Kim Polling – Chronique des années de feu

Née le 8 février 1991 à Zevenhuizen (Pays-Bas), Kim Polling est d’abord un coup de tonnerre. Paris, 10 février 2013. Une clameur en salle d’échauffement. Sur l’écran géant, l’impensable. Lucie Décosse, tenante du titre olympique et des deux dernières couronnes mondiales, six fois vainqueure du Grand Chelem français, vient de se faire soulever de terre et aplatir sur ura-nage avec une insolence et une autorité inédites dans cette catégorie des -70 kg que la Porsche de Cayenne verrouille depuis sa montée des -63 kg quatre saisons plus tôt. Quelques minutes plus tard, sa tombeuse décomplexée, une Néerlandaise de dix ans sa cadette, 1,74 mètre et port altier, traverse comme si de rien n’était le tapis d’échauffement. Sur son passage, un silence admiratif. Quelque chose d’un avènement. Comme une incarnation du « This Girl Is on Fire » chanté par Alicia Keys sur toutes les ondes cet hiver-là.

Le lendemain, au traditionnel stage international qui suit le Grand Chelem parisien, je sors mon meilleur lasso pour intercepter ce souriant cyclone qui vient de remporter deux tournois en une semaine avec une marge rarement vue. Nous prenons place dans les gradins de l’Institut du judo pour la première d’une longue série d’interviews. Au cours de celle-ci, la championne d’Europe et du monde junior 2010 me montrera un discret tatouage au creux de son poignet gauche. Il représente Simba, tel que Rafiki, le mandrill du Roi Lion, l’a peint sur un arbre. C’était le dessin animé préféré de l’aîné de ses deux petits frères, disparu bien trop tôt. Le tatouage a quelques jours. Un déclic, peut-être. En tout cas nous ne l’évoquerons plus jamais. 

L’été suivant nous nous appellerons souvent, le temps d’un feuilleton paru à la rentrée dans le bimestriel français L’Esprit du judo et intitulé Un été avec Kim Polling – dont le format fera florès avec des champions comme Marti Malloy, Andreea Chitu ou Loïc Pietri. Et quel été ! Archifavorite du titre mondial après un premier semestre au plus que parfait, elle ne terminera « que » troisième au Maracanazinho de Rio de Janeiro. La faute à un genou impacté quelques semaines avant lors du terrible stage international de Castelldefels puis aggravé par des tracasseries extra-judo. Elle a alors vingt-deux ans et la vie devant elle au sortir des longues années de règne de son aînée Edith Bosch. Ce sera pourtant sa seule médaille à ce niveau.

Douze saisons et bien des péripéties plus tard – blessures visibles et moins visibles, retours, tensions fédérales, maternité, changement de nationalité -, celle qui s’éveilla au judo auprès du regretté Wubbo Zuidland prend le soin d’un délicat message personnalisé juste avant d’officialiser sa retraite sportive. En retour, nous convenons du principe du présent entretien pour symboliquement boucler la boucle d’échanges qui ne se seront jamais vraiment arrêtés, jusqu’à se croiser parfois à Noël, en judogi et en famille du côté de Bardonecchia, dans cette Italie où elle vit et s’épanouit désormais. Quelques mois passent, bien occupés de part et d’autre. Et puis nous nous posons enfin et reprenons le fil d’une discussion qui n’aura jamais parlé d’autre chose que d’espérances, de carrefours et d’acceptation. JudoAKD#043.

 

 

 

Une version en anglais de cet entretien est disponible ici.

 

 

 

Grand Chelem de Paris, 10 février 2013. Spectaculaire passage de témoin en quart de finale entre Kim Polling et la Française Lucie Décosse. ©Paco Lozano/JudoAKD

 

Tu as officialisé ta retraite sportive au début de l’année 2025. À quel moment cette décision s’est-elle imposée à toi ?

Je décide d’arrêter en janvier. Au départ, je souhaite continuer jusqu’aux championnats du monde de Budapest, en juin. Or, au moment des Jeux olympiques de Paris, j’ai à soigner une hernie, et j’ai d’abord besoin de récupérer de ça. Puis en septembre, octobre, je recommence à faire du judo, et on découvre que je suis également blessée à l’épaule. Cela remonte sans doute aussi aux JO mais, à cause de tous les médicaments que je prenais pour soigner mon hernie, je ne l’avais pas remarqué. Donc en octobre, je termine ma rééducation pour l’hernie, et ensuite j’en débute une autre pour l’épaule. Je termine en décembre, et là je me dis : OK, mais est-ce que je peux vraiment ?

 

Sans compter que tu es maman…

Oui, j’ai aussi le paramètre de ma fille, bien sûr. À ce moment-là elle a encore deux ans, mais elle devient beaucoup plus « intense ». Avant c’était un bébé, c’était facile, je pouvais l’emmener partout. Là, elle a deux ans, et c’est un peu plus difficile. Donc je commence à me dire, bon… Nous découvrons que j’ai une hernie immédiatement après les championnats du monde d’Abou Dhabi, en mai 2024. Donc en cumulé, hormis la journée des JO, je ne fais pas de judo pendant six mois, de juin à décembre. Et maintenant je dois revenir et, à la maison, je ne peux pas me reposer autant que j’en ai besoin avec Aurora qui a besoin d’attention. Or quelle est la probabilité que je puisse vraiment bien revenir maintenant, alors qu’avant les Jeux olympiques je n’étais déjà pas à mon niveau ? C’est là que je me dis, bon, peut-être que c’est juste le moment d’arrêter, même si j’aurais préféré continuer.

 

Tu soupèses les avantages et les inconvénients, quoi…

Oui, et il y a trop peu de oui et trop de non.

 

« Quelque chose d’un avènement. » ©Paco Lozano/JudoAKD

 

Avec le recul de quelques mois, as-tu pris la bonne décision ?

Oui. Tout se passe très bien. Première chose, déjà, le judo ne me manque pas du tout. J’imaginais que ça serait l’inverse, notamment au niveau des tournois. Mais me réveiller le matin et pouvoir immédiatement utiliser mes mains, étirer mon genou et bouger, c’est juste génial en fait. Bien sûr parfois mon genou ou mon dos me font encore mal. Mais ça reste sans commune mesure avec l’époque où je combattais.

 

Professionnellement, tu trouves tes marques ?

Oui, j’ai immédiatement trouvé du travail. Dès janvier, j’ai commencé à travailler comme professeure de néerlandais, uniquement le samedi. Et puis en mars, j’ai reçu un appel d’une autre école à Turin pour enseigner l’anglais pendant la semaine. Tout ça m’occupe bien et j’aime ce travail d’enseignante. Enchaîner aussi vite m’a permis de ne pas avoir à faire face à ce trou noir auquel d’autres athlètes sont parfois confrontés à ce moment de leur carrière.

 

Quid du judo ?

Le judo n’est jamais très loin, évidemment. Je suis élue à la Commission des athlètes de l’IJF. Il y a aussi l’école de judo de mon mari dans laquelle j’assure le secrétariat. Je suis bien occupée, donc. Je dois dire que la seule chose qui me manque vraiment par rapport à la vie d’athlète, c’est le repos. Tu sais, ce repos qu’il nous faut avoir la sagesse de savoir prendre pour récupérer. Parce que ça, bien sûr, on ne l’a plus. Les choses s’enchaînent trop vite. Mais c’est sans regrets car je suis vraiment heureuse de la façon dont les choses se déroulent depuis ma retraite sportive.

 

À quel public enseignes-tu ?

