Il y avait moyen de peut-être faire un podium aux championnats du monde, un podium en Grand Chelem et ensuite de ne plus te voir pendant un certain temps. Ça permettait d’éviter que les gens t’étudient… Aujourd’hui t’es obligé de sortir en permanence pour pouvoir rester dans le Top 8 ou rester dans une place confortable à la ranking pour être qualifié pour les Jeux olympiques. C’est usant.

 

Est-ce que tu sens cette olympiade raccourcie plus stressante que la précédente, qui s’était étirée sur cinq ans ?

Le fait que ce soit trois ans n’a rien changé. J’ai pas du tout ressenti de pression par rapport à ça. Moi j’étais sûr que j’allais me qualifier. Que ce soit ric-rac, que ce soit large, je ne regardais pas vraiment. Et puis je vais te dire : si je ne me qualifie pas pour les Jeux, c’est que le niveau n’y est pas et ça pour moi ça veut dire que ce n’est pas la peine de continuer. En sachant que les dix-huit premiers sont qualifiés et que nous pouvons potentiellement tous être sur le podium. Le tirage joue un gros rôle là-dedans.

 

Debout à droite, dans un casting comprenant notamment Benny B ou Teheiura de Koh Lanta. ©RTL Belgium/Jean-Michel Clajot

 

C’est quoi cette histoire de jeu télévisé auquel tu as participé récemment en Belgique ?

Oui ça s’appelle Les Traîtres. C’est sur RTL TVI, avec des gens qui ont retransmis aussi sur Twitch et compagnie… C’est une sorte de loup-garou mais en mode télé-réalité, en gros. On est quatorze personnalités plus ou moins publiques, avec chacun un rôle à jouer. Le premier jour ils désignent deux ou trois traîtres, je ne me souviens plus. Bien sûr, les autres ne le savent pas, il n’y a que les traîtres qui le savent. Ceux qui ne sont pas traîtres doivent découvrir qui sont les traîtres, pendant les jeux, pendant la journée, etc. Et chaque soir il y a un vote. Celui qui a le plus de votes est éliminé. Si c’est un traître, tant mieux. Si c’est pas un traître, mais un autre qu’on appelle un fidèle, alors là c’est pas bon. À la fin de la semaine, s’il reste un ou plusieurs traîtres, les traîtres ont gagné. S’il n’y a plus de traîtres, c’est les fidèles qui ont gagné.

 

Comment ça s’est passé pour toi ?

Deux jours avant la finale, une des candidates se retrouve seule traître et elle me recrute dans son équipe, sans que les autres le voient. Moi, si j’accepte, je deviens traître avec elle. Si je refuse, je suis éliminé du jeu. Mais j’avais tissé pas mal de liens avec certains des participants. Et donc, pendant deux jours, j’ai joué le rôle du traître et je l’élimine elle, le dernier jour. Et aucun des autres ne me soupçonne. Du coup, je me retrouve seul traître et je touche les vingt mille euros promis au vainqueur [sourire].

 

Est-ce que le temps du tournage t’a obligé à décrocher longtemps du judo ?

De mémoire le tournage était en septembre 2023 et la diffusion au printemps 2024. Nous étions l’année avant les Jeux mais suffisamment loin pour que ça n’ait pas trop d’incidence au niveau du judo… D’ailleurs ça a failli ne pas être diffusé parce qu’entretemps une des candidates a eu des soucis avec la justice pour des histoires antérieures au tournage… Il y a aussi eu quelques tensions avec des participants pendant le tournage mais au bout d’un moment les choses ont fini par rentrer dans l’ordre. Et au final ça reste une belle expérience.

 

L’émission a eu du succès ?

Écoute la télé moi je t’avoue je regarde quasi jamais. En revanche je sais que dans le monde du judo ils ont tous regardé et qu’ils ont trouvé ça super intéressant. Tous m’ont confirmé que j’étais un chacal, d’une part parce que l’émission s’appelle Les Traîtres et d’autre part parce que la manière dont j’ai joué le coup, vraiment on pouvait pas mieux faire [rires]. J’aime pas me jeter des fleurs mais quand je l’ai vue à la télé je me suis dit que c’était impossible que je perde ! J’ai même reçu des messages de Français qui ont regardé cette saison-là ainsi que les deux précédentes et qui m’ont dit que, toutes saisons confondues, il n’y avait pas eu meilleur participant [rires] !

 

Rio de Janeiro, 11 août 2016. Débuts olympiques victorieux face à l’Iranien Javad Mahjoub. ©Paco Lozano/JudoAKD

 

Près d’un an – et de nombreux échanges WhatsApp – ont passé depuis le début de cet entretien. Nous t’avions laissé après les JO de Paris sur tes déclarations sur l’arbitrage. Tu m’avais par la suite dit qu’on t’interrogeait beaucoup là-dessus et que tu aspirais à ne pas être prisonnier de cette prise de parole, c’est ça ?

