Abderahmane Diao – Infinité de destins

Né le 1er juin 1994 à Mantes-la-Jolie, le jeune trentenaire n’est pas le judoka le plus médiatisé du circuit, mais assurément quelqu’un qui mérite de l’être. Aucun lien de parenté directe : nos deux premières rencontres remontent à l’année 2014. D’abord au printemps à Lyon, entre deux portes pendant les championnats de France juniors. Puis à l’automne à Villebon-sur-Yvette, lors de championnats de France 1e division où nous avions eu en commun de porter le même dossard « A. DIAO », lui en -90 kg, moi en -100 kg. Un « Monsieur Diao, comment ça va ? » mutuel et hilare accompagna ces deux premières poignées de main – et toutes celles qui suivirent depuis. Depuis ? Depuis, l’écho d’une carrière aussi singulière que plurielle, traversée par les enjeux propres à la double nationalité dans le sport de haut niveau. Une thématique complexe qui rappelle ces paroles d’une chanson française bien connue : « Infinité de destins, on en pose un, qu’est-ce qu’on en retient ? » – JudoAKD#009.

 

Une version en anglais de cet entretien est en ligne ici.

 

 

Tu as souvent été classé sur le circuit national français, avec notamment une cinquième place aux championnats de France 1e division en novembre 2017 à Saint-Quentin-en-Yvelines. Et puis un jour tu es apparu avec un dossard sénégalais. Comment s’est opérée la bascule ?

J’ai débuté avec le Sénégal au Grand Chelem de Paris 2019 mais en vérité tout avait commencé en 2016. Le président de la Fédération sénégalaise m’avait contacté à la suite des championnats de France 1e division, où je m’étais incliné au deuxième tour. Il m’avait expliqué le projet sportif, le fait qu’il faisait toute la tournée IJF, etc. Nous nous sommes rencontrés à Paris.

Comment as-tu accueilli cette proposition ?

J’étais flatté mais pour ma part cela ne me parlait pas à cet instant de ma carrière. J’avais 22 ans et j’estimais que j’avais encore ma carte à jouer avec l’équipe de France. Je m’entraînais à l’INSEP et je savais que j’avais le niveau. Du coup j’ai trouvé ça intéressant, vraiment, et j’ai gardé ça dans un coin de ma tête. Et j’ai fait le choix de continuer ma saison.

Comment s’est-elle poursuivie cette saison, d’ailleurs ?

En novembre 2017 j’ai refait les championnats de France 1e division. Je fais une grosse compétition mais je perds en place de trois contre Julian Kermarrec. C’est lui qui, derrière, est sélectionné pour le Grand Chelem de Paris. J’étais un peu deg’ car j’étais donc à une place de rejoindre l’équipe de France. J’ai quand même eu une sélection par la suite mais c’était avec mon club. C’était en février 2018, pour un Open continental en Bulgarie où, malheureusement, je me blesse. Et c’est une fracture qui m’embête longtemps. Je ne reprends qu’en avril, avec l’objectif des France 1e division quelques semaines plus tard, cette fois-ci en équipe.

Oui et je crois me souvenir que tu as tenté et réussi un sacré coup de poker avec ton club de Sucy Judo, sur cette édition-là…

Effectivement. À une semaine des championnats, je me pèse au club. C’était le mercredi. On partait le vendredi à Bourges pour combattre le samedi. Je me pèse à 83 kg. C’était la période du ramadan et je ne m’étais pas pesé depuis ma blessure. J’en parle au coach et c’est là que nous prenons la décision de combattre en -81 kg. Je perds les deux kilos restants. À la compétition, personne ne m’attendait en -81 kg puisque j’avais fait cinquième aux France en -90 kg en début de saison. Au lieu de tourner à deux avec Axel Clerget en -90 kg, je me retrouve en -81 kg avec Mehdi Tobrouki.