Je suis professeure d’anglais pour des enfants âgés de quatre à cinq ans. Ils ont des parents italiens, mais ces derniers aimeraient que la moitié de la journée soit en anglais et l’autre moitié en italien. Certains enfants parlent aussi anglais à la maison, ce qui facilite évidemment la progression. D’autres sont plus italiens et il faut pousser un peu plus pour faire sortir l’anglais, mais ils comprennent bien en général… En fait c’est comme s’ils grandissaient avec l’anglais dès trois ans. Et je pense qu’en Italie tout particulièrement c’est une bonne chose parce que l’anglais jusqu’ici n’était pas encore si développé… Le samedi j’enseigne le néerlandais à Milan donc je dois voyager un peu, mais j’aime vraiment ça donc ça me va. En fait je vais à Milan deux fois par mois et deux fois par mois les cours se font en ligne, donc ça fonctionne bien.

 

Enseignes-tu également le judo ?

Non. Ça va te surprendre mais je n’aime pas enseigner le judo. Je n’ai jamais aimé ça. Je n’aime pas non plus animer des stages. Faire le secrétariat du club me va très bien. D’autant que c’est aussi le club de mon mari donc c’est parfait.

 

 

Champions d’Europe juniors la même année (2010), Kim Polling et Andrea Regis se disent « oui » le 24 février 2024. ©Archives KP/JudoAKD

 

Ton mari Andrea a également des responsabilités auprès de la Fédération italienne de judo, c’est ça ?

En fait son travail principal c’est l’Armée. En Italie, si tu t’engages avec l’Armée, ils te trouvent un travail. Andrea travaille du lundi au vendredi pour l’Armée. Mais depuis 2021, il est aussi au conseil de la Fédération italienne. Et ça aussi c’est assez prenant parce qu’il est beaucoup au téléphone. Et à côté de tout ça, il gère un club de judo avec sa soeur Alessia. Donc oui je crois que tu peux dire que nous sommes tous assez occupés.

 

Tant mieux !

Tu sais c’était une des grandes peurs d’Andrea pour moi. Il me disait toujours qu’en Italie ce n’est pas si facile que ça de trouver un travail. Lorsque j’ai eu la chance en 2024 de pouvoir combattre sous les couleurs de l’Italie, nous pensions que ça créerait des opportunités pour moi d’entrer dans l’Armée, mais au final j’étais trop vieille et aucun groupe militaire ne me voulait. Andrea était donc très nerveux et puis au final, en trois mois, j’ai trouvé le travail dont je viens de te parler. C’était bien sûr une bonne chose que je parle anglais parce qu’en Italie, ce n’est pas si courant. Et que je parle néerlandais, également… Au final, Andrea se faisait du souci pour rien, même si le vrai facteur décisif a été que j’intègre l’équipe d’Italie l’an passé. Ça m’a ouvert des portes.

 

Tu parles couramment l’italien aussi ?

J’ai commencé. Je voudrais le parler mieux parce que côté grammaire, je fais encore beaucoup d’erreurs. C’est à moi de faire l’effort si je veux être comprise. Tu sais, si je parle néerlandais avec ma fille, quand nous sommes dehors et que les gens m’entendent parler avec elle, ils disent tous : « Oh, comme c’est sympa que tu parles anglais à ta fille« . Je m’y suis mise dès que je me suis installée en Italie, et je le parle notamment avec les parents d’Andrea. Avec Andrea, nous avons communiqué en anglais. Mais ensuite nous sommes restés coincés à la maison pendant la période covid, et c’est là que j’ai commencé à essayer de parler italien avec lui. Aujourd’hui nous parlons tout le temps italien. Et quand je ne connais pas les mots, je les dis en anglais.

 

Tu vis depuis plusieurs années dans le pays de ton mari Andrea. Cela n’a jamais été une option que ce soit Andrea qui te rejoigne aux Pays-Bas ?

Nous en avons parlé, mais ensuite les Pays-Bas ont décidé de centraliser le judo à Papendal. Je vivais à Haarlem et m’entraînais au Kenamju, qui est près d’Amsterdam. Papendal, pour te situer, c’est une forêt de l’autre côté des Pays-Bas. Sur le papier, je pouvais continuer à vivre à Haarlem. Mais ensuite je devais voyager jusqu’à Papendal, et c’est là que je me suis dit que ça aurait été vraiment difficile, d’autant que Haarlem, c’est près de l’aéroport. Porte à porte, en cinq heures, j’étais en Italie avec Andrea. Si j’emménageais à Papendal, c’était d’abord pour ne pas avoir à vivre à deux heures de là où je m’entraîne. Or je n’avais rien d’autre à faire là-bas. Par ailleurs, je savais qu’Andrea avait un travail dans l’armée et que ça lui assurait un travail à vie. Assez vite il est apparu que mon avenir serait en Italie.

 

Tu es en pleine carrière lorsque tu t’y installes…

Tu sais, j’ai toujours pensé que je continuerais la compétition jusqu’à trente-cinq ans. Or attendre mes trente-cinq ans pour emménager en Italie et m’habituer à la culture, je me suis dit, oui, mais ce sera trop tard. Donc quand les Pays-Bas, en 2016, ont choisi de tout centraliser à Papendal, j’ai décidé de sauter le pas et d’emménager en Italie.

 

Sans regrets ?

Aucun. Au final, c’est très bien parce que nous avons aujourd’hui une maison, nous avons une fille, nous avons un chien. Je veux dire, nous avons créé notre propre vie. Tandis que si j’avais attendu jusqu’à aujourd’hui pour m’installer en Italie, ça aurait été vraiment un désastre. Déjà, je n’aurais pas parlé italien aussi bien. Je ne connaîtrais rien à la culture, et surtout j’aurais dû trouver un travail, et ça aurait été vraiment, vraiment difficile. Donc au final, ça s’est super bien passé comme nous l’avons fait et je ne le regrette absolument pas.

 

S’engager, c’est se mettre en risque.

Carrément. N’oublie pas qu’en 2016 ça ne faisait qu’un an que nous étions ensemble avec Andrea. Notre histoire aurait tout aussi bien pu ne pas durer. Or elle a duré et elle dure toujours.

 

 

Montpellier, 25 avril 2014. Un utsuri-goshi en mode tremblement de terre en neuf secondes en finale face à la vice-championne du monde allemande Laura Vargas-Koch. ©Paco Lozano/JudoAKD

 

S’il fallait tirer un bilan de ces trois olympiades au plus haut niveau, quels en seraient les hauts et quels en seraient les bas ?

Le premier haut c’est bien sûr l’année de ma véritable arrivée sur le circuit senior, cette fameuse année 2013 où je gagne presque tous les tournois [six sur huit dont les cinq premiers, NDLR]. Je pense que c’est sûrement l’année la plus spéciale de ma carrière.

 

Nous avons vu un ouragan débarquer cette année-là, effectivement.

Oui, c’était incroyable. Le seul bémol c’est que je me suis blessée et qu’aux championnats du monde, je dois me contenter de la troisième place. Mais j’ai tout donné et ça reste une année incroyable… Ensuite le premier bas c’est vraiment en 2014.

 

Pourquoi ?

Parce que je continue à gagner mais que je ne comprends pas pourquoi. Tout semble si facile que je commence à me demander comment c’est possible. Cette année-là, des failles apparaissent dans mon approche mentale mais nous les remarquons trop tard. Aux championnats du monde de Chelyabinsk tout devient étrange. Je me dis : mais comment est-ce possible que je gagne si facilement ? Donc je commence à m’entraîner de moins en moins bien parce que je pense, bon, peut-être que si je suis moins entraînée, alors ça deviendra un peu plus difficile. Souviens-toi qu’aux championnats du monde de Rio l’année précédente, je suis arrivée en demi-finale alors que j’étais blessée. Je ne comprenais pas : même en étant sur une jambe, je suis quand même en demi-finale… Et juste après Chelyabinsk, je ne voulais plus faire de judo. C’était terrible.