C’est ça.

 

Est-ce au retour de tes vacances post-JO que te décides de changer de catégorie de poids ?

En fait j’avais déjà eu plusieurs fois l’occasion de combattre en +100 kg lors de compétitions par équipes en Belgique, en France, en Bulgarie aussi. Et je voyais que ça se passait bien.

 

Tu faisais tomber ?

Oui, je faisais tomber et surtout le poids moyen en +100 kg, pendant longtemps, c’était plutôt 170 kilos. Or il y a de plus en plus de gars aujourd’hui qui sont athlétiques et qui sont à 135, 140 kg, et là pour moi ça va encore. Au-delà ça devient vraiment lourd.

 

C’est comment alors, le monde des +100 kg, quand on vient de la catégorie du dessous ?

Une fois ma décision prise, mon plus grand combat a ensuite été de convaincre les gens d’arrêter de sous-estimer l’impact que ça a de combattre en +100 kg. Les gens disent, ouais, c’est des grosses larves, tu bouges un peu, ils tombent, ils roulent… En fait c’est pas du tout ça.  Bien sûr, il y a différents profils, mais moi je te parle du top. C’est pas des grosses larves qui se fatiguent et qui abandonnent et qui roulent. Les mecs, c’est des monstres. J’ai vraiment l’impression de combattre contre des Twingo, c’est un truc de fou. C’est lourd, c’est puissant. Ta jambe, si elle n’est pas bien mise, avec la vitesse, la puissance qu’ils développent, si tu ne la bouges pas toi-même, ils te la brisent en mille morceaux. C’est à ça que je devais faire vraiment très attention, parce que je n’avais pas envie de me faire une grosse blessure. Et ça [il montre son doigt récemment opéré], cette blessure-là, jamais elle serait arrivée si j’étais en -100 kg. Jamais de la vie.

 

Comment tu t’es fait ça ?

C’est contre le Néerlandais, aux Europe par équipes de Podgorica. C’est cette histoire de puissance dont je te parlais juste avant. Nous sommes manche-manche, je lance sode, mais je ne sens rien. Et puis en voulant reprendre la garde au deuxième hajimé, je sens que j’ai deux doigts qui restent tendus. Je pense qu’ils sont déboîtés, donc je commence à tirer dessus. Et là, je commence à sentir une douleur. Et quand je sors du tapis, le doc me dit, oui, tu as déchiré tes tendons, donc il me fait un strap avec les doigts comme ça. Et je me débrouille avec ça contre le Français, puis contre l’Allemand.  

 

Et tu es arrêté combien de temps, là ?

Au minimum six semaines.

 

Podgorica, 27 avril 2025. Battu la veille en individuels par l’Allemand Erik Abramov, Toma Nikiforov met un point d’honneur à prendre sa revanche face au même par équipes, sous les acclamations de Dirk Van Tichelt et de Gabriella Willems. Le dernier ippon de sa carrière. ©Paco Lozano/JudoAKD

 

L’intéressant avec cette montée en +100 kg, c’est que tu as tout de suite débloqué ton compteur avec ta médaille au Grand Chelem de Paris en février 2025. Trois ans et dix-sept sorties internationales sans médaille, ça t’a fait douter ?

C’était vraiment dur parce que j’ai souvent fait cinquième dans cette période. Or durant toute ma carrière, je n’avais quasi jamais fait cinquième. Et la place de cinquième, dans l’absolu, à chaque fois je me dis putain, c’est la pire place, c’est horrible. Et puis à un moment, il y a une période où je n’ai moi-même fait que ça. Et là, tu te poses des questions. J’arrive sur mes trente, trente-et-un ans, je sens une grosse différence avec mes vingt-huit, vingt-neuf ans, vraiment. Je sens que ça devient dur. Maintenant, je ne me trouve pas du tout d’excuses. J’avais besoin de changer des choses, notamment au niveau de l’entraînement.

 

C’est-à-dire ?

Il y avait des thèmes de travail qui pour moi étaient très compliqués. En stage par exemple, je devais combattre sans attaquer. Il fallait absolument que je contrôle tout avec le kumi-kata, que je mettre un score en fin de combat et que je gère ensuite. Et ça je suis désolé mais ça marche peut-être avec Matthias Casse mais pas avec moi. Ce n’est pas mon style de judo. Du coup j’étais fort limité et ça a généré des tensions. Et ces tensions ont rejailli sur mon plaisir à pratiquer et donc, sans doute, sur mes résultats.