Le selfie des champions de France par équipes 2018, au premier plan entre Hugo Fonghetti, Mathias Boucher, Pape Doudou Ndiaye, Arthur Clerget, Adrien Raymond, Luka Mkheidze, Mehdi Tobrouki… – ©DR/JudoAKD

À quel moment entres-tu dans la danse ?

Le coach fait le choix de ne me faire rentrer qu’à partir des demi-finales. Je prends Armann Khalatian de Sainte-Geneviève et ça permet de relancer l’équipe. Il était étonné de me voir en -81 kg. Cet effet de surprise m’a permis de lui mettre ippon. C’est une épreuve à cinq catégories de poids et nous gagnons 3-0. En finale il y a 2-0 pour nous lorsque j’entre contre Jonathan Allardon de l’ES Blanc-Mesnil. Je suis mené waza-ari, puis je lui mets waza-ari à mon tour puis osae komi. Je fais gagner mon équipe de Sucy et nous voici champions de France 1e division.

Sacré souvenir collectif, de ce que m’en ont raconté certains de tes camarades…

Oui et au vu de cette performance, la Fédération contacte Stéphane Auduc, mon entraîneur, pour lui dire que ce serait intéressant que je fasse les prochains championnats de France 1e div’ individuels en -81 kg. Et c’est ce que je fais, en novembre 2018 à Rouen.

Comment ça se passe pour toi ?

Malheureusement je perds au premier tour contre Giga Abuashvili, le futur finaliste. En repêchages je m’incline juste avant la finale de repêchage. Au final cette journée a été dure à digérer. Et c’est de là qu’est parti le mouvement vers le Sénégal.

C’est-à-dire ?

C’est-à-dire que je me suis remis en question. En -90 kg c’était compliqué. Il y avait Axel Clerget qui venait d’être médaillé aux championnats du monde de Bakou, Aurélien Diesse qui commençait à performer, Loïc Pietri qui avait annoncé sa montée en -90 kg… J’ai un ami de Mantes qui m’a convaincu d’aller tirer pour le Sénégal. Je n’étais pas trop sûr pour ma part. J’étais convaincu que j’avais toujours une carte à jouer au niveau français parce que je n’étais vraiment pas loin. Cinquième aux France, ça laisse espérer un podium dans un proche avenir. Lui me disait qu’au contraire c’était le moment de me mettre le pied à l’étrier pour préparer les Jeux olympiques. Il m’a aussi proposé de me suivre dans ce projet-là avec le Sénégal.

Comment ça s’est enchaîné, ensuite ?

Nous avons donc contacté ensemble le président de la Fédération sénégalaise, que nous avons vu à Paris. De là, j’ai eu un rendez-vous à l’ambassade. J’ai pu faire mon passeport d’autant plus simplement que mes deux parents sont eux-mêmes sénégalais et, en février 2019, j’ai disputé le Grand Chelem de Paris avec mon nouveau dossard du Sénégal.

Cape Town, avril 2019. Aux côtés de Darcel Yandzi pour sa première participation et son premier podium aux championnats d’Afrique. – ©DR/JudoAKD

Ça a été rapide ! Ce n’est pas forcément toujours le cas…

Un autre facteur a compté, c’est le fait que Darcel Yandzi allait s’occuper des athlètes sénégalais à cette époque. Il s’est du reste occupé de moi pendant six mois. C’est lui qui me coache au Grand Chelem de Paris puis sur les championnats d’Afrique de Cape Town où je fais troisième en avril.

Tout s’est bien goupillé, en somme…

Il y a quand même eu quelques problèmes suite à ce Grand Chelem de Paris. J’avais calé deux ou trois dates quelques semaines après sur le circuit européen, mais la Fédération française m’a bloqué, du fait de la compétition en Bulgarie faite avec mon club l’année précédente, celle où je m’étais blessé. Cette compète m’avait fait rentrer dans la ranking list avec la France. Donc pendant trois ans je n’avais plus le droit de faire de compétitions sur le sol européen. C’est la raison pour laquelle, jusqu’en mars 2021, je n’ai pu faire que des compétitions sur le sol africain.