 

Oui nous en avions discuté sur place à l’époque. Ça n’allait pas fort…

Oui. C’était vraiment terrible. Nous avons compris trop tard que quelque chose clochait… Au delà de ma personne, tout ça m’a fait réfléchir à propos de la santé mentale. Idéalement, vu les exigences extrêmes du haut niveau, nous devrions aussi être suivis quand tout va bien, ou au moins quand on pense que tout va bien. Cela permettrait de détecter à temps quand quelque chose ne va pas bien, parce que ça m’a pris pas mal de temps pour comprendre que je n’allais pas bien, et ensuite c’était déjà trop tard… Donc en 2014 j’étais à nouveau en demi-finale des mondiaux, mais il fallait presque me pousser pour retourner sur le tatami. J’étais là et je ne voulais pas combattre. Dans ma tête je me disais, oui, mais qu’est-ce que je vais dire à mon coach ? Je sais que je suis en demi-finale des championnats du monde, mais je ne veux plus combattre. Je veux rentrer chez moi. Je veux partir. Et je ne peux pas… Donc je monte sur le tatami et évidemment je perds. Et ensuite je dois encore combattre pour le bronze. Et je perds aussi pour le bronze. Moi qui n’avais pas perdu un seul combat de l’année jusqu’ici… La suite a été terrible.

 

Chelyabinsk, 29 août 2014. Forte de 23 victoires en 24 combats internationaux disputés depuis les précédents championnats du monde un an plus tôt à Rio, Kim Polling cède coup sur coup en demies face à la tenante du titre, la Colombienne Yuri Alvear, puis pour le bronze face à la Polonaise Katarzyna Klys. Et s’enfonce dans le doute. ©Paco Lozano/JudoAKD

 

Qu’as-tu ressenti ?

Au final, j’ai eu ce que je voulais. Je cherchais la difficulté et là j’étais servie… Mais ensuite j’ai ressenti de la honte. Tout le monde s’attendait à ce que je gagne et là c’était des : qu’est-il arrivé à Kim ? C’est là que j’ai commencé à avoir des crises de panique.

 

Sur place ?

Non, en septembre, au retour. Chelyabinsk c’était fin août, et en septembre j’ai eu mes premières crises. Je ne voulais plus quitter ma maison. J’avais trop honte. Et ça a vraiment duré longtemps, à tel point que j’ai fini par dire à Marjolein van Unen, mon entraîneure à l’époque, que j’avais besoin d’une pause.

 

Elle te l’a accordée ?

Non, parce qu’il y avait un psychologue qui disait que je devais réussir à surmonter cette épreuve. Et que pour ça je devais continuer à m’entraîner. Ils m’ont laissée aller à Tokyo en décembre cette année-là. Là je dois combattre Gévrise Émane et évidemment je m’incline. Mais je me serais inclinée même si j’avais combattu contre quelqu’un d’autre, tu sais. Je ne voulais pas être là et ils m’ont poussée à le faire.

 

Comment as-tu réagi ?

Vers janvier ou février, je me suis décidée à appeler mon ancien coach. Je lui ai dit que je n’allais pas bien, mais vraiment pas bien du tout, et que je ne savais pas quoi faire. Ils m’ont dit deux choses : un, que je ne devais pas lâcher le judo, mais deux, que j’avais vraiment besoin d’une pause. Ensuite, je ne sais pas exactement comment ça s’est passé, mais le directeur technique national a aussi été impliqué, et j’ai obtenu ma pause.

 

Comment s’est-elle concrétisée, cette pause ?

Je suis retournée chez mes parents pour vivre avec eux pendant quelques mois. Et petit à petit les choses ont commencé à aller mieux. J’en ai profité pour changer deux ou trois trucs. Je suis notamment retournée à Haarlem, à mon ancien club – j’étais depuis 2012 à Rotterdam, chez Chris de Korte, qui était aussi le club de Marjolein. Revenir à Haarlem, c’était revenir là où j’avais passé toute ma période junior et où j’avais tous mes amis.

 

Ce retour aux sources t’a fait du bien ?

Oui, je me sentais beaucoup mieux à Haarlem. J’étais à nouveau avec mes amis, avec mon ancien club et l’entraîneur Maarten Arens. En principe il était uniquement le coach des garçons, mais nous avons parlé, et nous avons décidé qu’il serait aussi le mien. Ce serait un défi parce que je savais que les garçons passeraient toujours avant moi. Mais nous nous étions mis d’accord et ça c’était vraiment une bonne nouvelle.

 

D’où ta reprise tardive cette année-là ?

Oui mon premier tournoi de l’année 2015 est en mai au Grand Chelem de Bakou. J’arrive en finale, où je m’incline dans les dix dernières secondes contre Sally Conway. Mais je me sens surtout vraiment heureuse et soulagée de ne plus ressentir aucune pression. Ensuite il y a les Masters à Rabat, que je gagne. Puis les Jeux européens, à nouveau à Bakou, que je remporte également. Je me rends compte alors que je sors d’une année terrible, que j’ai réussi à revenir et que je me remets à nouveau à tout gagner. Et puis il y a les championnats du monde à Astana. Là, je suis juste trop heureuse d’être de retour. Je me sens bien même si au final ce n’est pas mon jour puisque je finis septième. Mais peu importe, en fait. Mentalement, je suis juste tellement heureuse d’être de retour. Je ne pense pas être jamais vraiment revenue à mon niveau d’avant cette pause mais mentalement je vais vraiment beaucoup mieux.

 

T’est-il arrivé de rechuter ?

Bien sûr… Je me souviens qu’en 2016 j’ai à nouveau un moment de difficulté au moment du Grand Chelem de Paris. Je me retire avant les quarts de finale en raison d’une crise de panique… Là aussi nous sommes en plein dans des discussions avec la Fédération. Ils veulent tout centraliser et j’ai beaucoup de mal avec cette idée. Je ne sais pas à ce moment-là où je vais aller en septembre car je manque d’informations fédérales claires. Je sais juste qu’ils veulent tout changer et pensent nous demander d’aller à Papendal, mais je n’ai pas d’autres informations. Mes proches me disent d’arrêter de me prendre la tête avec ça mais pour moi c’est vraiment difficile de ne pas savoir où je vivrais après les Jeux olympiques.

 

Cette olympiade aura finalement été un combat permanent, malgré tes nombreux titres sur la même  période…

Elle l’aura été pour moi, mais aussi pour toute l’équipe. C’est d’ailleurs fou quand j’y repense de voir comment les choses se sont enchaînées. Certes, la Fédération néerlandaise a toujours eu une marge de progression côté communication – même maintenant, il y a encore des problèmes avec ça. Mais à cette époque, c’est vraiment compliqué pour tout le monde, les athlètes comme les entraîneurs. Comme je te le disais, en mars 2016, il y a de grosses tensions au niveau de la direction technique, avec une lettre de soutien rédigée par l’ensemble des athlètes, etc. Trois mois avant les Jeux olympiques, nous nous retrouvons occupés avec des choses avec lesquelles nous n’aurions pas dû être occupés. Ce n’est pas top, mais bon, c’est comme ça. L’important est que mentalement je sois OK. Car les épisodes de 2014 et 2015 ont laissé des cicatrices.