 

C’est vrai que Matthias, par rapport à une époque où c’était un métronome, fait aujourd’hui de petites erreurs qu’il ne faisait pas avant…

Matthias, ses adversaires commencent à bien le connaître et c’est normal. C’est ça qui est dur dans le judo et dans le haut niveau en général : atteindre le sommet, c’est « facile », entre guillemets. Mais rester au top, ça c’est compliqué. Et Matthias, ça fait un moment qu’il est au top et c’est sûr qu’il va encore performer. Mais il ne faut pas sous-estimer aussi la vitesse avec laquelle les jeunes générations peuvent réussir à nous remplacer. Regarde le Russe Timur Arbuzov dans sa catégorie des -81 kg…

 

Impressionnant, effectivement…

Ils ont sorti des écoliers, les Russes. Les mecs ils ont des têtes d’enfants et tout et c’est des tueurs à gage, quoi. Je suis content pour eux mais on voit qu’on n’est pas du tout sur la même planète. Niveau entraînement, je te raconte pas, c’est très très costaud.

 

À propos de Russes, au dernier Grand Chelem de Paris, tu es le seul à ne pas prendre ippon face à Inal Tasoev, qui te domine d’un waza-ari en demies. J’écris un article sur lui en ce moment. Comment tu le trouves, dans les mains ?

Il est à la fois impressionnant et pas impressionnant. Il ne fait pas très musculeux quand tu le vois comme ça, et après la première minute trente ça chute quand même pas mal physiquement, mais à côté de ça il a des aptitudes que pas beaucoup peuvent atteindre. Un coup d’oeil, un coup de rein, une stabilité : bref, pour ce qui est de sentir le judo, c’est pas mal du tout… À Paris, il lance son kata à genoux. Moi je bloque une première fois et là je pense que je peux prendre sa ceinture et faire rouler. Sauf qu’il se réajuste et qu’il relance une attaque dans l’attaque, et cette fois ça part. Je prends waza-ari et ça finit comme ça… J’ai pas pu m’exprimer comme il fallait – sans doute parce que j’étais encore une croquette avec mes cent-dix-neuf « petits » kilos [rires].

 

Paris, 2 février 2025. De retour sur un podium international après une traversée du désert de trois ans, aux côtés du Russe Inal Tasoev, du Coréen Seungyeob Lee et du Japonais Yuta Nakamura. ©Gabi Juan – EJU/JudoAKD

 

À présent que Mark van der Ham est parti, c’est Dirk Van Tichelt qui l’a remplacé sur la chaise…

Oui, avec Svilen Skerlev, qui est l’ancien coach de la -57 bulgare Ivelina Ilieva. C’est moi qui les ai mis en contact et ils l’ont apprécié. Il a de l’expérience et c’est ce que la Fédération voulait. Ils ont vu que c’était un bon coach et qu’il fait du bon boulot.

 

Une vraie complicité se dégage de ta relation avec Dirk. Ça s’est vu encore après votre victoire sur la France aux Europe par équipes mixtes…

Nous avons été athlètes ensemble. Nous avons ce vécu qui nous rapproche, c’est indéniable. Surtout, il y a ce côté humain qui est correct avec lui. Il comprend parce qu’il a lui-même fait une longue carrière aussi. C’est vraiment un bon gars. Quand tu vas combattre, tu sens que tu n’es pas seul. Tu sens qu’il est là, qu’il a envie à fond et il te transmet ça. Et moi je trouve que c’est super important.

 

Et du coup, vous avez réussi à monter cette équipe de Belgique unifiée aux Europe 2025. J’étais resté sur cette discussion en 2018 en Azerbaïdjan, quand les deux Corée avait présenté une équipe unifiée. J’avais parlé à l’époque avec Damiano Martinuzzi et Cédric Taymans côté francophone, mais aussi avec Mark et Robert Krawczyk côté néerlandophone. Je leur avais demandé à chacun c’est pour quand l’équipe belge, ils m’avaient tous dit, mais ça, c’est pas prêt d’arriver… Qu’est-ce qui fait que ça a marché cette fois ? C’est la personnalité des coaches ou c’est au niveau des dirigeants que ça se joue ?

Je crois que c’est la personnalité des coaches. Il y a un renouveau. Dirk est jeune. Les dirigeants de la Fédération francophone sont jeunes aussi. Et puis nous avons de jeunes et bons athlètes dans chaque catégorie, ce qui nous aide. Maintenant, j’ai vu dans beaucoup de commentaires, oui les Français ils ont perdu parce qu’ils n’ont pas mis l’équipe A… Mais même avec votre équipe D, vous devez gagner contre nous, normalement ! Mais vous êtes beaucoup trop vaniteux, c’est pour ça qu’on vous a niqués correctement [rires]. Parce que nous non plus nous n’étions pas non plus avec notre meilleure équipe, hein. Notre -57, c’était une jeune qui n’était même pas qualifiée pour les Europe individuels, parce que la leader elle revient d’un croisé, elle n’était pas encore prête, donc on a mis vraiment une jeune. Bon OK, en -70, là on a Gabriella Willems, médaillée olympique, mais en +70 c’est une jeune de vingt ans qui participait à ses premiers championnats d’Europe. En -73, pareil, c’était les premiers Europe du jeune Tchétchène. En -90, il a vingt ans, ce sont ses premiers Europe. Et t’as moi en lourds, avec Yves Ndao…

 

Comment c’était, entre les deux équipes, en chambre d’appel ?

