Antoine Valois-Fortier – La constance du jardinier

Né le 13 mars 1990 à Vanier (Canada), Antoine Valois-Fortier a été durant une décennie l’un des tauliers de la très relevée catégorie des -81 kg. Inattendu médaillé de bronze à vingt-deux ans aux JO 2012, le protégé de Nicolas Gill a confirmé par la suite que ce podium londonien était tout sauf le fruit du hasard. Médaillé mondial en 2014, 2015 et 2019, modèle d’application et d’implication malgré un dos qu’il lui aura souvent fallu renforcer, le triple champion panaméricain aura croisé le fer à maintes reprises avec les Takanori Nagase, Loïc Pietri, Saeid Mollaei ou Travis Stevens. Retiré au lendemain des JO de Tokyo, heureux papa d’un petit Louis quelques mois plus tard, « AVF » n’aura pas tardé à se reconvertir entraîneur national, avec cette particularité d’accompagner des athlètes qui étaient ses partenaires d’entraînement quelques semaines auparavant. Une olympiade très dense s’est alors engagée, puisque ramassée sur trois saisons au lieu de quatre. Lorsque débute cet entretien au printemps 2024, Antoine nous livre le point d’étape suivant. Une analyse à son image, sobre, claire et concentrée sur ce qui va plutôt que sur ce qui ne va pas, misant sur le chemin sans perdre de vue pour autant la destination, le tout doté d’un sens de la formule qui lui est propre : « Je crois que nous arrivons dans un dernier droit stressant pour plusieurs, mais dans la majorité des cas, je suis satisfait. L’objectif est d’arriver en santé avec un mental prêt à faire aux JO. L’expérience est différente pour tous. Premiers JO pour certains, derniers pour d’autres, etc. La concurrence est très forte et je vois que plusieurs sont sur la pente ascendante en vue des JO. Ce seront des JO très relevés et intéressants. » Et, de fait, ils le furent. – JudoAKD#025.

 

 

Une version en anglais de cet entretien est disponible ici.

 

 

 

Chelyabinsk, Russie, 28 août 2014. Sur la route de son unique finale mondiale avec le soutien sur la chaise de son entraîneur Nicolas Gill, quintuple médaillé olympique et mondial entre 1992 et 2000. ©Rafal Burza/JudoAKD via JudoInside

 

Ta transition d’athlète à entraîneur semble s’être faite très naturellement, ce qui est loin d’être toujours le cas. Quand as-tu commencé à y penser ?

Ça fait longtemps que j’ai réalisé que je voulais travailler dans le sport. J’ai besoin que ça bouge et je crois être quelqu’un de passionné par le sport en général et par le judo en particulier. J’ai eu la chance dans mon parcours d’avoir plusieurs entraineurs marquants, et je voulais voir si je pouvais à mon tour jouer ce rôle. J’ai donc orienté mes études universitaires vers le sport avec en tête l’idée de pouvoir être en mesure d’y jouer un rôle, que ce soit sur le terrain ou sur le plan administratif. Je n’ai même jamais vraiment exploré ou pensé à d’autres possibilités, pour être honnête avec toi.

Quels sont les entraîneurs marquants auxquels tu fais allusion ?

Nicolas Gill est bien évidemment l’entraineur le plus marquant pour moi. Il continue d’être quelqu’un vers qui je me tourne beaucoup pour des conseils même aujourd’hui encore, alors que hiérarchiquement il est mon patron ! En fait, chaque entraîneur national avec qui j’ai travaillé aura eu son importance. Je crois que c’était là une de mes forces en tant qu’athlète, et que j’essaie à présent de transmettre aux groupes actuels : il faut aller chercher quelque chose de tous. Tout le monde peut t’aider. Il suffit de trouver le bon angle et de le ramener dans le bon contexte.

Et s’agissant de tes études que tu dis avoir orientées vers le sport ?

J’ai fait mes études en Kinésiologie à l’université du Québec à Montréal (UQAM) de 2012 à 2016. J’ai aussi complété un Diplôme d’études supérieures spécialisées (DESS) en Gestion du sport au HEC de Montréal de 2017 à 2019. J’ai également suivi mes formations d’entraîneur national avec quatre niveaux sur cinq de complétés, le dernier en date remontant à 2021.