 

 

Rio de Janeiro, 10 août 2016. Tête de série numéro un, Kim Polling s’incline d’entrée face à la Japonaise Haruka Tachimoto, championne olympique au terme de la journée. ©Paco Lozano/JudoAKD

 

Et voici qu’arrivent les Jeux olympiques de Rio où, malgré ton statut de numéro un mondiale, tu hérites d’entrée de la Japonaise Haruka Tachimoto…

Oui, et ce jour-là je combats pile en même temps que Noël van’t End, notre -90 kg. Or, comme nous en avions convenu dès le départ, Maarten suit en priorité les garçons – et donc Noël, sur cette journée. Nous avons prévu cette hypothèse et c’est Mark van der Ham, l’autre entraîneur, qui prend en principe le relai. Je me sens bien avec lui sur la chaise donc c’est OK. Mais il est prévu aussi que Cor van der Geest, le père de Dennis, soit là pour m’aider depuis les tribunes. Ce que je ne sais pas à cet instant c’est qu’il est coincé dans un embouteillage…

 

Pas idéal, surtout si tu ressens un besoin d’avoir des repères…

Attends, parce que c’est pas fini : quand j’arrive en salle d’échauffement, je vois que Tachimoto est là avec son coach, et qu’ils pratiquent mon ippon seoi nage. Donc je me dis en approchant que, OK, ce n’est même pas la peine d’essayer ippon seoi nage, je ne marquerai jamais avec puisqu’ils se préparent spécialement contre ça… Le combat débute et, en dix secondes, je marque yuko sur… ippon seoi nage !

 

Surprenant, effectivement !

Le problème, c’est que j’entre alors en confusion complète. Je me dis non mais comment est-ce possible ? Il y a deux minutes, je t’ai vue t’entraîner à défendre sur ce mouvement avec ton coach. Et en dix secondes, tu tombes dessus… En plus, n’ayant pas Maarten à côté de moi pour me calmer, je commence à me demander : et Cor ? Où est Cor ? Où est Cor ? Je n’entends pas Cor. Où est Cor ? Ma tête entre en crise. Et je dis, où est Cor ? Où est Cor ? Parce que Cor a une voix reconnaissable entre toutes depuis les tribunes. Et même s’il avait dû crier depuis l’extérieur du stade, j’aurais pu l’entendre… Là-dessus, Tachimoto finit par égaliser et, au golden score, elle marque encore. Me voici éliminée, et sans repêchage possible.

 

Comment réagis-tu ?

Je me sens juste trop confuse. Je pense que tout est allé de travers. J’avais élaboré différents scénarios en amont, et nous avions de quoi nous adapter si les choses tournaient mal. Mais je pense qu’il y a juste trop de choses qui n’allaient pas. Voir Tachimoto s’entraîner sur ma technique. La faire tomber dessus malgré tout. Il n’y avait pas Cor. Il n’y avait pas Maarten. Bref, je pense qu’il y avait seulement un seul scénario que nous n’avions pas envisagé et c’était celui-ci… Je me sens confuse, oui.

 

Est-ce que ça t’a consolé de voir que Haruka Tachimoto a ensuite été au bout de la journée, puisque c’est elle qui remporte le titre olympique à l’arrivée ?

Un peu. Au moins, je ne pouvais pas dire que j’avais été battue par n’importe qui… Pour le reste, j’avais beau me dire qu’il y avait eu des paramètres que je ne pouvais pas maîtriser, le fait est que le sentiment de honte est revenu.

 

De honte ?

Oui, de honte. Parce que tout le monde s’attendait à ce que je gagne, ou au moins que je fasse une médaille. Et c’était fini après juste un seul combat… De retour aux Pays-Bas, c’était pire encore. Tu sais, nous avions une Volkswagen sur le côté de laquelle était écrit « athlète olympique ». Les Jeux olympiques étaient encore en cours et moi j’étais de retour à la maison dans ma voiture et tout le monde : « Oh, mais tu es allée aux Jeux olympiques ? Comment ça s’est passé ? »

 

Tu voulais te cacher…

Oui. Je suis allée en Italie avant de rentrer. Une période vraiment difficile. J’avais perdu aux Jeux olympiques. J’aurais aimé faire ne serait-ce qu’un combat de plus et aller chercher le bronze, par exemple. Alors que là c’était juste fini en cinq minutes… Et puis il y a encore les problèmes à Papendal. Nous arrivons sur septembre et rien n’est clair. C’est là que nous avons pris la décision que j’irai m’installer en Italie.

 

 

Mittersill, janvier 2018. Séquence randori au stage international autrichien, avec la Britannique Sally Conway au premier plan. ©Anthony Diao/JudoAKD

 

Dès notre tout premier entretien en 2013, tu m’avais raconté être traitée depuis ton enfance pour TDAH (troubles de l’attention avec ou sans hyperactivité). Nous en avons reparlé depuis à l’occasion d’un long sujet pour Judo Canada. Comment as-tu géré ce paramètre pendant ta carrière ?

Ayant été diagnostiquée dès l’âge de quatre ans, j’ai appris à gérer ça avec le temps. Bien sûr cela m’affecte mais à force je m’y suis habituée. Au-delà de ma personne, c’est à ma fille à laquelle je pense aujourd’hui. J’espère vraiment qu’elle ne l’a pas elle aussi. Parce que bien sûr ça a des avantages – et mon style de judo est là pour en témoigner puisque je marque souvent dès la première séquence. Mais il y a aussi beaucoup de côtés négatifs. Pour le grand public, c’est juste de l’hyperactivité et des problèmes de concentration. En réalité c’est beaucoup plus et c’est parfois compliqué à gérer. Émotionnellement, tu passes vite par des hauts et des bas sans comprendre pourquoi. Pour ma part j’ai mes médicaments qui permettent en général de réguler ça, et j’observe comment ma fille évolue. Je dois dire que pour l’instant, elle me ressemble beaucoup. L’avenir nous dira ce qu’il en est. En tout cas Andrea, lui, me connaît bien. Il sait comment gérer.

 

À présent que tu as arrêté la compétition, te sens-tu plus stable à ce niveau ou as-tu encore ces hauts et ces bas, parfois ?

C’est plus stable parce que j’ai moins de stress qu’avant. Mais je fais quand même attention. Ce mois-ci par exemple, j’ai tellement à faire que j’ai ressenti le besoin d’avoir au moins un jour libre par semaine. Parce que si le programme est trop chargé, il y a un vrai risque de ne rien réussir à faire, du simple fait de ne pas savoir par où commencer… L’important souvent c’est juste de réussir à commencer et ensuite ça va. Lorsque j’ai arrêté le judo, j’ai juste pris tout ce qui venait sur mon chemin en me disant « Oh, ça c’est sympa ! Oh, ça c’est sympa aussi« . J’essaie de faire en priorité les choses que j’aime, tout en veillant à ne pas charger la barque inutilement.

 

 

Tel-Aviv, 27 avril 2018. Après avoir dominé en finale la médaillée olympique britannique Sally Conway (photo d’ouverture du présent article), Kim Polling s’adjuge ce qui restera son quatrième et dernier titre continental après son triplé de 2013, 2014 et 2015. ©Paco Lozano/JudoAKD

 

Le cycle olympique qui s’ouvre après les Jeux de Rio voit l’avènement d’une nouvelle -70 kg aux Pays-Bas en la personne de Sanne van Dijke, de quatre ans ta cadette, qui remporte dès 2017 le premier titre européen de l’olympiade. Comment vois-tu l’arrivée de cette rivale nationale ?

Après Rio, j’ai eu des interventions au coude et au genou. Je n’ai repris qu’un an plus tard, aux championnats du monde de Budapest. Entretemps, Sanne avait remporté les championnats d’Europe de Varsovie. Un titre continental que je récupère l’année suivante à Tel-Aviv en la dominant en quarts de finale… C’est alors mon quatrième titre européen en six ans et pour moi il n’y a pas vraiment de rivalité entre nous.