Comment s’organise ta vie depuis que tu combats pour le Sénégal ?
Il faut tout anticiper. C’est compliqué parce que je vis et m’entraîne en France et suis donc livré à moi-même. Je n’ai pas de coach avec moi pendant les entraînements, pas de préparateur physique, pas de programmation et souvent les choses sont faites à la dernière minute donc je n’ai pas toujours le temps qu’il faudrait pour m’organiser… Pour les soins je dois également me débrouiller tout seul. Le gros point positif c’est que mes déplacements sont financés par la Fédération sénégalaise. Cela peut paraître normal vu d’Europe mais il faut savoir que certains athlètes africains avancent souvent les frais de leur poche pour leurs déplacements, et ne se font pas rembourser tout le temps. Le coach du Sénégal me suit quand j’ai des compétitions en Afrique. Lorsque c’est en Europe ou ailleurs, en général il ne peut pas donc c’est une personne de la Fédération sénégalaise qui vit à Aix-en-Provence, au alors Dominique Gaudinière, le directeur technique du club de Venelles. Le top aurait été qu’il puisse être présent quand je m’entraîne mais ce n’est pas le cas. C’est lui par exemple qui nous a accompagnés récemment en stage en Ouzbékistan. Il a même fait toutes les démarches pour nous inscrire et à même avancé certains frais par moments.

Tu parlais d’un copain de Mantes qui te suit sur ce projet Sénégal. De qui s’agit-il et quel est son rôle ?

Il m’a suivi sur les trois premières années. J’étais au club de Sucy avec un super suivi, il a réussi à me convaincre de revenir à Mantes-la-Jolie pour qu’il me suive, mais il ne me suivait que sur les compétitions et n’a jamais assisté à un de mes entraînements à l’Institut du judo. Après deux ans passés au club j’ai préféré changer car je n’avais pas de suivi réel.

Comment ça s’articule aujourd’hui entre ton club et ton statut d’international ?

Depuis la saison dernière je suis au club de Poissy, J’ai fait le choix de la proximité, c’est le club avec du niveau qui est le plus proche de chez moi. Je m’entraîne là-bas les mercredis de temps en temps, et à l’Institut du judo le reste du temps. Dans l’année je fais des tournois nationaux avec le club également ainsi que les championnats par équipe quand je n’ai pas de compétition internationale.

Le Caire, printemps 2024 avec son compatriote Mbagnick Ndiaye, triple champion d’Afrique des +100 kg, vainqueur des Jeux africains 2019 et porte-drapeau du Sénégal aux Jeux olympiques de Tokyo. – ©DR/JudoAKD

Qu’est-ce qui se joue sur un rendez-vous comme le Grand Chelem de Paris pour un profil comme le tien ? J’imagine qu’il y a d’une part la compétition sur le tapis et, d’autre part, l’occasion de faire en tribunes ou entre deux portes le point avec tes dirigeants, de dissiper d’éventuels malentendus nés de vos relations à distance, etc.

À l’occasion du Grand Chelem de Paris 2024, j’ai effectivement pu rencontrer le président de la Fédération. Nous avons fait une petite réunion, à laquelle il y avait mes coéquipiers Mbagnick Ndiaye et Ryan Da Costa, mais aussi Dominique Gaudinière, directeur du club de Venelles qui m’a coaché à Paris, et Baye Diawara, CTR de Paris, qui a coaché Ryan.

Quel était l’objet de ces échanges ?

Le président a commencé par nous parler de nos combats. Ensuite nous avons parlé des difficultés que nous rencontrons au quotidien. Nous en avions déjà parlé cinq mois avant, après les championnats d’Afrique de Casablanca, mais il n’y avait pas eu de changements depuis…

Quelles étaient les difficultés en question ?