Le métier d’entraîneur tel que tu le découvres à présent est-il conforme à l’image que tu t’en faisais lorsque tu étais athlète ?

Ma carrière d’athlète m’avait donné un aperçu de quelques aspects de ce métier, mais la vérité c’est qu’il faut l’exercer pour en ressentir toute la complexité. Je ne pense pas qu’on peut et qu’on doit réaliser ce qu’il se passe derrière le rideau lorsque nous sommes athlètes. Je découvre par exemple qu’être entraîneur, ça va bien au-delà du fait de simplement enseigner le judo.

C’est-à-dire ?

Le judo de haut niveau inclut la gestion de nombreux facteurs, et cette gestion doit être effectuée main dans la main avec l’athlète.

Quels sont précisément ces facteurs, selon toi ?

Au-delà des habituels aspects techniques, tactiques, physiques et psychologiques, je trouve que l’on oublie souvent que chaque athlète est différent et ne peut pas être géré de la même façon. Il y a des bases communes importantes, mais le chemin de chacun et leur contexte de vie du moment doivent entrer en ligne de compte : famille, école, travail, etc. Chacun a ses forces, ses faiblesses, son passé, etc. J’apprends encore à me connaître dans le coaching, mais je dois avouer que je ne croyais pas être aussi nerveux les jours de compétitions !

Quelles sont les grandes lignes de ta manière d’entraîner ?

Je vais voler une phrase que j’ai entendue récemment que j’aime beaucoup : « L’athlète est le capitaine de son bateau, pas l’entraîneur. » Je crois qu’un entraîneur ne doit pas perdre de vue que la carrière d’un athlète est le projet de l’athlète, pas celui de l’entraîneur. En tant qu’entraîneur, je suis là pour conseiller, informer, structurer, etc. Mais le reste, tout le reste, ça part de l’athlète.

Et si tu rapportes ça aux spécificités canadiennes, notamment le faible ratio de licenciés rapporté à l’immense superficie du pays ?

Au Canada, effectivement, nous avons très peu de judokas de haut niveau. Notre coaching quotidien doit donc être particulièrement efficace. Le travail d’équipe entre les entraîneurs est très important. Nous faisons en sorte que chaque athlète puisse bénéficier de tous les entraîneurs en place. Nous nous devons aussi d’être performants dans tous les aspects de la performance, qu’il s’agisse de la préparation physique, la technique, la tactique, la gestion du calendrier, la préparation mentale, le nutrition, etc. Nous avons une équipe de soutien intégré incroyable en ce moment chez Judo Canada. Je crois que cette vision collaborative est une force chez nous.

Comment ça se matérialise, au quotidien ?

Chaque semaine, nous avons des réunions collectives entre entraîneurs et avec les différents intervenants. Cela permet à tous d’être sur la même longueur d’onde et d’avoir le même niveau d’information. Les décisions sont pratiquement toutes prises en collaboration avec les autres entraîneurs et l’équipe de soutien. Cela occasionne parfois des discussions plus difficiles, mais je crois que cela est aussi notre force : nous sommes capables de gérer ces discussions pour avancer en tant que groupe.

 

 

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Une chose qui est souvent citée en exemple par ceux qui s’y sont intéressés est la clarté des critères de sélection de l’équipe canadienne pour aller sur le circuit IJF. Peux-tu en dire un mot ?

Oui nous utilisons le “cahier de l’athlète”, que tu peux trouver sur notre site web. L’avantage de cet outil est qu’il nous permet de ne jamais avoir besoin de recourir à des comités de sélections. Ce document permet aux athlètes de mieux identifier les évènements auxquels ils peuvent participer en fonction de leur niveau. Il n’y a donc pas de subjectivité dans les processus de sélection, ou alors à de très rares exceptions.

Cette transparence est d’autant plus bienvenue que le staff a eu, ces dernières années, à gérer deux grosses rivalités internes dans deux de ses catégories les plus performantes, les -57 kg avec Christa Deguchi et Jessica Klimkait et les -100 kg avec Shady El Nahas et Kyle Reyes. Comment le staff procède-t-il pour trouver sa juste place et faire en sorte que la concurrence reste saine ?

Le message est clair : nous sommes équipe Canada, et non équipe Jessica, équipe Christa, équipe Kyle ou équipe Shady. Nous donnons le meilleur encadrement possible sans favoriser l’un/e ou l’autre. Les athlètes parleront d’eux-mêmes, sur le tapis.