 

Et pourtant les choses vont évoluer…

Là où les choses changent c’est qu’à la suite de ces championnats d’Europe je contracte une hernie. Cette blessure m’éloigne à nouveau du circuit pendant un an. Sanne, pendant ce temps, prend sa chance et entre dans le Top 10 mondial. Lorsque je reprends, au printemps 2019, les débuts sont difficiles parce que je dois composer avec une donnée nouvelle : j’ai peur pour mon dos. L’appréhension est surtout mentale, car cette hernie est arrivée de nulle part.  D’un coup je ne pouvais plus bouger mes jambes et ressentais une vive douleur, alors qu’aucun mouvement réalisé en amont ne semblait présenter de risque. J’ai même dû me faire opérer parce qu’on m’avait dit que neuf personnes sur dix récupéraient d’elles-mêmes et évidemment j’étais celle sur dix qui ne récupérait pas [Sourire]. Ça m’a pris un moment avant de ne plus avoir d’appréhension.

 

À partir de quand t’es-tu sentie plus en confiance ?

J’avais repris en mars et ce n’est que fin juillet au Grand Prix de Zagreb où je me classe deuxième que je commence à retrouver des sensations.

 

Cette année-là, pourtant, tu sors à nouveau prématurément aux championnats du monde de Tokyo…

Ah Tokyo… Le pire c’est que je me sens vraiment bien ce jour-là.  Je gagne mon premier combat en vingt secondes et puis sur mon deuxième combat je marque d’entrée contre María Perez. Problème : sur l’action elle se plaint d’une douleur au bras causée par mon attaque et je me prends hansoku make. Pour moi l’action est confuse et surtout involontaire. Mais au final que je l’ai fait exprès ou non, je suis tombée sur son bras et ça me vaut une disqualification. Ça m’a rendue folle de colère d’autant que je me sentais enfin à nouveau moi-même et que même Marie-Ève Gahié, qui remporte le titre mondial ce jour-là, est venue me faire part de son incompréhension.

 

 

 

Tu confirmes d’ailleurs ce regain de forme en terminant cette année 2019 en trombe…

Oui je remporte le Grand Chelem d’Abou Dhabi, termine deuxième à celui d’Osaka et remporte le Masters de Qingdao. À cet instant de l’olympiade je suis largement devant pour la qualification aux Jeux de Tokyo. Et puis il y a le covid…

 

Ça change quelque chose pour toi, à cet instant ?

Rien, parce que la Fédération néerlandaise dit que les critères de qualification pour les Jeux resteraient identiques. Je suis donc assez calme. Si rien ne change, c’est moi qui vais aux Jeux olympiques… Arrive l’année 2021 – où les Jeux de Tokyo ont été repoussés. Là, les trois tournois qui comptent sont les Masters de Doha, le Grand Chelem de Tel-Aviv et les championnats d’Europe de Lisbonne. Je prends une médaille aux Masters et Sanne non. Dans ma tête c’est réglé.

 

Et pourtant c’est loin d’être le cas…

Oui parce qu’un mois plus tard à Tel-Aviv, je m’incline contre elle pour le bronze pour la première fois en sept affrontements. Elle a bien joué le coup. De mon côté, je ne suis toujours pas inquiète pour les Jeux d’autant que le niveau de ce Grand Chelem est moins relevé que celui du Masters de Doha… Arrivent les championnats d’Europe de Lisbonne. Là encore, il manque beaucoup d’athlètes, hormis les Françaises Pinot et Gahié qui se battent elles aussi pour la sélection olympique. Dans ma tête, je me dis : peu importe ce qui va se passer ici, ça n’aura pas tant d’importance… Et puis je me blesse au coude. Sanne est qualifiée pour la finale et moi je dois combattre pour le bronze contre la Russe Taimazova dont le judo ne me convient pas. À quoi bon prendre le risque d’aggraver ma blessure à trois mois des JO ? D’autant que l’adversaire de Sanne en finale est Margaux Pinot et que Pinot, c’est solide. Je déclare donc forfait pour le bronze… Mais ensuite Sanne gagne sa finale.

 

Ça t’inquiète sur le coup ?

Pas une seconde. C’était une éventualité et c’est arrivé. Mais à côté de ça, si je regarde l’ensemble du cycle olympique, je suis devant. Et puis, quelques jours plus tard, j’apprends que seuls les trois derniers tournois seront pris en compte pour la sélection olympique.

 

Et c’est Sanne qui te passe devant…

Oui, sauf que tu ne peux pas changer les règles après coup ! Si j’avais su qu’ils regarderaient seulement les trois derniers tournois… Quand Sanne se qualifie pour la finale des Europe, ça lui assure une deuxième médaille sur ces trois tournois. En ayant ces critères en tête, jamais je n’aurais abandonné puisque je pouvais moi aussi viser une deuxième médaille sur ces trois tournois. Le truc c’est que personne ne m’avait dit que les critères avaient changé en cours de route.

 

Tu es allée au tribunal, c’est ça ?

Oui ! J’y suis allée, mais ça n’a pas abouti car au strict plan juridique, ils s’en étaient bien tenus aux critères. De mon point de vue, il y avait des erreurs dans les statistiques, mais c’était trop tard, ils ne pouvaient plus rien faire.

 

Comment encaisses-tu la nouvelle ?

Tu sais je vois toujours la période de 2014 comme vraiment le point le plus bas de ma carrière. Mais ce qui se passe en 2021, je le vis comme une vraie injustice. Ils auraient dû me dire en janvier qu’ils allaient seulement regarder les trois derniers tournois. C’est d’autant plus dur à avaler qu’il y avait aussi de grosses rivalités dans d’autres catégories chez nous, chez les +100 kg avec Henk Grol et Roy Meyer, et puis il y avait les -78 kg avec Marhinde Verkerk et Guus Steenhuis. Pour ces deux catégories, l’ensemble du cycle olympique a été pris en compte. Tandis que pour Sanne et moi, non. J’ai trouvé et je trouve cela vraiment injuste. Non pas que ce soit Sanne qui aille aux Jeux, mais que ça se dénoue de cette façon.

 

Qu’en retiens-tu, quatre ans et demie plus tard ?

Au final, je pense que cet épisode m’a surtout aidé à convaincre plus facilement les Pays-Bas au moment de mon changement de nationalité vers l’Italie [Sourire].

 

San Mauro Torinese, printemps 2024. Officiellement italienne ! ©Selene Daniele/JudoAKD

 

Oui comment ça s’est passé, d’ailleurs ? D’ordinaire cette procédure peut s’étaler sur plusieurs années. Or là, au printemps 2024, il s’écoule à peine cinq semaines entre ton dernier Grand Chelem sous les couleurs des Pays-Bas, le 30 mars à Antalya, et ton premier sous les couleurs de l’Italie, le 11 mai à Astana…

En fait c’est en janvier 2024 que nous découvrons que l’âge pour entrer dans un groupe militaire est passé de trente à trente-cinq ans. Parce que bien sûr, en 2016, quand je décide d’emménager en Italie, nous avons déjà parlé à la Fédération italienne pour voir si je pouvais combattre pour l’Italie. Le truc c’est qu’à l’époque, en 2016 donc, je ne me sens pas du tout italienne. Je ne parle même pas la langue ! Un autre point important à l’époque est aussi lié au fait que notre histoire avec Andrea est alors toute récente. Qu’arriverait-il si, pour une raison ou pour une autre, les choses ne se passent pas bien entre nous deux, et que je me retrouve à combattre sous les couleurs de l’Italie ? C’est la raison pour laquelle je décide alors de continuer à combattre pour les Pays-Bas.

 

J’imagine que les tensions de 2021 au moment de la sélection olympique ont pesé aussi dans la balance…

C’est trop tard à ce moment-là pour changer de nationalité, parce que je suis trop vieille pour entrer dans un groupe militaire. À l’époque, la limite d’âge est encore à trente ans, et j’en ai trente-et-un. Changer de nationalité après les Jeux olympiques 2021 n’est pas d’actualité puisque je ne peux pas avoir la bourse qui va avec le fait d’intégrer un groupe militaire.