Les principales difficultés étaient liées au fait de ne pas avoir de programmation de compétition jusqu’aux JO. J’ai redit que pour moi c’était très compliqué car je dois m’organiser à l’avance avec mon travail pour pouvoir me libérer, et cela impacte également mon organisation famille. Il est difficile de programmer nos séances et de les adapter par rapport aux compétitions prévues. Autre point : n’ayant pas de suivi au quotidien, en compétition nous avons des coaches qui nous voient uniquement à ces seules occasions. À l’inverse, les personnes que nous affrontons au Grand Chelem de Paris par exemple sont, elles, dans des conditions optimales avec des coaches qui les connaissent par cœur, un préparateur physique, un coach mental, de la vidéo etc.

Est-ce que ce fossé te semble irréversible ?

Même pas, puisque malgré tout cela nous ne sommes pas loin de leur niveau. Si leurs capacités à eux sont exploitées à presque 100 %, je pense pour ma part n’être qu’à 50 % des miennes et ça c’est vraiment frustrant. Le président est d’accord avec tout cela mais concrètement il n’y a rien qui change. Financièrement c’est compliqué d’avoir un coach à plein temps à Paris avec Mbagnick et moi.

Abderahmane Diao à cinq ans à Mantes-la-Jolie. – ©DR/JudoAKD

Comment s’est passée ta journée de compétition en cette année olympique à Paris, justement ?

C’est toujours aussi magnifique de combattre devant un public aussi nombreux que celui de l’Accor Arena. Je n’ai pas été très stressé pendant l’attente, au contraire. J’ai pris le Roumain Alex Cret. Je fais un bon début de combat mais ai été surpris en reprise de garde sur une liaison debout-sol. C’est très frustrant car je pense que le combat était à ma portée mais bon c’est comme ça.

Comment s’est passé le stage international de la semaine suivante ?

J’ai été déçu…

Pourquoi ?

C’est compliqué de trouver des partenaires quand tu es un Africain. Vraiment. Les gars refusent souvent et quand tu combats avec ceux qui acceptent de faire avec toi, il n’y a pas d’intensité. Mais bon j’ai quand même fait un bon stage. J’ai pu me rendre compte que j’étais au niveau.

Ce que tu dis sur ce rapport de patriciens et de plébéiens des tatamis met à mal la belle vitrine d’universalité du judo…

En fait quand ils voient un judoka africain ils nous sous-estiment. Ou alors il y en a qui ont peur de se blesser, d’autres c’est parce que tu n’es pas connu… C’est un sujet compliqué… De mon côté ça m’énerve parce que le stage n’est pas rentabilisé à 100 %. Du coup je retiens les personnes qui ont refusé de combattre avec moi et j’espère les prendre en compétition pour me venger [Sourire].

C’est pas cool…

C’est la triste réalité. Pour autant ce n’est pas vrai partout. Début mars j’ai fait le stage de Tashkent en Ouzbékistan et c’était totalement différent. Limite les partenaires te couraient après et il y avait beaucoup plus d’intensité…

Débuts à Mantes-la-Jolie (ligne du milieu, quatrième en partant de la droite), entre les professeurs Omar Sow et Djelloul Kenzi. – ©DR/JudoAKD

Comment es-tu venu au judo, au fait ?

J’ai grandi dans la ville de Mantes-la-Jolie dans la banlieue du Val-Fourré, à une soixantaine de kilomètres à l’ouest de Paris. Je ne suis pas du tout issu d’une famille de judokas. Mes quatre grands frères étaient inscrits au foot. Je voulais en faire moi aussi mais mes parents n’avaient pas les moyens de tous nous inscrire du fait que nous sommes une famille très nombreuse. Du coup ça n’a pas été possible.

Comment t’es-tu retrouvé sur un tatami, alors ?

À l’âge de huit ans, en classe de CE2, j’ai eu l’occasion de suivre un cycle de judo de plusieurs semaines avec Anifa, une judokate de l’ASM Judo. Suite à cette initiation et au vu des appétences et du niveau que j’avais montré, j’ai bénéficié de six mois de judo gratuit avec Djelloul Kenzi au club. J’ai par la suite été pendant un an au pôle France de Marseille puis trois ou quatre ans au pôle INEF. Côté entraîneurs, en cadets c’est Omar Sow qui a pris le relais. Je suis allé un an au club du JC Chilly-Mazarin Morangis avec Abderrahim Alaoui. J’ai ensuite fait quatre ou cinq saisons à Sucy-en-Brie avec Frédéric Stiegelmann et Stéphane Auduc.

