Née le 8 janvier 1980 à Meerane, en Allemagne de l’Est, Annett Böhm a été médaillée de bronze des -70 kg aux Jeux olympiques d’Athènes en 2004 (5e en 2008 à Pékin) et médaillée de bronze aux championnats du monde d’Osaka en 2003 (5e au Caire en 2005). Elle a combattu avec la plupart des grands noms de sa génération : Gévrise Emane, Edith Bosch, Ulla Werbrouck, Ronda Rousey, Masae Ueno… Depuis des années, elle est l’une des voix du judo. Elle nous explique le pourquoi du comment. – JudoAKD#008.
Une version en anglais de cet entretien est en ligne ici.
Tu commentes les Jeux Olympiques cette année. Comment cela va-t-il s’organiser pour toi ?
Pour la première fois, je suis autorisée à commenter le judo sur la chaîne publique ARD. En Allemagne, nous avons deux chaînes publiques : ZDF et ARD. La retransmission des Jeux olympiques se fait en alternance entre les deux. J’en suis extrêmement fière et heureuse ! Comme la plupart des journalistes qui couvrent ces Jeux olympiques, je serai à Mayence et commenterai de là-bas.
Tu as été commentatrice pour Judo TV. Quand et comment cela a-t-il commencé ?
J’ai commencé en 2011 sur les championnats d’Europe de judo à Istanbul. Au fil des ans, j’ai travaillé comme commentatrice pour de nombreux événements, tant pour l’Union européenne de judo (UEJ) que pour la Fédération internationale (FIJ). Lorsque le circuit FIJ faisait étape en Allemagne, je commentais également mais pour la télévision allemande. Sur le circuit international, je commente principalement avec Sheldon Franco-Rooks. Il m’est arrivé de voyager d’un événement à l’autre toute l’année mais c’est de moins en moins le cas, en raison notamment de mon travail de journaliste et de ma vie de famille. Mon dernier tournoi a été le Grand Chelem de Tokyo en décembre 2023. Mais même si je ne suis pas sur place, je regarde et je suis les résultats.
Tu bosses aussi en dehors des événements judo. Que fais-tu exactement ?
Je travaille principalement pour la MDR (Mitteldeutscher Rundfunk), une chaîne de télévision publique régionale de Leipzig, la ville où je vis. Je traite de sujets liés au sport, à la consommation et à la santé et je réalise des reportages télévisés, des bulletins d’information, des débats en direct, mais aussi des articles de magazine d’une durée maximale de dix à quinze minutes. Tout y passe, des différents sports au sort des personnes atteintes d’une maladie particulière, en passant par les dernières méthodes de traitement médical et les questions sociales. C’est cette diversité qui m’inspire.
Quel est ton agenda hebdomadaire en général (s’il y en a un) ?
Il n’y a pas de régularité dans mon travail. Il y a des semaines où je suis assise à la station et où je prépare des émissions de télévision, et il y a des semaines où je filme ou je monte et produis moi-même du contenu. C’est ce qui rend mon travail si attrayant : on ne s’ennuie jamais.
En mai 2023, tu as co-réalisé La Guerre et nous – Les judokas ukrainiens entre le sport et le front, un documentaire de 30’ en Ukraine avec de nombreuses et intenses interviews de judokas…
Oui, c’était un projet qui me tenait à cœur et je suis heureuse d’avoir pu le mener à bien. C’était mon premier documentaire. Il m’a fallu six mois pour terminer ce documentaire de trente minutes. J’ai été profondément touchée par la façon dont les judokas ukrainiens ont vécu et se sont entraînés depuis le début de la guerre, et par la façon dont ils sont restés concentrés sur leur grand objectif – les Jeux olympiques de 2024 – malgré ces circonstances difficiles. J’accorderai une attention particulière à ceux d’entre eux qui seront présents à Paris et à la manière dont se déroulera leur compétition.
Quelles ont été les réactions suite à la diffusion du documentaire à la télévision allemande ?
Les retours des judokas ukrainiens ainsi que ceux de mes collègues ont été excellents. Mais ce n’est pas pour cela que j’ai fait ce film. Mon travail de journaliste ne consiste pas à obtenir des compliments de la part des protagonistes. Mon travail consiste à examiner les sujets de manière critique et à les classer par catégories. J’ai réalisé ce documentaire pour montrer la situation en Ukraine et ce que cela signifie pour les athlètes qui veulent se qualifier pour les Jeux olympiques.
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Qu’est-ce qui différencie selon toi le journalisme sportif du journalisme de guerre ?
En ce qui concerne mon travail, il n’y a pas de différence entre ces deux formes de journalisme. Les recherches doivent être menées exactement de la même manière. La seule différence c’est que lorsqu’il s’agit de la guerre il n’y a rien d’agréable à raconter. Il n’y a pas de moments de succès ni de moments de bonheur comme dans le sport. Il n’y a que de la souffrance.