Alors quand les Français sont sortis contre nous, on a vu dans leurs yeux quelque chose comme « Qu’est ce que vous allez faire ?« … Tu sais, je m’entends super bien avec Dany Fernandes, le coach français. Il a été athlète dans la même catégorie que Dirk, notre coach. Je lui ai dit si c’est 3-3, tu montes toi contre Dirk, et on en a rigolé. Les deux me disent oh non, je suis pas prêt et tout, et puis je vois que ça fait rire Décosse, la coach des féminines françaises. Je la vois taper sur le dos de quelqu’un, je dis vas-y tape sur mon dos aussi, elle a dit non, j’aurais des problèmes… Donc oui, il y avait une bonne ambiance entre les coaches et moi. Les athlètes, j’ai pas trop calculé mais je suis content. Vraiment, pour nous, c’était notre plus belle victoire ce jour-là, plus encore que celle sur nos vieux rivaux des Pays-Bas. Au final on leur met 4-2, mais c’est même pas que ça. Nous avons mis des ippons et, en plus, il y avait entre nous cette fusion que je n’ai pas ressentie chez les Français parce que pardon mais les top joueurs dans l’équipe française, on voit qu’ils sont souvent à part de ceux qui sont un peu moins forts. Au lieu justement de les tirer vers le haut, ils les ignorent. On voit qu’ils sont pas de la même classe, alors que nous on a fait tout, on était une équipe, il y avait six personnes à chaque fois sur le tapis, plus les entraîneurs, et c’est ça qui a fait notre force.  Parce que la -57 qui ne devait même pas être là, elle a combattu comme elle n’a jamais combattu. Noah qui a vingt ans, qui va mettre le ippon à Alexis Mathieu, ça peut peut-être plus jamais arriver, mais il fallait le faire à ce moment-là et c’est à ce moment-là qu’il l’a fait, et puis voilà.

 

 

Tu sais à quoi ce que tu décris me fait penser ? En athlétisme, à l’époque où les États-Unis archi-dominaient le sprint mondial, les Français avaient réussi à leur piquer le record du monde pendant quelques mois, en 1990. Individuellement, ils étaient loin derrière mais par contre, ils bossaient. Ils travaillaient les transmissions. Les Américains, eux, se disaient qu’étant meilleurs individuellement, ils avaient juste à compter sur leur vitesse et à se passer le bâton. Sauf qu’en fait la transmission, ça se travaille. Parfois les gars se télescopent, parfois ils ne sont pas synchronisés, le relayeur part trop tôt et doit freiner ou trop tard et l’autre doit décélérer… Les Français ont joué sur le fait qu’une bonne transmission collective peut compenser de moins bonnes références individuelles sur le papier. La grande leçon c’était qu’une équipe n’est pas qu’une addition, c’est aussi une démultiplication. C’est ce qui se dégageait de l’équipe de Belgique sur ces Europe. Y compris dans les tribunes où la réaction de ton coéquipier Yves Ndao est devenue virale…

Oui Yves… Nous avons eu une discussion après coup, lui et moi.

 

Pourquoi ?

Écoute, je me pète les doigts contre les Pays-Bas. Lui il monte ensuite sur l’Italie. Pendant 3’20, il défonce Pirelli. Pirelli a deux shidos, il n’en touche pas une. Puis Yves change de garde, il prend yuko et il perd. Et puis après, contre les Français, on discute entre nous de la composition de l’équipe. Et moi mes doigts, je sens que c’est de pire en pire. En face, le Diaby, c’est lourd. C’est 165 kg, costaud, droitier. À la limite, si c’était un gaucher, je devrais peut-être avoir un peu plus de facilités, mais là c’est un droitier. Donc je dis à Yves si t’es chaud de combattre, vas-y. Là il me dit qu’il a mal à l’épaule. Et ça c’est juste entre nous, pas devant les coaches. Quand la feuille est devant l’entraîneur, je dis : mets Yves contre les Français, et là Yves il fait une tête vraiment… Eh merde, je dis non, tu mets pas Yves, mets-moi, c’est bon… Résultat je gagne mais tu vois bien sur la vidéo qu’Yves saute partout et qu’il aurait peut-être pu y aller malgré tout. Le haut niveau, ce sont ces carrefours-là aussi. Et donc je lui en ai touché deux mots rapidement, après. Pas qu’à lui, aux jeunes aussi. Idem pour le -73 qui était dans ma chambre. Quand il se réveille, il me dit : « J’ai mal partout, j’ai jamais eu ça« . Et moi je me réveille : « Mais ça c’est pas normal. Tu dois avoir mal comme ça tout le temps, après chaque compétition. Si là c’est la première fois que t’as l’impression d’avoir tout donné, c’est qu’en individuels tu donnes pas tout. Et c’est pour ça que tu vas faire des cinquièmes et des septièmes places, plein de fois. C’est pas parce qu’on est en équipe que tu dois donner plus que quand t’es en individuel. C’est exactement la même chose. Après une compétition, quelle qu’elle soit, t’es défoncé. Si tu donnes pas tout, tu n’y arriveras pas. »