Hors judo, tu m’avais dit être éducateur. Peux-tu m’en dire un peu plus ?

J’ai été prof de judo pendant sept ans au club de Mantes-la-Jolie. Depuis 2023 je travaille comme éducateur PJJ (Protection judiciaire et de la jeunesse) à l’établissement pénitentiaire pour mineurs de Porcheville. Je fais des journées de 10 h 30, ce qui n’est pas l’idéal quand je dois m’entraîner après. Mais ce qui est bien c’est que je ne travaille pas tous les jours donc j’ai finalement davantage de temps pour m’entraîner que lorsque j’étais prof de judo. Et je m’entraîne tous les jours, soit en judo, soit en préparation physique.

« Mes enfants sont encore petits mais j’ai envie qu’ils soient fiers de leur père et de leur donner le meilleur exemple. » – ©DR/JudoAKD

En quoi ton quotidien d’éducateur influence-t-il ton rapport à la pratique du haut niveau, et vice-versa ?

En prison, ton rôle est d’aider et d’accompagner les mineurs incarcérés au quotidien et à la réinsertion. Chaque jour me rappelle que c’est une chance de faire du haut niveau, oui. De voyager, de gagner des médailles, d’être dans la course pour faire les JO à Paris. Ça me permet de profiter de chaque instant et de ne rien lâcher quand c’est dur. Le judo me permet d’avoir du sang-froid au travail, d’être patient avec les jeunes et même de leur enseigner ma pratique puisque j’ai eu l’occasion d’initier tous les jeunes de l’établissement. Ça me permet de leur enseigner les valeurs et le Code moral du judo.

Tu es également père de famille. Est-ce que l’arrivée de tes enfants a joué dans ton choix de donner suite à la proposition qui t’était faite de combattre pour le Sénégal ?

J’ai eu mes enfants après avoir fait ce choix. J’ai aujourd’hui deux garçons de quatre et deux ans. Ça demande une organisation avec le travail, les entraînements, la vie de famille, les voyages pour les compétitions et les stages… Mais ça va, j’arrive à m’en sortir avec ma conjointe et ma famille qui me soutiennent dans ce projet. Ce sont eux qui me donnent la force et la détermination de tenir malgré les difficultés.

Comment ta famille a-t-elle accueilli ce défi, justement ?

Ma famille comprend conjointe, parents, frères, sœurs, neveux, cousins, belle-famille… Tous sont vraiment fiers de ce que je fais et surtout du fait que je représente le Sénégal – ma femme aussi est française d’origine sénégalaise. Mes enfants sont encore petits mais j’ai envie qu’ils soient fiers de leur père et de leur donner le meilleur exemple. Quand je pense à eux cela me donne beaucoup de force.

« Quant au fait d’être sorti vainqueur de mon combat face à Loïc Pietri début janvier sur la Judo Pro League, lui qui a annoncé depuis que c’était sa dernière saison, c’est un honneur, un vrai. » – ©Thierry Albisetti/JudoAKD

Que ce soit aux France par équipes il y a quelques années avec Sucy ou début janvier 2024 à la Judo Pro League où, sous les couleurs d’Asnières cette fois, tu bats Loïc Pietri, tu as souvent été décisif lors des épreuves par équipes. À quoi cela tient-il ?

Je pense que c’est parce que j’ai moins la pression. J’ai toujours été très fort à l’entraînement mais, lors des compétitions avec la pression, j’ai souvent fait des contre-performances… Quant au fait d’être sorti vainqueur de mon combat face à Loïc Pietri début janvier sur la Judo Pro League, lui qui a annoncé depuis que c’était sa dernière saison, c’est un honneur, un vrai.