Et le fait que deux des protagonistes, Christa Deguchi en -57 kg et Kyle Reyes en -100 kg, vivent et s’entraînent au Japon, c’est une chance ou une difficulté supplémentaire dans cette équation ?

Je crois que pour Christa et Kyle, c’est autant une force qu’une difficulté. C’est une force car ils ont la chance d’évoluer dans un système avec beaucoup de partenaires et ayant fait beaucoup de judo de qualité jeune. Mais c’est aussi une difficulté , notamment pour l’encadrement et le suivi. Nous communiquons une à deux fois par semaine, mais cela ne reste pas aussi concret que lorsque nous sommes sur le tapis ensemble au quotidien.

Un entraîneur se construit-il sur ce qui lui a manqué en tant qu’athlète ou au contraire sur ce qui lui a été transmis ?

Dans mon cas et sans aucun doute, sur ce qui m’a été transmis. Pas seulement par Nicolas Gill, mais aussi par tous les intervenants en préparation physique, mentale, thérapeute, partenaires d’entraînement, etc. Le judo est un sport individuel mais c’est tellement un travail d’équipe !

Tu disposes d’une double formation académique et de champion. Qu’est-ce que le vécu de sportif de haut niveau apprend que les études ne peuvent enseigner, et qu’est-ce que les études apprennent qui manque à la pratique ?

Je pense que mon expérience m’aide à comprendre la culture du judo et les aspects très spécifiques à ce sport. En contrepartie, l’aspect académique et les échanges avec d’autres sports me permettent de remettre en question la culture et les manières de faire qui parfois sont là depuis trop longtemps. Ce recul sur l’activité aide à ne pas tomber dans le fameux « c’est toujours comme ça que nous avons fait donc nous le répéterons… » C’est d’ailleurs un effort que je m’impose régulièrement, celui de ne pas tomber dans le piège du faire ce qui a fonctionné pour moi. Cela peut être une partie de la réponse parfois, mais je crois qu’un bon entraîneur est en mesure de s’adapter à ce niveau. Mon expérience et mes formations académiques m’aident à avoir ce genre de réflexion, je crois.

Le circuit judo a cette particularité que les entraîneurs se parlent beaucoup au bord du tapis. Malgré la rivalité des nations, parvenez-vous à échanger sur vos pratiques et méthodes de travail respectives, ou est-ce que vous en gardez un peu sous la semelle à chaque fois ?

Pour ma part je joue le jeu. Je trouve que cela est essentiel pour les “petites” nations de judo d’échanger sur ces points. Ça fait réfléchir de part et d’autres. En ce qui me concerne, je n’ai jamais senti le besoin de cacher quoi que ce soit… pour le moment [Sourire] !

 

Doha, Qatar, 9 mai 2023. La joie intense d’un second titre mondial pour Christa Deguchi, deux ans après avoir dû digérer sa non-sélection pour les JO de Tokyo et un an avant de devenir la première championne olympique de l’histoire du judo canadien. ©DR/JudoAKD

 

Les Jeux de Paris sont à présent derrière nous. Quel bilan tires-tu à chaud de ces JO pour la team Canada ?

Ces JO de Paris, c’est avant tout une médaille d’or historique pour Christa et de très belles performances. À titre personnel, je reste un peu sur ma faim avec les trois septièmes places de Catherine Beauchemin-Pinard en -63 kg, d’Arthur Margelidon en -73 kg et de François Gauthier-Drapeau en -81 kg. Bien qu’ils aient chacun livré de bonnes performances, je croyais vraiment voir l’une de ces personnes sur le podium. Le bilan de tous sur les dernières années est cependant positif : les athlètes ont été en mesure de livrer de très bonnes performances lors des moments importants, y compris sur ces Jeux. Tous sont sans regret et ça, pour moi, c’est fondamental.

Comment va Jessica Klimkait ? Contrairement à 2021 où elle avait enchaîné titre mondial et podium olympique, c’est elle cette fois qui cède dans la dernière ligne droite, laissant sa grande rivale nationale Christa Deguchi clore l’olympiade sur une nouvelle finale mondiale et un premier titre olympique. La réussite de Christa l’a-t-elle abattue ou au contraire réjouie ?