 

C’est un constat qui dépasse le sport de compétition…

Les jeunes en ce moment, pas qu’en Belgique, mais partout, c’est tellement tout est donné, tout est facile, ils ne se cassent pas le cul. Ils veulent une information, ils vont sur Internet. Les entraînements, c’est à la carte. Même les entraîneurs, c’est devenu des gentils.

 

C’est quelque chose qui s’observe parfois aussi dans les clubs. Quand le professeur laisse une pause pour aller boire de l’eau, je vois des judokas, ados ou adultes, en profiter pour discrètement jeter un oeil sur leur téléphone. Après, en général, quand l’entraîneur s’en aperçoit, il n’y a pas de deuxième fois…

Oui je vois ça avec ma fille qui a quatre ans, bientôt cinq, c’est déjà la guerre pour le téléphone. Déjà la télé c’est pas bon mais alors le téléphone… En plus elle porte des lunettes, elle doit mettre des caches, on a dû l’opérer et tout, pourquoi se laisser happer par ça ?

 

C’est vrai que tu es très famille, toi. Tes parents viennent toujours te voir combattre dès qu’ils le peuvent ?

Bien sûr. D’ailleurs, à Podgorica sur la décision qui nous coûte la médaille de bronze par équipes contre les Allemands, valait mieux que le corps arbitral ne croise pas ma mère, je te le dis [sourire].

 

Quelle famille [sourire]…

Mais moi je te dis, l’agressivité que j’ai en moi, c’est de ma maman que je la tiens. À Podgorica, si je ne la retiens pas, elle y va. Elle et mon père, faut pas les chercher.

 

« L’agressivité que j’ai en moi, c’est de ma maman que je la tiens. » ©Paco Lozano/JudoAKD

 

À propos de famille, qu’est-ce que ça a changé pour toi, la naissance de tes filles en 2020 et 2024 ?

Ça change tout. La question de l’organisation, déjà, c’est pas évident. En fait au début quand c’est bébé, c’est pas grave. Mais moi aujourd’hui je n’ai plus de respect pour les gens qui ont un enfant, c’est fini.

 

Comment ça ?

Un enfant, c’est les vacances [sourire]. Deux, mais c’est la guerre, mec ! Au début, quand c’est bébé, c’est rien. Mais c’est après, quand ça marche, qu’il faut jouer avec et tout. Et moi, quand je rentre, je fais pas les choses à moitié : je ne l’emmène même pas à l’école, on reste des journées ensemble à jouer. On fait plein de trucs. Et ma fille, c’est devenu une petite machine pour ça, je pense. Parce que je fais vraiment tout ce qu’un papa peut faire, mais puissance trois ou cinq, pour compenser le fait que je suis souvent parti. Donc quand je suis là, je dois faire un max pour qu’elle ait de bons souvenirs et pour qu’elle ne ressente pas ce manque. C’est vraiment top. Mais ça prend de l’énergie, il n’y a rien à faire.

 

Ça te fait un point commun avec Loïc Pietri, qui a lui aussi deux filles. Toi tu penses t’arrêter à deux ?

Avec Karmen, ma compagne, nous en voulions quatre à la base mais là, à deux, on s’est dit OK c’est déjà bien. Je ne veux pas être le gars qui fait des enfants et qui regrette ensuite parce qu’il n’a pas assez d’argent. Si il y en a une des deux qui veut faire des études et qu’elle ne peut pas parce que les premières études sont trop chères. Et la troisième et la quatrième, c’est tout de suite, je ne peux pas. Je préfère deux. Je préfère vraiment assurer leur avenir, qu’en faire quatre et être ensuite dans la galère.

 

Et quand tu es en stage ou en compétition loin de la maison, comment ça se passe ?