 

Or tu dis que tout change début 2024…

Oui ce jour-là mon mari reçoit un appel à propos d’un athlète qui allait entrer dans un groupe militaire. Je suis avec lui dans la voiture, donc j’entends la conversation. Et puis je réalise que l’athlète en question a plus de trente ans. Comment est-ce possible ? Andrea me dit que non, qu’il est plus jeune, qu’il a juste quelques années de moins que moi. Or je suis certaine de ce que j’avance. Alors je vérifie et, en effet, il a plus de trente ans… Renseignements pris, nous découvrons que la limite d’âge est bien passée de trente à trente-cinq ans quelques mois auparavant…

 

Ce qui est une avancée décisive pour toi !

Oui, d’autant qu’Andrea a toujours eu très peur que je ne puisse pas trouver de travail en Italie. Entrer dans un groupe militaire, c’est me garantir un salaire à vie. Je veux dire, quand tu es un athlète, c’est ton travail, mais à l’intérieur de l’Armée, ils trouvent un travail pour toi. Ou dans la police ou dans les finances, il y a différents types de groupes militaires, et ça c’est super quand tu arrives à l’âge où tu te poses des questions sur ton avenir. Et bien sûr, l’Italie n’a à ce moment-là aucune athlète de -70 kg qualifiée pour les Jeux olympiques. Donc c’est une situation gagnant-gagnant pour moi et pour la Fédération italienne, tant pour le tournoi individuel que pour les équipes mixtes. À ce moment-là en effet, l’Italie n’a ni -63 ni -70 kg susceptibles d’aller aux Jeux, ce qui veut dire que c’est à la -57 Veronica Toniolo de combattre en -70. Donc si je viens, ça veut dire qu’au moins tu as une -70 qui combat en -70, et tu as Veronica Toniolo et Odette Giuffrida, qui peuvent combattre en -57. Donc fondamentalement, je suis vraiment intéressée.

 

Et les choses se font très vite, c’est ça ?

Nous ne pouvons toujours pas croire comment tout s’est passé. En quatre mois, tout est organisé. Il faut savoir que le gouvernement néerlandais, en principe, ne permet pas d’avoir une double nationalité. Si j’obtiens juste la nationalité italienne, je perds ma nationalité néerlandaise… sauf si j’épouse Andrea, parce que si tu prends la nationalité de ton partenaire, alors tu peux garder les deux nationalités… Donc pour résumer je pense qu’il y a cet appel téléphonique du 4 janvier et, le 24 février, nous nous marions, Andrea et moi. J’envoie ma demande pour la nationalité italienne. Par chance, nous rencontrons vraiment les bonnes personnes aux différentes étapes de la procédure. Un mois après ma demande, je reçois la nationalité italienne – même la Fédération italienne a dit qu’elle n’a jamais vu un dossier de ce genre se régler aussi vite. Bien sûr, l’approche des Jeux olympiques a sans doute aidé… Et donc fin mars, me voici italienne. Reste à convaincre la Fédération néerlandaise de judo. Et je pense que c’est là que j’ai le plus peur, suite notamment au bras de fer de 2021. D’autant qu’en renforçant l’Italie je contribue à créer un concurrent de plus pour les Pays-Bas.

 

Pourtant et notamment dans ta catégorie des -70 kg, tu n’es pas la première à changer de nationalité. Je me souviens d’Esther Stam et de Linda Bolder, qui se sont qualifiées pour les JO de Rio sous les couleurs respectives de la Géorgie et d’Israël…

Oui sauf que depuis 2017 les Pays-Bas n’ont plus autorisé personne à changer de nationalité, à moins d’accepter d’attendre le délai de trois ans. Or, quand ils entendent mon histoire, ils se montrent immédiatement assez positifs. Moi je le fais pour les Jeux olympiques mais aussi pour mon avenir. J’envoie un e-mail pour officialiser ma demande de changement de nationalité pendant le Grand Chelem d’Antalya, qui devient donc mon dernier tournoi pour les Pays-Bas. Quelques jours plus tard je reçois l’approbation de la Fédération néerlandaise de judo ! Ensuite les choses sont allées tout aussi vite. J’obtiens mon passeport autour du 10 avril, ce qui me permet de prendre part au Grand Chelem d’Astana un mois plus tard, ainsi qu’aux championnats du monde d’Abou Dhabi juste après. Ce qui me permet également de valider ma qualification pour les Jeux.

 

Ton classement à la ranking n’a pas été remis à zéro suite à ce changement de nationalité ?

Non puisque depuis les Jeux de Tokyo, si tu changes de nationalité, tu gardes tes points. Bref, tout se passe comme dans un conte de fées… Et puis, une semaine avant les championnats du monde, je commence à ressentir une douleur à la hanche. Je prends rendez-vous pour une IRM et là je commence à ressentir des picotements aux pieds et aux jambes. Je vais chez le docteur, qui me dit que je présente tous les symptômes d’une bursite à la hanche. Pour moi, les symptômes me rappellent plutôt ma dernière hernie. Eux me disent que non, mais j’insiste. Je file donc au CONI, le Comité national olympique italien, où la Fédération dispose d’un centre médical incroyable. Je leur demande de me faire une IRM du dos en plus de celle de la hanche. Et il se trouve que c’est bien une hernie.

 

Comment traites-tu ça ?

En Italie il y a à ce moment-là une thérapie expérimentale. Ils vont dans ton dos, et ils t’enlèvent l’hernie au laser. C’est vraiment expérimental, mais nous sommes à un mois et demi des Jeux olympiques. Le délai est trop court pour opérer. Et le traitement au laser fonctionne puisque la douleur disparaît. Je parviens donc à m’entraîner à nouveau pendant deux ou trois semaines. Ensuite la douleur revient et je termine mes deux dernières semaines avant les JO en faisant essentiellement du vélo. J’essaie juste de survivre en fait.

 

En stage à Rome à quelques semaines des JO de Paris. ©FIJLKAM/JudoAKD

 

Aux Jeux de Paris, contrairement à ceux de Rio, tu n’es pas tête de série n°1. Celle qui a ce statut, cette fois, c’est la Croate Barbara Matić, championne d’Europe en titre et double championne du monde sur cette olympiade. Et c’est elle qui se dresse sur ta route dès le deuxième tour…

Et avant elle je prends la Portugaise Tais Pina, qui m’a battue deux fois de suite au printemps… Paradoxalement, je suis plus nerveuse de prendre Pina que Matić, car Matić me convient bien en général [Polling mène alors 7-1 dans leurs tête-à-tête, NDLR]. Le seul bémol, c’est mon hernie qui m’empêche de m’engager à fond. Je fais ce que je peux. Ça passe cette fois contre Pina, mais pas contre Matić. Comme à Rio huit ans avant, je m’incline contre la future championne olympique.

 

Pas de regrets, donc ?

Je retiens le positif. J’ai beaucoup aimé l’ambiance et le fait qu’Aurora puisse venir assister à tout ça. J’ai aussi beaucoup aimé être avec cette équipe d’Italie, qui donne un sentiment d’être entouré supérieur à ce que j’ai pu connaître avec l’équipe néerlandaise.

