Né le 11 janvier 1974 à Chambray-les-Tours (France), Christophe Massina a été pendant deux décennies l’un des entraîneurs les plus en vue de l’équipe de France de judo. Dans sa vie d’avant, il a aussi été champion d’Europe et médaillé mondial en juniors, double champion de France séniors des -73 kg du temps électrique des Christophe Gagliano, Ferrid Kheder et Dany Fernandes, et quintuple médaillé au Tournoi de Paris entre 1997 et 2002. Passé de l’autre côté, l’homme à la veste de survet’ entrouverte a ensuite été successivement entraîneur de l’équipe de France féminine de 2004 à 2009, responsable de l’équipe de France féminine juniors de 2009 à 2012, entraîneur de l’équipe de France féminine de 2012 à 2016, entraîneur de l’équipe de France masculine de 2017 à 2021 puis, dans le sillage des glorieuses années Larbi Benboudaoud, responsable de l’équipe de France féminine jusqu’à l’été 2024. Présent sur la chaise de coach lors du sacre olympique d’Emilie Andéol en 2016, des médailles mondiales d’Axel Clerget en 2018 et 2019 ou du doublé olympique par équipes mixtes le 3 août 2024 à Paris, il revient sur l’épilogue riche en enseignements de ces quelques sept mille trois cent journées en première ligne. – JudoAKD#032.
Une version en anglais de cet entretien est disponible ici.

Nous sommes le 26 septembre 2024, soit deux mois pile après la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques de Paris, qui étaient aussi ta dernière compétition en tant que responsable de l’équipe de France féminine de judo. Où en es-tu ?
Je suis vraiment passé à autre chose. Il n’y a pas encore de staff nommé donc pour l’instant je continue à faire fonctionner l’Insep, à « gérer les affaires courantes » comme on nous l’a demandé en attendant qu’un nouveau staff soit nommé pour cette prochaine olympiade. Donc je travaille sur mes projets futurs en attendant que ça avance petit à petit.
Et comment te sens-tu, au sortir de ces Jeux autour desquels tout tournait depuis des années ?
Je me sens bien. Je suis complètement aligné avec qui je suis. On a vraiment clôturé cette aventure olympique avec les athlètes – pas encore avec toutes car je n’ai pas pu rencontrer toutes les filles encore. Certaines sont réticentes, que ce soit celles qui étaient aux Jeux ou d’autres qui ne l’étaient pas. En tout cas j’essaie de bien clore ce chapitre et d’avoir une discussion avec chacune.
Sais-tu déjà où tes pas te conduisent ou est-ce que c’est encore flou ?
Pour l’instant j’ai un projet en tête, des envies. Mon projet est de rester à la Fédération et surtout de transmettre mes vingt années d’expérience dans le très haut niveau pour formaliser cette transmission auprès de tous les entraîneurs qui œuvrent pour la Fédération, les clubs et les athlètes. Dans ma tête c’est assez clair. Maintenant il faut que la Fédération accepte ce projet qui n’existe pas encore et qui est assez novateur.
C’est comment pour un entraîneur le lendemain de Jeux à la maison, a fortiori pour le responsable du groupe féminin ?
Je ne dirai pas que c’est ambigu parce que au fond de moi la boucle est bouclée. Bien sûr cette fois c’est d’autant plus particulier que nous avons fait quelque chose d’exceptionnel. Le judo, c’est dix médailles dont ce deuxième titre olympique d’affilée sur l’épreuve par équipes mixtes. C’est forcément quelque chose de très fort, et je peux dire que j’en ai profité jusqu’au bout.
C’est-à-dire ?
C’est-à-dire que j’ai vraiment choisi de rester sur la deuxième semaine olympique, d’être « complètement olympique » et d’aller soutenir d’autres équipes de France. Ça a vraiment été quelque chose d’extraordinaire de pouvoir vivre ça. Ça a été des Jeux olympiques incroyables – à titre personnel déjà puisque j’ai été choisi pour faire le Serment des entraîneurs et j’ai trouvé ça complètement dingue. C’est aussi une grande reconnaissance. C’est d’ailleurs ce que m’a dit Tony Estanguet quand il m’a appelé une semaine avant : « Je trouve que ce que vous faites avec l’équipe de France féminine est exceptionnel, je souhaite te mettre en valeur. » Ça fait plaisir, forcément, d’autant que j’arrêtais après. J’ai trouvé que c’était un beau cadeau. Et ça m’a permis de vivre ces Jeux totalement.
Combien de temps faut-il pour atterrir – et as-tu atterri, d’ailleurs ?
J’ai atterri assez vite. J’ai pris l’option de faire ces quinze jours et de profiter à fond. Je suis allé à la cérémonie de clôture. Je voulais fermer la boucle de tout ce parcours. C’était comme un rituel de passage. Après, je voulais aussi profiter de ma famille car eux aussi ont pris cher sur ces trois ans mais aussi sur ces vingt ans [Rires]. Dès le lendemain de la cérémonie de cloture je suis parti en Norvège où je suis vraiment passé du tout au tout : de milliers de personnes autour de moi à… plus personne. C’était vraiment chouette d’avoir fait ça avec des vacances et des paysages extraordinaires. C’était vraiment important pour moi. Ça m’a aidé à passer à autre chose, même si j’en parle encore et que j’ai encore des étoiles dans les yeux d’en parler.

Toi qui as des points de comparaison avec d’autres Jeux, est-ce que le fait que ceux-ci soient à la maison leur a donné une saveur différente ?