Quand je suis à l’étranger en stage, je fais beaucoup de siestes. Et j’ai toujours dit à Karmen que je ne veux jamais qu’elles aillent dormir sans me dire bonne nuit. Il faut qu’il y ait un minimum, tu vois. Bon après on ne va pas passer nos vies sur nos téléphones non plus, hein. C’est bien, c’est un plus, mais c’est surtout histoire de dire « bonjour, Papa il est très content là où il est« . On ne la joue pas en mode « tu me manques » et tout parce que sinon elle va avoir une mauvaise image du judo, du sport et du voyage à l’étranger. Moi je dis : « Papa là où il va, il est hyper content. Il fait quelque chose qu’il aime. C’est sûr toi tu me manques, j’ai envie de passer du temps avec toi mais là Papa il est heureux aussi. Et quand Papa il va rentrer on va passer du bon temps ensemble et c’est le judo qui va pleurer. » Tu vois je dis les trucs comme ça pour que ça passe mieux. Et maintenant, de temps en temps, par exemple ce printemps 2025 où j’étais censé aller au Kazakhstan, revenir, repartir en Espagne, revenir d’Espagne, repartir à Berlin puis aux championnats du monde en Hongrie, donc de temps en temps elle me lâche des « pourquoi tu ne restes pas plus longtemps ? » ou « pourquoi tu pars tout le temps ? Tu ne nous aimes pas ? Tu n’aimes pas être ici ?« , des choses comme ça. Tout ça fait aussi partie de la vie d’un athlète de haut niveau. Et ça te donne une force supplémentaire par rapport aux autres qui n’ont pas d’enfant.

 

D’expérience, ça peut aussi faciliter ta transition vers la vie d’après les années de compétition. Tu te projètes sur la suite, d’ailleurs ?

Ouais, écoute, ici la Belgique réalise que j’ai des capacités à transcender les gens…

 

C’était frappant aux Europe par équipes mixtes de constater ton statut de grand frère

Moi je préfère toujours donner aux autres que garder pour moi. Je suis comme ça depuis tout petit, mais ils l’ont fortement ressenti aux équipes, c’est vrai. Et j’ai toujours dit : s’il doit y avoir tirage au sort, il faut que ça tombe sur moi. Si pour certains c’est un stress, un truc pas sain, pour moi c’est pile le contraire… J’adore le casino. J’adore la roulette, mais si ça tombe sur moi, t’inquiète pas, le gars en face je vais l’envoyer en dehors de la salle, tu vois. Ça m’excite, ce genre de trucs. Et Matthias est comme moi :  on veut vraiment que ça tombe sur nous. Même le coach de l’équipe francophone m’a dit « putain, t’es vraiment fait pour ça, faut pas que t’arrêtes« . Parce que moi je suis censé arrêter après les championnats du monde de Budapest. Et l’opération a accéléré le truc, tout simplement.

 

Wow… Et tu m’annonces ça comme ça, au milieu de la discussion !

Eh oui. C’est pour ça que pour moi c’était quand même dur de prendre cette décision de me faire opérer. J’avais espéré pouvoir l’être après les mondes, mais en faisant cela il y avait un vrai risque que je perde l’utilité de mon doigt puisque je ne savais plus le plier. C’est de là que l’on développe de la force, c’est de là qu’elle commence. C’est ma main droite, celle qui monte au col. Donc c’est soit je fais l’impasse sur l’opération et je fais les Mondes, soit je me fais opérer. J’ai choisi de me faire opérer. Et donc de faire une croix sur les championnats du monde.

 

Et donc que tu renonces à revenir après ?

C’est fini ouais, et c’est ça le problème. Mais je l’annoncerai le moment venu.

 

Bigre…

Maintenant, j’ai quand même dit au chirurgien, est-ce qu’il y a un petit pourcentage de possibilité que je puisse aller aux mondes ? Il m’a dit : tu pourras faire les mondes, mais t’es quasiment certain que tu vas te refaire opérer et pire, c’est pas la simple opération. Cette fois on tire le tendon, on le raccroche.

 

Et du coup, tu te projettes sur l’après ? Tu te vois coach ?

Oui, j’ai des propositions en Bulgarie et en Belgique. C’est là que tu te dis qu’ils ont réalisé parce que quand je leur ai dit que je vais sûrement partir et tout, ils se sont dit ah putain de merde… Au début ils disaient c’est pas trop grave et puis le directeur de la Fédération flamande m’a fait un topo de ses attentes et besoins. Puis les francophones ont fait de même et m’ont encouragé à postuler chez eux. Ce que j’ai fait, comme ça ma candidature est là et j’ai comme un backup même si j’ai aussi des pistes du côté de la Bulgarie. Ce sont mes deux pays et j’aime y vivre.

 

 

Si tu tires le bilan des joies et des peines de ta carrière, qu’est-ce que tu retiens ? Moi je repensais aux mondiaux 2015 à Astana quand tu reviens de l’enfer pour claquer ta médaille contre Cyrille Maret malgré des crampes aux avant-bras…

Oui il y a ce combat, bien sûr. Un très grand moment. Il y a aussi mon second titre européen en 2021 à Lisbonne. Il sort de nulle part puisqu’à la base je ne devais même pas aller à ces championnats d’Europe, d’une part parce que j’étais gravement blessé à la cheville et d’autre part parce que je me ferme une porte de secours sur le pouce donc je n’avais pas de pouce… Et tu peux ajouter le moment maintenant ici avec l’équipe belge. Ça reste un de mes meilleurs souvenirs malgré la défaite.