 

Oui cet état d’esprit s’est vu cette année encore sur l’épreuve par équipes mixtes des championnats d’Europe de Podgorica, lorsque Veronica Toniolo s’est blessée en finale et que ses coéquipières ont brandi ses Crocs roses portant les initiales V et T sur le podium…

En fait je connaissais déjà la plupart d’entre eux par Andrea. Je savais que cette proximité faisait partie de leur identité et je me suis tout de suite sentie chez moi parmi eux. Donc au final, si on oublie le judo stricto sensu, ces Jeux étaient vraiment sympa, j’ai vraiment apprécié l’événement. Je ne savais pas à ce moment-là que ce serait mon dernier tournoi, mais bon, maintenant, je suis heureuse que cela ait été le cas, au moins, j’ai apprécié. J’avais une équipe formidable, et tout en passant du temps là-bas, après toutes ces années d’entraînement avec Aurora, et après la déception de Tokyo, et puis de le faire comme ça, je pense que c’était une bonne fin.

 

« Avec Clarisse, Nekoda et d’autres, [on] a montré qu’on pouvait continuer à performer tout en étant mères. » ©Archives Kim Polling/JudoAKD

 

À propos d’épreuve par équipes mixtes, nous ne pouvons pas ne pas reparler de ton émotion après tes deux combats contre ton ex-coéquipière Hilde Jager lors des championnats du monde d’Abou Dhabi où l’Italie, ta nouvelle équipe, élimine les Pays-Bas, ton équipe de toujours…

C’est fou. Lors de l’épreuve individuelle, mes douleurs se réveillent et je n’ai pas l’intention de combattre aux équipes. Mais Francesco Bruyere, mon entraîneur, vient me voir le matin et me dit : « Kim, tu dois combattre contre les Pays-Bas, sinon nous ne gagnerons pas. C’est juste un combat. Tu ne combattras plus le reste de la journée. » Je dis : « Allez, d’accord. » Mais ensuite, je lui dis : « Non, je risque de combattre deux fois. Si tu me dis dès maintenant que ça va être serré, il y a un vrai risque qu’on finisse à 3-3 et, si tirage au sort il y a, je suis certaine que ce sera moi. » Lui : « Mais non, on verra bien… » Et je te le donne en mille : je bats Hilde, il y a 3-3, tirage au sort, et c’est notre catégorie des -70 kg qui est rappelée… D’ailleurs si tu revois les images, tu peux voir que je souris et que je commence à rire en regardant Francesco parce que je le savais. Ils disent que le tirage au sort est aléatoire, mais ce n’est pas du tout aléatoire. Heureusement, je gagne et c’est le plus important.

 

Cette victoire t’a pourtant brassée…

Tu sais, sur le moment, je ne pense pas du tout à l’Italie ou aux Pays-Bas. Ce n’est qu’ensuite, une fois la victoire acquise, que je réalise que c’est moi qui vient de renvoyer les Pays-Bas chez eux. Et c’est un constat terrible pour moi. Une grande partie de l’équipe néerlandaise ne m’aime vraiment pas, à ce moment-là. Mais bon, au final, c’est comme ça. Et nous remportons la médaille de bronze… L’année précédente, j’avais également remporté une médaille de bronze, mais avec l’équipe néerlandaise. Cette fois c’est avec l’équipe italienne.

 

À quoi penses-tu à cet instant, sur le podium ?

Je regarde le drapeau devant moi et je me dis : « OK, que s’est-il passé au cours du dernier mois ? C’est juste fou, en fait. » Jusqu’ici, c’est vraiment comme un conte de fées. Et je ne veux pas me réveiller.

 

Comment ça se passe quand tu retrouves Hilde Jager et l’équipe néerlandaise, en salle d’échauffement ? Vous reparlez de ça ?

Oui, parce qu’Hilde est aussi une amie. C’est un moment émouvant pour nous deux. Et les entraîneurs ont l’élégance de me dire : « T’inquiète, Kim, c’est le jeu. Tu n’as pas à te sentir coupable, parce que c’est comme ça. Tu as fait ton travail et tu as fait du bon travail. C’est comme ça. » Le truc c’est qu’aux Pays-Bas, l’argent que vous recevez du gouvernement dépend des résultats. En fait, c’était aussi important pour les Pays-Bas de remporter une médaille, ou du moins de terminer à la septième place, car alors, oui, certains athlètes auraient pu recevoir à nouveau une bourse pendant un an. Finalement, j’ai quand même donné une interview avec Hilde pour une chaîne néerlandaise. J’étais blessée et j’avais rempli ma part du contrat en tenant ma place face aux Pays-Bas. Après ça j’étais libre de repenser à cette journée riche en émotions… et de me soigner.

 

 

Donc si on fait le bilan, tu as participé deux fois aux Jeux olympiques, et t’es inclinée d’entrée à chaque fois contre la future championne. Et tu as remporté quatre titres européens entre 2013 et 2018. Aux championnats du monde en revanche, tu dois te contenter de ce bronze obtenu à ta première participation, en 2013. T’attendais-tu à l’époque à ce que ce soit la seule médaille mondiale individuelle de ta carrière ?

Non, pas du tout. Et mon entourage non plus. Mais chaque année, il y a eu une raison différente. En 2013, donc, j’arrive blessée. En 2014, je suis mentalement épuisée. En 2015, je suis juste trop heureuse d’être là et donc… pas assez concentrée. En 2017, je reviens après une année d’arrêt. En 2018, je ne suis pas là à cause de mon hernie. En 2019, il y a cet incident avec le bras de María Perez. En 2021, je ne combats pas parce que je suis trop déçue de ne pas aller aux Jeux. En 2022, je viens juste d’accoucher. En 2023, je me sens bien, mais je perds pour la première fois contre Matić, qui est simplement meilleure ce jour-là. Et puis, en 2024, je fais une bonne compétition, mais je constate qu’après la grossesse, mon corps a changé. Bien sûr, je réussis à me qualifier pour les Jeux, donc je ne peux pas dire que je ne suis plus performante. Mais mon corps n’est plus le même, c’est clair.

 

En France, Clarisse Agbégnénou a elle aussi beaucoup communiqué autour de sa maternité

Je n’en ai pas reparlé avec elle depuis longtemps, mais je sais qu’elle aussi voulait profondément devenir maman. Clarisse a encore obtenu de super résultats, mais elle aussi son corps a changé. Moi par exemple, je n’arrive plus à faire ura-nage car mon ventre a changé, ma posture aussi. Et comme ura-nage était l’une de mes principales armes, sans cette technique, je suis moins dangereuse. Quand je peux la faire, les adversaires ont peur et laissent de l’espace pour d’autres attaques. Sans cette peur, je suis moins redoutable. Donc oui, je suis très heureuse d’être devenue maman — je le voulais vraiment — mais cela a changé mon corps à jamais.

 

Judo + maternité : aperçu de la logistique. ©Archives KP/JudoAKD

 

Tu as envisagé d’arrêter, après la naissance de ta fille ? 

Au départ, je pensais arrêter après les Jeux de Tokyo. Mais comme je n’ai pas pu y aller, je me suis dit : « Non, je ne veux pas finir comme ça. » En même temps, je voulais devenir mère. Et c’est Andrea qui m’a dit : « Tu peux faire les deux. » Je ne l’avais jamais envisagé. Puis, par coïncidence, Clarisse est devenue maman aussi, Nekoda Smythe-Davis également. Et même aux Pays-Bas, dans d’autres sports, plusieurs femmes ont eu des enfants et sont revenues. Il y avait comme une énergie commune, une connexion entre toutes ces femmes.

 

Tu penses que le fait que l’olympiade de Tokyo a duré cinq ans, ça a joué dans ta réflexion ?