Il y a eu un gros mélange d’émotions cet été pour Jessica. Elle se porte bien et prend encore un peu de temps pour elle. Elle passe du temps en famille et avec des amis. Je la rencontre prochainement pour discuter de judo, mais pour le moment, elle s’amuse un peu !

À présent que tu as connu les deux, c’est quoi la différence entre une olympiade en tant qu’athlète et une sur la chaise de coach ? Il y en a une qui donne davantage de cheveux blancs que l’autre, right ?

Ce sont deux expériences très différentes. J’ai personnellement trouvé la mienne très intense. Passer de terribles déceptions à l’exaltation de la victoire en quelques minutes c’est vraiment une gymnastique émotionnelle unique. J’en sors avec un sacré mélange d’émotions, mais surtout très fier de faire partie de ce groupe. C’est une expérience qui me fera beaucoup grandir et me donne pas mal de perspectives pour la suite. Une perspective que tu n’as pas toujours quand tu es athlète – et c’est bien comme ça !

Et niveau judo : arbitrage, dynamique des nations… La concurrence t’a-t-elle paru affûtée ou au contraire émoussée par l’enchaînement de ces deux olympiades ?

J’ai trouvé le judo très compétitif et exigeant physiquement. Concernant l’arbitrage, je suis convaincu que les bonnes décisions seront prises pour la suite.

C’est sage… Comment procédez-vous à Judo Canada ? Vous faites un debrief à chaud ? Vous laissez passer un peu de temps ?

Oui, nous sommes dans ce processus de debrief de rentrée auquel les athlètes et le staff émettent leurs commentaires. Nous faisons aussi des consultations à l’externe pour avoir un œil plus neutre.

Comment ça se passe avec les médias nationaux : ils sont durs ? Justes ?

Le judo n’est pas couvert de la même façon qu’en France, mais l’objectif reste le même : gagner des médailles. Certains étaient plus durs que d’autres, mais de manière générale, c’était très bien.

Quelle est la suite pour toi dans l’immédiat : repos, famille ?

J’ai pris quelques semaines de repos et je suis maintenant de retour dans mon nouveau poste de directeur de la haute performance. Je débute par un court voyage en Europe pour le Grand Prix de Zagreb.

Les prochains JO sont à Los Angeles. Est-ce que ça augure de l’organisation de davantage de compétitions judo sur cette partie-là du globe sur l’olympiade à venir ? Et à renouer le fil des sessions d’entraînements en commun que ton groupe organisait lorsque tu étais athlète avec Travis Stevens, Kayla Harrison, etc. ?

Je le souhaite vraiment… Il n’y a aucun Grand Prix ou Grand Chelem sur les Panams. D’un point de vue financier et de développement, cela nous aiderait beaucoup… Et oui, nous avions un beau partenariat dans le passé avec le club de James Pedro. Cela c’est un peu perdu depuis quelques années, mais nous tentons de renouer avec le groupe de Robert Eriksson, qui était autrefois entraîneur en Suède.

Tu attaques ta deuxième olympiade en tant qu’entraîneur ou responsable et ta cinquième depuis que tu es dans le haut niveau. Quelles leçons as-tu retenu des précédentes pour démarrer au mieux cette longue route jusqu’à LA ? Est-ce que par exemple les premiers mondiaux d’une olympiade sont un vrai objectif, ou est-ce que ce n’est qu’une (re)mise en jambes ?

Oh question difficile !  Je crois que le cycle olympique est un marathon et non un sprint. Par contre chaque étape compte. Il ne faut surtout pas penser trop à 2028, mais plutôt à chaque étape. Pour moi, garder mes objectifs quotidiens à court terme est important pour atteindre l’objectif du long terme. Je le dis avec d’autant plus de conviction que c’est une erreur que j’ai pu commettre en tant qu’athlète et même en tant qu’entraîneur, dans le passé.

Si l’Antoine de 2024 pouvait donner des conseils de carrière ou de vie à l’Antoine qui nouait sa première ceinture blanche il y a bientôt trois décennies, que lui dirait-il ?

Je lui dirais de se mettre moins de pression et d’y aller un moment à la fois. J’ai tendance à être de nature anxieuse. Ralentir le truc et rester dans le moment présent, c’est bien. – Propos recueillis par Anthony Diao, printemps-automne 2024. Photo d’ouverture : ©Paco Lozano/JudoAKD.

 

 

 

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