 

 Vous avez fait une grosse fête, après ?

Écoute, on a essayé, mais ils n’ont pas tenu, les autres [rires]… Sinon je retiens ma victoire au Grand Chelem de Paris 2022, bien sûr, ainsi que mon podium en 2017 au Grand Chelem de Tokyo. Dans les deux cas, ce sont des tournois qui sont mythiques pour moi. J’ai l’impression qu’ils ont toujours existé. Pour Tokyo, c’est toujours juste avant les fêtes de fin d’année. D’habitude j’y vais juste pour le stage mais cette année-là j’ai fait aussi le Grand Chelem, et je termine avec la médaille.

 

Et s’agissant des frustrations et des regrets ?

Là, j’en ai pas mal.

 

Le fait de ne pas pouvoir faire les Europe à Sofia, en 2022, ça n’a pas été évident, de mémoire.

Oui, ça c’était dur. C’était une grosse déception, d’autant que j’étais tenant du titre. Sinon dans les autres grandes déceptions, les JO, ça doit être d’office. Trois participations, deux combats gagnés, ça ne va pas. Tu peux ajouter aussi ma défaite en place de trois aux Masters de Jérusalem contre l’Israélien Paltchik, en 2022.  J’en ai voulu à l’arbitrage et au pataquès qu’il y a eu derrière… Je repense aussi à cette finale perdue en 2016 aux Europe de Kazan face au Néerlandais Grol, où de nouvelles crampes au bras m’ont donné l’impression de ne pas pouvoir défendre mes chances.

 

Un autre moment qui a marqué les gens ce sont tes larmes de frustration sur le podium après la finale des championnats du monde Toutes catégories en 2017 à Marrakech. Tu arrives des -100 kg, tu bats des calibres de la catégorie du dessus comme le Géorgien Matiashvili, le Japonais Kageura et le Russe Mikhaylin, et ne t’incline que par waza-ari en finale face à Teddy Riner et, malgré la performance, tu fais quand même la soupe à la grimace à l’issue du combat…

Je pleurais parce que, en fait, quand tu es en finale d’un championnat du monde ou d’un championnat d’Europe, tu ne sais jamais si tu auras l’opportunité un jour de combattre à nouveau à ce niveau. Donc moi, je vivais chaque combat comme si c’était le dernier. Et arrivé en finale, tu sais que c’est ton dernier de la journée. Et là, je me dis, OK, la manière dont j’ai combattu ce jour-là, je me dis, je peux faire champion du monde. La preuve, Teddy ne me bat même pas par ippon.  Alors qu’au vu de nos cinquante kilos d’écart, il est censé me tuer. Du coup je ne pleurais pas parce que j’avais perdu. Je pleurais parce que je savais que, Teddy ou un autre en face, c’était une chance qui peut-être ne se représenterait pas – et qui, d’ailleurs, ne s’est plus jamais représentée, à ce niveau-là en tout cas… Quant à Teddy, j’aurais adoré le reprendre en compétition à présent que je suis devenu un vrai +100 kg.

 

Marrakech, 11 novembre 2017. Finale des championnats du monde toutes catégories face à Teddy Riner. ©Gabriela Sabau – IJF/JudoAKD

 

Nous voici quelques jours après la conférence de presse du 19 juin 2025 où tu officialisé ta retraite sportive. Todo bien?

La conférence de presse s’est bien passée. J’ai eu un peu du mal à commencer et à annoncer vraiment que j’arrêtais. C’était une réalité que je ne voulais pas vraiment admettre ou accepter, donc je t’avoue que j’ai versé quelques larmes. Même certains journalistes, j’ai vu qu’ils étaient vachement émus eux aussi. Derrière j’ai reçu énormément de réactions, que ce soit sur les réseaux sociaux ou sur mon téléphone. Jamais autant de personnes m’ont envoyé des messages pour quoi que ce soit, et 95 % des messages c’était « merci« .

 

Comment tu le prends ?

Ça fait plaisir. C’est pas vraiment un objectif en tant que sportif de donner comme ça du plaisir aux gens en dehors du judo, mais les gens m’ont fait comprendre que je leur ai fait du bien au niveau spectacle, au niveau sportif et de ma manière d’être avec les enfants et avec les parents lors de mes interventions en club. Tout ça fait extrêmement plaisir, d’autant que ça s’est accompagné de pas mal de vidéos sur les réseaux sociaux qui ont été très relayées.

 

As-tu suivi les championnats du monde qui se déroulaient la même semaine ?