Oui, je crois. C’était une période folle. Si tu compares avec les Jeux précédents, tout a été chamboulé. Aux Pays-Bas, rien n’avait été prévu pour accompagner les athlètes devenant parents. Il n’y avait pas d’aménagements, pas de programme spécifique. Donc je pense que le fait que cette olympiade ait duré cinq ans a simplement tout décalé, tout repoussé. Ajoute à ça le confinement. En Italie, nous étions bloqués chez nous, sans pouvoir nous entraîner. Je crois qu’un peu partout dans le monde, c’était pareil, mais en Italie c’était particulièrement strict : deux ou trois mois sans rien. Aux Pays-Bas, ils pouvaient au moins sortir même si le centre d’entraînement était fermé… C’était vraiment une période très étrange : on ne pouvait plus progresser en judo, mais on ne pouvait pas non plus avancer dans notre vie privée. La prochaine étape aurait dû être un bébé, mais avec Andrea on ne se sentait pas encore tout à fait prêts, alors… on a pris un chien ! C’était notre compromis [rires]. C’est un peu idiot, mais ça comblait ce vide. Et puis peut-être que mentalement, ça a réveillé quelque chose chez nous, une sorte d’appel.

 

Pour Clarisse, c’est quelque chose de très fort, presque une mission. Elle veut aussi changer les mentalités, parce qu’avant, une grossesse signifiait souvent la fin de la carrière.

Exactement. Et c’est vrai. Donc oui, ce qu’on a fait, avec Clarisse, Nekoda et d’autres, c’est nouveau. On a montré qu’on pouvait continuer à performer tout en étant mères. Bien sûr, ça demande une énorme organisation — mais c’est possible. Et je trouve ça beau. Parce que beaucoup d’athlètes, quand elles arrêtent, se retrouvent un peu perdues. Alors que quand tu as un enfant, tu n’as pas le temps de réfléchir : ta priorité change immédiatement. Tu passes du tatami aux couches, littéralement [rires]. C’est une révolution.

 

Podgorica, 27 avril 2025. En hommage à leur partenaire Veronica Toniolo, sérieusement touchée au genou quelques minutes plus tôt en finale de l’épreuve par équipes mixtes, ses coéquipières italiennes brandissent ses Crocs sur le podium. ©Capture d’écran Anthony Diao/JudoAKD

 

Toi qui as connu les deux systèmes, les Pays-Bas et l’Italie, comment vois-tu leur avenir ?

Les Pays-Bas ont connu des jours meilleurs. Papendal ne fonctionne plus très bien. Depuis cet été, la moitié de l’équipe est partie. Il ne reste qu’une vingtaine d’athlètes là-bas, sans assez de partenaires d’entraînement. Beaucoup sont retournés dans leurs clubs, comme avant 2016. À l’époque, on aimait ce système : chacun s’entraînait dans son club, puis on se retrouvait régulièrement pour des stages communs, dans le centre du pays, près d’Utrecht. C’était plus équilibré : tu pouvais étudier, avoir une vie privée, et t’entraîner sérieusement. Mais quand on nous a forcés à tout centraliser à Papendal, tout s’est dégradé. Heureusement, les choses bougent : Guillaume Elmont est maintenant le Directeur technique national, Marjolein van Unen est devenue présidente de la Fédération, et Mark van der Ham est revenu comme entraîneur. Donc il y a enfin un vent positif, avec des gens d’expérience. J’espère vraiment que les Pays-Bas redeviendront une nation forte, parce qu’avant, c’était un pays redoutable.

 

Et l’Italie ?

L’Italie, de son côté, se porte bien. Ils ont davantage de structures, et la grande différence, c’est l’esprit d’équipe. Aux Pays-Bas, avant Papendal, on était un vrai groupe, soudé. Après, chacun a commencé à penser à soi. En Italie, c’est différent. Même s’ils font parfois des choix personnels, au fond, ils se soutiennent. C’est dans leur culture, dans leur manière d’être. C’est un pays plus chaleureux, plus social. J’espère vraiment que les Pays-Bas se relèveront, parce qu’il y a tellement de bons judokas là-bas. Ce serait triste de perdre tout ça.

 

Et toi, qu’aimerais-tu que les gens retiennent de ta carrière ? Ton judo ? Ton attitude ? Ton parcours avec tous ces hauts et ces bas ?

J’aimerais qu’on se souvienne de mon style de judo. Je pense que mon judo était spectaculaire et agréable à regarder. Mes ura-nage, mes utsuri-goshi, mes attaques imprévisibles… C’est ça que j’aimerais qu’on retienne, plus que ma personnalité. Parce que je ne suis pas la plus sociale, tu sais [rires].

 

Ah oui ?

Par exemple, cette année, je suis allée aux championnats du monde de Budapest pour me présenter à la Commission des athlètes. L’idée venait de la Fédération italienne. J’ai accepté, mais évidemment, quitte à me présenter je voulais gagner. Et donc je vais voir les athlètes dans la zone d’échauffement pour leur demander de voter pour moi. Et là, Toma Nikiforov me dit : « Mais Kim, tu ne m’as jamais parlé de toute ta vie ! » Je lui répond : « Vraiment ? » Il insiste : « Oui, jamais ! » Et c’est vrai : je ne parle pas beaucoup, surtout avant une compétition. Certains ont pu me trouver arrogante, mais ce n’est pas le cas. Je suis juste réservée. Mon mari, Andrea, est l’opposé : il parle avec tout le monde. Moi, je suis plus discrète. Je crois que je ne parle que quand je sens que j’aime bien la personne. C’est instinctif. Donc, je ne sais pas trop ce que les gens pensent de moi, mais si je pouvais choisir, j’aimerais qu’ils se souviennent simplement de mon judo.

 

Si la Kim de 2025 pouvait donner un conseil à la Kim de 1997 qui démarrait le judo, que lui dirais-tu ?

Bonne question… Je crois que je lui dirais simplement : « Ne change rien. » Parce que si je regarde ma vie aujourd’hui, je suis heureuse. Avec Andrea, avec Aurora, là où on vit, la vie qu’on a… Je suis comblée. Évidemment, quand je pense au judo, j’ai ce petit pincement au cœur : je n’ai pas exploité tout mon potentiel. Mais si je n’avais pas quitté les Pays-Bas en 2016 pour venir en Italie, aurais-je été plus heureuse ? Je ne pense pas. Peut-être que j’aurais eu de meilleurs résultats, mais j’aurais été malheureuse. Donc au final, tout s’équilibre.

 

Parce que le judo, ce n’est pas que des médailles…

Oui, ça me fait encore mal de ne pas avoir été championne du monde ou olympique. Mais la naissance d’Aurora a tout changé : elle m’a montré qu’il y a quelque chose de bien plus important que le judo, même si c’est cette discipline qui m’a tout donné, Andrea, ma vie actuelle, mes valeurs, ma force intérieure. Tout vient du judo… À la rigueur, le seul conseil que je donnerais à mon moi plus jeune, c’est de demander de l’aide psychologique plus tôt. En 2013, quand j’ai commencé à tout gagner, j’aurais dû consulter un psychologue. Ça m’aurait peut-être évité la crise de 2014. C’est la seule chose que je changerais. Le reste, non. Je suis heureuse de qui je suis aujourd’hui.

 

Sur l’aspect mental de la performance, les lignes bougent depuis quelques années…

Oui, et je trouve ça formidable. J’ai vu aux championnats du monde junior des médaillées accompagnées de leur coach mental. À mon époque, en junior, c’était impensable d’avoir un préparateur mental. Et même aujourd’hui, pour beaucoup, dire qu’on se fait accompagner de ce côté-là reste difficile — comme s’il y avait encore un tabou. En fait c’est comme pour les grossesses : ce n’est pas encore parfait, mais c’est de plus en plus accepté. Les mentalités évoluent et je suis heureuse d’y avoir peut-être contribué un peu. – Propos recueillis par Anthony Diao, automne 2025. Photo d’ouverture : ©Paco Lozano/JudoAKD.

 

 

 

Une version en anglais de cet entretien est disponible ici.

 

 

 

 

 

 

 

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