Quand tu commentes le judo, qu’essaies-tu de faire en priorité : expliquer les actions ou raconter les histoires des athlètes ?
J’essaie de catégoriser les actions et de fournir des informations supplémentaires. Je n’aime pas que les gens décrivent exactement ce qu’ils ont déjà sous les yeux. Le plus intéressant selon moi, c’est d’expliquer pourquoi les choses se produisent, comment elles se sont produites, en quoi elles sont particulières ou quelles en sont les conséquences. Après, forcément, il y a sans doute un peu de mes propres expériences passées là-dedans. Avoir moi-même vécu certaines situations me met logiquement en empathie.
Quelles sont les questions qui te viennent à l’esprit lorsque tu commentes ?
Ce que je trouve important dans l’effort de catégorisation des actions, c’est de trouver des réponses à ces questions : quel est le degré de pression de cette compétition pour l’équipe ? Pourquoi tel judoka a-t-il perdu ? Était-ce évitable ? Avait-il toujours gagné les dernières fois ? Est-ce la première fois qu’il bat ce judoka ? A-t-il eu une longue interruption pour blessure ou est-il à court de forme ? Ce genre de choses.
Te prépares-tu beaucoup avant ?
Bien sûr. En tant que journaliste, vous devez être préparé, faire vos recherches et, si possible, chercher à établir un dialogue direct avec les athlètes. Ce travail est ce qui fait pour moi toute la saveur de ce métier.
Qu’est-ce que la journaliste/commentatrice Annett a appris de la compétitrice Annett ? Je veux parler en termes d’habitudes de travail, de discipline, etc.
J’ai surtout appris à me battre pour mes objectifs, à relever des défis, à faire face à la critique, à remettre les choses en question et à sans cesse chercher à mieux faire les choses. Je me demande chaque jour dans mon travail ce que j’ai fait de bien et ce que je peux faire de mieux. Mon sport m’a rendue très structurée. Je planifie les choses et je les mène à bien. Je n’ai pas perdu cette ambition, je l’ai emmenée avec moi – du tatami au travail.
Parlons justement de ta première carrière : pourquoi le judo ?
J’avais sept ans lorsque j’ai commencé le judo. J’en ai entendu parler par des amis à l’école et j’ai ensuite harcelé mes parents pour qu’ils m’y accompagnent. Je suis tombée amoureuse de ce sport dès le premier jour d’entraînement. La compétition, la communauté, la lutte contre l’autre, l’idée de sans cesse chercher à se surpasser sur le tapis de judo – c’était complètement mon truc. Auparavant, j’avais brièvement pratiqué le handball en scolaire. Mais j’ai finalement choisi le judo et je ne l’ai jamais regretté !
Es-tu issue d’une famille de judokas ?
Aucun membre de ma famille n’a pratiqué le judo. Ma mère jouait au handball et mon père était boxeur. Mon frère était lutteur. Tout était donc mélangé.
Quand est-ce que c’est devenu sérieux pour toi ?
J’ai toujours fait preuve d’une ambition extrême. J’ai gagné toutes mes compétitions, d’abord avec les quelques techniques que j’avais apprises. Je voulais gagner et je n’allais au judo que pour ça. J’ai souvent reçu des prix en tant que « Meilleure technicienne », et ça m’a m’a donné un surcroît de motivation. J’ai commencé à m’entraîner tous les jours à l’âge de douze ans. C’est là que c’est devenu « sérieux » et que j’ai su que je voulais devenir très forte. Dès lors, les Jeux olympiques sont devenus mon unique objectif. À quinze ans, j’ai intégré l’internat et l’école de sport de Leipzig, où je m’entraînais au Centre d’entraînement olympique.
Tu es née côté Est du Mur, dans l’ancienne République démocratique allemande. Quel a été l’impact du tournant de 1989 sur ta vie ?
Lorsque le Mur est tombé, j’avais tout juste neuf ans. Je ne pratiquais le judo que depuis deux ans. Absolument rien n’a changé pour moi après cela. Je n’avais pas encore atteint l’âge et le niveau où l’on aurait pu s’intéresser à l’appartenance de mes parents à un parti ou au fait que nous ayons de la famille à l’Ouest. À cet égard, la réunification n’a pas eu d’incidence particulière sur ma carrière de judokate. L’entraînement s’est poursuivi sans problème, dans le même club et avec les mêmes entraîneurs. Les compétitions étaient les mêmes qu’à l’époque de la République démocratique allemande. Mes objectifs sont restés les mêmes.
De quoi es-tu la plus fière aujourd’hui ?
Bien sûr, je suis fière de ce que j’ai accompli. Mon premier titre de championne d’Europe junior, ma médaille de bronze aux championnats du monde et, bien sûr, cette médaille de bronze aux Jeux olympiques d’Athènes. Mais avant tout, je suis reconnaissante d’avoir pu vivre tout cela, d’avoir été en mesure de connaître cette vie. J’ai vécu un nombre incroyable de moments merveilleux, des hauts et des bas qui m’ont beaucoup appris et des gens formidables que j’ai eu le plaisir de rencontrer dans le monde entier. Cela m’emplit d’une gratitude infinie.