J’étais sur place pour regarder Matthias en -81 et Zelemkhan Batchaev notre -73 kg, et puis après je suis rentré. J’ai suivi « mes » catégories des -100 et des +100 kg. C’était assez intéressant… Bon l’arbitrage c’était vraiment compliqué à comprendre. À certains moments il y avait des yuko vraiment tirés par les cheveux…

 

Tu en sais plus sur la suite, pour toi ?

Oui j’ai reçu une proposition de la Fédération francophone belge pour travailler avec Pedro Guedes, un entraîneur brésilien qui a été engagé récemment et qui a travaillé avant au Canada et en Allemagne. Ils l’ont engagé comme comme head coach et l’idée c’est que je le rejoigne comme deuxième coach. Je suis content parce que cela va me permettre d’apprendre beaucoup de choses. Je connais le système ici et j’ai une bonne entente avec les athlètes donc ça se complètera bien avec son expérience à lui. En tout cas je reste dans le monde du judo et c’est ce que je voulais.

 

 

L’appartement où tu as grandi à Schaerbeek est situé juste au dessus de ton club de toujours. Si le Toma de 2025 avait des conseils à donner au Toma qui a noué à trois ans et demi sa première ceinture blanche, que lui dirait-il ?

Je lui dirais d’y aller à fond. C’est ce que j’ai toujours fait, au point parfois de même m’embrouiller avec mes parents. La première fois ça a même chauffé avec mon père. C’était aux Europe de Budapest en 2013. J’ai vingt ans et je me déboîte l’épaule. Je suis accueilli en civière à l’hôpital, on me remet l’épaule en place, puis je rentre à l’hôtel, et je discute avec Damiano et mon père, et mon père dit : « Ça lui apprendra, il ne le fera plus, etc.« .  Et moi, je regarde mon père, je dis : « Ici, si demain je dois refaire la même situation, je remets mon bras. J’ai pas envie de prendre le ippon. »  Et là, mon père, pfff, il m’éclate. Il me dit : « T’es con ou quoi ?  Non seulement t’as pris le ippon, en plus tu vas te faire opérer« . Moi, je dis : « Rien du tout. Je préfère tout faire pour pas prendre le ippon, quitte à me péter« .

 

T’es quand même souvent passé par la case chirurgie, de mémoire…

Avec ma récente opération du doigt, c’est quand même la dixième fois que je passe sur le billard depuis le début de ma carrière. Je me suis blessé de partout mais je ne regrette rien. J’ai aujourd’hui un palmarès beaucoup plus conséquent que certains qui ne se sont jamais fait opérer, tu vois. Eux sont intacts mais souvent beaucoup plus frustrés.

 

Le fait de n’avoir été ni champion du monde, ni médaillé olympique, ça ne te laisse aucun regret ?

Un peu, bien sûr. Mais ça, ça n’a rien à voir avec mes opérations… Pour répondre à ta question : vraiment je ne saurais pas quoi dire à un jeune Toma. Simplement vas-y à fond, amuse-toi, et reste un gamin le plus longtemps possible. Parce que si tu te prends trop au sérieux, trop vite, tu vas faire ça [il mime une dégringolade, NDLR].

 

La vie d’après, ça t’inquiète ? 

Dans mes interviews je dis souvent que nous les athlètes nous avons la meilleure vie. C’est pour ça que c’est dur dès qu’on arrête parce qu’on se rend compte que putain c’est chiant les autres trucs, tu vois.

 

C’est une vie différente.

Oui, mais tu ne voyages pas autant, tu n’es pas dans les beaux hôtels, entouré de gens que tu aimes bien, à faire le sport que tu aimes tout en te sentant en pleine forme.

 

Tu te rapproches aujourd’hui du monde des entraîneurs. Il y en a avec qui tu papotes, un peu ?

Oui, certains. C’est des coaches que je connais. Par exemple, Vladimir Preradovic, le coach de la Croate Barbara Matic. Je le croise depuis que j’ai quinze ans. Eh bien tu sais qu’on s’est parlés pour la première fois juste avant les Jeux de Paris ? On ne se parlait jamais, avant. Il ne me disait jamais bonjour et puis finalement un jour je me dis « Eh putain on s’est jamais parlés » et je vais le voir… En fait c’est un gars qui est juste timide, tu vois. Nous nous sommes croisés pour la première fois à Zagreb quand j’ai gagné le tournoi cadets en… 2009. Et nous ne nous étions jamais parlés. Or il s’avère que nous avions plein de choses à nous dire… C’est marrant la vie, des fois. – Propos recueillis par Anthony Diao, printemps 2024 – été 2025. Photo d’ouverture : ©Paco Lozano/JudoAKD.

 

 

 

Une version en anglais de cet entretien est disponible ici.

 

 

 

 

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