Ça fait quel effet d’ailleurs, de réaliser a posteriori que tu resteras peut-être le dernier à ce jour à avoir battu un champion de sa trempe ?

Ça permet à tout le monde de se rendre compte de mon niveau. Je pense que si je n’avais pas fait le choix il y a quelques années d’aller avec le Sénégal, aujourd’hui, j’aurais été en lice pour participer aux JO avec l’équipe de France de judo. Vraiment.

En mars 2024 tu te classes deuxième en -90 kg aux Jeux africains d’Accra, au Ghana. Comment ça s’est passé ?

L’édition précédente, en 2019 au Maroc, j’ai fini à la 7e place. Cette année j’étais clairement venu pour le titre sachant que je suis tête de série numéro 1 pour l’épreuve. La salle était petite mais remplie donc grosse ambiance, d’autant qu’il y avait beaucoup de délégations. L’arbitrage est toujours aussi compliqué en Afrique mais, pour ma part, ça a été. J’ai commencé en quart de finale, je gagne trois shidos à deux – et c’est la première fois que je gagne un combat aux shidos. En demi-finale je gagne à nouveau par trois shidos – pour la deuxième fois de ma carrière, du coup. Je trouve que j’ai été stratégique contrairement à d’habitude. J’ai plutôt un judo porté sur l’attaque et il m’arrive de faire des erreurs mais là ça n’a pas été le cas. En finale je prends waza-ari d’entrée de combat. Je suis donc allé chercher le gars et marque waza-ari aussi. Sur la dernière minute je lance sasae, je suis déséquilibré… et il me prend au sol.

Qui te coachait, sur la chaise ?

Le coach national du Sénégal. Il commence à connaître mon judo mais il n’est pas présent avec moi au quotidien sur les entraînements donc quand c’est des combats compliqués des fois ça ne passe pas. Il ne me donne pas forcément des conseils stratégiques ou tactiques avant les combats… Même si je voulais l’or je suis quand même très content d’avoir eu une médaille d’argent. Ça fait plaisir une médaille continentale !

Comment s’est passée la séquence des championnats d’Afrique, fin avril au Caire ?

La préparation a été un peu compliquée car j’ai fait le ramadan pendant un mois et j’ai perdu quatre kilos. J’ai repris rapidement mon poids et je me suis quand même bien entraîné. Je suis arrivé sur ce championnat avec la sensation d’être en forme et l’objectif de gagner.

As-tu ressenti une tension particulière du fait que nous entrions alors dans la dernière ligne droite qualificative avant les JO ?

J’ai ressenti beaucoup de pression car les enjeux étaient effectivement considérables. Au premier tour je prends un Tunisien contre qui j’ai déjà perdu une fois mais que j’ai battu deux fois par la suite. J’ai super bien démarré le combat mais, sur une action, on part au sol et moi j’ai voulu continuer debout. Nous partons au corps à corps – je savais que c’est sur cela que le gars pouvait me faire tomber mais, sur cette action-là, je me sentais bien… Au final c’est l’autre qui tombe sur moi. Et c’est fini.

Comment encaisses-tu cela, à ta sortie du tapis ?

À ce moment je suis resté un moment allongé sur le dos. Je ressentais une très grosse déception car c’était tout mon rêve qui venait de s’écrouler. De la déception et de la tristesse, tellement de tristesse… Je suis rentré à l’hôtel car je n’avais pas le cœur à regarder le reste des combats. Rends-toi compte : sur les deux années précédentes, au niveau des compétitions que j’ai faites en Afrique, j’ai participé à toutes les finales. Ça a été vraiment dur de perdre au premier tour, sachant que ce championnat était le plus important…

Aux championnats du monde d’Abou Dhabi, fin mai, tu t’inclines d’entrée face au Belge Sami Chouchi. Comment le vis-tu ?