As-tu des regrets : des cinquièmes places ? Des demi-finales ? Des choses que tu as comprises trop tard ? Ou, à l’inverse, penses-tu avoir vécu et bien vécu ce que tu avais à vivre sur ces années-là ?
La cinquième place est la place qui qui fait le plus mal. Bien sûr que je le regrette. Il n’y a rien de plus dur que d’avoir été si proche de la médaille et de l’avoir ratée, de repartir les mains vides. C’est la pire place qui soit… C’était particulièrement douloureux à Pékin en 2008. J’étais si proche de la finale, tout était ouvert, mais le problème était là : en demi-finale, j’ai mené très vite et je n’ai pas su gérer cette avance. C’était une question purement mentale qui me chiffonne encore. Mais cela fait aussi partie de mon histoire et je dois l’accepter.
A-t-il été facile d’arrêter ?
Pas du tout. Presque quinze ans de sport de compétition – avec un nouveau départ chaque année. J’étais toujours la numéro Un et je défendais mon statut. Mais, d’une certaine manière, je n’avais pas vraiment d’autre choix. Les Jeux olympiques venaient de se terminer et je savais que je ne repartirais pas pour les quatre années suivantes. Mes études étaient terminées, mon entraîneur national démissionnait et, enfin et surtout, mon corps était à bout. J’ai donc logiquement décidé d’entamer un nouveau chapitre de ma vie.
Tu as arrêté en 2008 et commencé à travailler en tant que commentatrice en 2011. Comment se sont passées ces trois années de transition ?
Je suis tombée ces années-là dans un trou profond car tous mes objectifs sportifs avaient disparu. Après 2008, je me suis spécialisée dans le journalisme, j’ai pris de l’expérience et j’ai également commencé à commenter, ce qui m’ouvrait de nouveaux horizons. J’ai ensuite commencé un stage au Mitteldeutscher Rundfunk dans ma ville de Leipzig. En 2013, j’ai réussi à me professionnaliser et je suis vraiment entrée dans une nouvelle phase de ma vie. Le chemin a été long.
Quel conseil donnerais-tu à ceux qui arrêteront après Paris 2024, par exemple ?
Mon conseil est le suivant : faites les choses à fond ou ne les faites pas du tout. Si vous constatez que cela ne vous convient plus, ayez le courage d’essayer de nouvelles choses. Trouvez-vous de nouveaux défis et faites ce qu’il faut pour les relever. Vous serez alors heureux, même après cette phase intense et formatrice de votre vie.
Que dirais-tu à la jeune journaliste que tu étais il y a dix ans ?
Je suis entrée dans la vie professionnelle une dizaine d’années après la plupart de mes collègues, du fait de ma pratique d’un sport de compétition. Certes je n’ai pas pu suivre la voie habituelle. Certes, je n’ai pas pu suivre les études normales de journalisme. Mais j’ai fini par atteindre mon objectif, grâce à de nombreux stages et à un cours à distance. Ce que je veux dire par là, c’est qu’il n’est pas nécessaire d’emprunter la voie traditionnelle pour parvenir à ses fins. Si l’on est suffisamment ambitieux, on peut y arriver par des voies détournées – et l’ambition est quelque chose que l’on acquiert grâce au sport de compétition, et ça c’est une qualité très appréciée de nombreux managers. Car ils connaissent les qualités d’un compétiteur… Tout ce que je peux transmettre, c’est : amusez-vous et battez-vous pour réaliser vos rêves. C’était vrai pour moi quand je faisais du judo. Mais aussi après, lorsque j’ai cherché et trouvé un nouveau défi après tant d’années de compétition. Cela n’a pas été facile. Mais grâce à cette recherche de nouveaux objectifs, je suis aujourd’hui très heureuse de ma « deuxième » vie.
Et si l’Annett de 2024 pouvait dire un mot à celle qui, en 1987, enfilait sa première ceinture blanche, qu’est-ce qu’elle lui dirait ?
À l’époque, à sept ans, je n’aurais jamais imaginé ce qui m’attendait. Tout ce que je savais, c’est que j’aimais ce sport plus que tout et que je voulais gagner. C’est cette ambition irrépressible qui m’a toujours accompagnée et fait avancer. Mais le fait que j’aie pu voyager dans tant de pays et rencontrer tant de belles personnes qui avaient la même ambition, ça c’est quelque chose que je ne pouvais même pas imaginer en tant qu’enfant. La seule chose que j’aurais aimé faire différemment, c’est ma naïveté face à l’excitation et à la pression des attentes. En fin de compte, cela a nui à mes performances. Mais ça aussi ça fait partie du chemin. – Propos recueillis par Anthony Diao, été 2024. Photo d’ouverture : ©DR/JudoAKD.
Une version en anglais de cet entretien est en ligne ici.
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