Par rapport aux championnats d’Afrique, la pression était là mais moindre. Je ne fais pas un si mauvais combat mais je finis par céder… Nous sommes entrés dans une phase de calculs pour savoir qui ira aux Jeux via la qualification directe ou le quota continental. Ça fait une ambiance spéciale. La tension est palpable, y compris au sein des équipes nationales où la sélection de l’un peut éjecter l’autre même s’il n’est pas dans la même catégorie de poids. Mon questionnement au retour des Émirats c’est vraiment « est-ce que je continue l’an prochain ? » Parce que ces derniers mois m’ont amené à avoir moins de certitudes que de questions, et des questions vertigineuses : suis-je allé au bout de mon potentiel ? Jusqu’où aurais-je pu grimper si j’avais pu avoir un entraîneur compétent non seulement en compétition mais au quotidien ? Sommes-nous tous égaux par rapport à cela sur le circuit international ? Poser la question, c’est déjà un peu y répondre. Si je prends l’exemple de Clarisse Agbegnenou, qui est d’origine togolaise : aurait-elle atteint son niveau actuel si elle avait combattu sous les couleurs du Togo ? Si elle est aussi forte c’est qu’elle a su et surtout pu exploiter ses capacités à 100 %. Ce que je constate c’est qu’à mon niveau ce n’est pas le cas. Encore une fois, avoir un coach compétent qui nous suive au quotidien et en compétition, ça aurait été le top. Comme me disait Christophe Gagliano, « entraîner c’est un métier ». Ça ne s’improvise pas… Fin juin j’ai eu un temps l’espoir d’être repêché suite au forfait de l’équipe russe. Et puis finalement j’ai appris que ça ne serait pas moi. C’est dur mais c’est ainsi.

Que dirait l’Abderahmane de 2024 à celui qui, en 2002, nouait sa toute première ceinture blanche ?

Je lui dirais de croire en lui, que sa force c’est sa détermination. Je lui dirais d’éviter les gros régimes, ceux qui dépassent les quatre kilos, surtout en étant jeune. Je lui dirais de ne pas rester trop longtemps dans son club d’origine. Arrivé en junior 2e année, pars dans un gros club pour passer un cap et être champion de France. Je lui dirais que le plus important dans le sport de haut niveau reste le travail. Que si ton objectif est d’être meilleur que les autres, ça commence déjà par avoir l’exigence d’en faire un peu plus que les autres. Et que si ton objectif est d’être meilleur tout court, ça passe aussi par cette exigence-là… Je lui dirais également de faire attention à son corps pour éviter les grosses blessures. Les compléments alimentaires, par exemple, je ne les ai découverts que sur le tard. Or quand tu t’entraînes deux fois par jour, c’est un apport primordial. Lorsque je m’entraînais à l’INSEP, je mettais deux heures pour rentrer chez moi, et j’ai longtemps commis l’erreur de ne pas manger avant. Si c’était à refaire je mangerais correctement avant, des protéines, des féculents, et je me préparerais des collations à prendre pendant et après l’entraînement. Car un corps bien alimenté reste la base si tu veux éviter les blessures et être performant… Je lui dirais évidemment qu’il ne faut pas oublier de s’entraîner d’abord pour soi et non pour faire plaisir à tes entraîneurs. Que le plus important c’est de prendre du plaisir. Et que même si le Graal absolu de notre discipline reste les Jeux, tout ça, au fond, ne reste finalement qu’un jeu. Un jeu sérieux, certes, mais un jeu.  Propos recueillis pas Anthony Diao, hiver-printemps-été 2024. Photo d’ouverture : ©Mathieu Chouchane-Sucy Judo/JudoAKD.

 

Une version en anglais de cet entretien est en ligne ici.

 

Le jour de gloire pour Sucy Judo, champions de France par équipes pour la deuxième fois en trois ans en 2018. De gauche à droite : Mathias Boucher, Luka Mkheidze, Mickaël Dubois, Arthur Clerget, Mehdi Tobrouki, Abderahmane Diao, Nicolas Homo, Axel Clerget, Hervé Fichot, Joseph Terhec et l’entraîneur Stéphane Auduc. – ©Mathieu Chouchane-Sucy Judo/JudoAKD

 

 

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