Forcément. Ces Jeux étaient aussi extraordinaires parce qu’ils étaient à la maison. Moi j’étais aux Jeux depuis 2004, d’abord en tant qu’entraîneur adjoint ou staff complémentaire en 2004, 2008 et 2012, puis en tant qu’entraîneur en charge d’athlètes depuis 2016. J’ai donc vraiment un point de comparaison et il n’y a eu aucune fausse note sur ces Jeux olympiques. Ça a été incroyable d’organisation, que ce soit au niveau de la cérémonie d’ouverture, du Village, l’organisation de la compétition, les supporters, les bénévoles… Je pense vraiment qu’il y aura un avant et un après Paris. Au plan purement judo, c’était vraiment une expérience enrichissante d’autant que ces trois années n’ont pas été faciles du tout.
Pour quelles raisons ?
Déjà, il y avait de grosses attentes autour de cette équipe. Ensuite, humainement, il y a eu des choix de sélections à faire. Ce n’était pas facile non plus dans la gestion de cette équipe multimédaillée, avec une grosse expérience du très haut niveau. Il y a eu des hauts et des bas, avec des choses personnelles dans ces trois ans qui n’ont pas toujours été faciles à gérer.
Quel sentiment domine le plus, deux mois après : la fierté d’avoir vu cinq de tes sept athlètes ramener des médailles individuelles ? La frustration pour certaines de ne pas avoir eu la couleur du métal que leur olympiade méritait ? Ou cette apothéose par équipe où, j’en suis certain, tu as vieilli de dix ans en une heure ?
Ce qui domine, c’est la fierté des résultats individuels de l’équipe féminine. L’ambition était de réaliser quelque chose d’historique. Cette équipe avait cette ambition et chacun des membres du staff l’avait aussi. Chacune avait le potentiel pour ramener une médaille. Bien sûr qu’il y a une frustration de ne pas avoir de médaille d’or mais, quand je vois que parmi les autres équipes féminines, aucune autre équipe ne se distingue à plus de deux médailles alors que nous nous en ramenons cinq… Bien sûr il y aura toujours cette frustration d’avoir échoué sur les quatre demi-finales qu’on a eues mais ce que j’expliquais aux filles c’est que, dans l’histoire du judo féminin français, seules six athlètes ont fait une double médaille olympique. Dans ces six il y a Clarisse Agbegnenou qui en a trois. Et dans les doubles médaillées d’affilée, il y avait Lucie Décosse, il y avait Audrey Tcheuméo et les quatre autres sont celles qui étaient à Paris : Clarisse, donc, mais aussi Amandine Buchard, Sarah-Léonie Cysique et Romane Dicko. Pour moi c’est une formidable performance, d’autant que ces deux olympiades se sont enchaînées très rapidement, sans qu’il y ait vraiment eu de temps de break. C’étaient les Jeux à Paris et tout le monde voulait y briller, au bout d’une olympiade compliquée en termes de maintien de motivation et d’entraînement.
Une fierté d’ensemble, donc.
Donc oui fierté d’avoir atteint ça. Fierté, sur cette olympiade, d’avoir ramené sur trois championnats du monde quatorze médailles, dont trois titres. Ces cinq médailles de bronze, même s’il n’y a pas de finale, même s’il n’y a pas de titre, c’est une fierté d’avoir amené cette équipe à bon port. Ça montre que cette équipe était prête, physiquement, même s’il y a forcément des petites choses qui ont pêché sur ces quatre demi-finales et sur le fait qu’on n’ait « que » quatre médailles de bronze. Mais par contre à chaque combat qui ramenait la médaille de bronze, elles ont été présentes. On aurait pu se retrouver avec moins de médailles or, quand elles ont été au pied du mur pour le faire, elles ont toutes ramené la médaille. Donc ça aussi c’est une fierté, oui. C’est une force de cette équipe même si je garderais toujours une petite amertume de ne pas avoir réussi à ce que les sept athlètes, qui en avaient toutes le potentiel, ramènent sept médailles individuelles.
Au-delà de mon bilan à moi, je suis fier d’elles. Très fier d’elles. Parce que ça a été compliqué. Cette pression, si c’est pas à Paris elle est beaucoup moins importante. Ce qu’on a vécu, on ne l’a jamais vécu et je pense qu’on ne le revivra jamais.
Quel rôle a eu le public cette fois, toi qui as connu les JO de Tokyo à huis clos du fait de la pandémie ?
Ce public a permis aux masculins de se transcender et, paradoxalement ça a je pense mis une chape de plomb à certaines filles, qui n’ont pas réussi à exprimer la totalité de leur potentiel.
C’est-à-dire ?
En fait c’est une chose qu’on n’avait peut-être pas assez bien anticipée, tout comme, même si nous le voulions bien entendu, nous n’avions pas anticipé également que le fait de ramener quatre médailles en quatre jours, ça allait mettre la pression aux trois autres. C’est un point que avec le recul, je n’avais pas imaginé. Et je l‘ai ressenti. Quand Clarisse ne gagne pas mais qu’elle aussi ramène la médaille, ça rajoute une pression supplémentaire à celles qui restent car 1) elles sont toutes médaillées mais 2) Clarisse n’est pas médaille d’or.
Et puis il y a la réussite des masculins français…
La réussite des garçons, ça a été génial. Depuis un certain temps, soit les garçons réussissaient, soit les filles réussissaient. C’est très rare que les deux réussissent en même temps, avec cette apothéose des équipes mixtes où, quelque part, deux filles sur trois passent à côté et c’est les garçons qui ramènent le point avec Teddy qui met le point final. Donc oui j’ai vieilli de dix ans mais, en revoyant des vidéos, je me vois hyper concentré, même quand Joan gagne contre Abe, je suis complètement dans le match. À vivre, ça a été incroyable.
D’autant qu’avant ce climax de la finale par équipes mixtes, ça faisait plusieurs semaines que vous étiez sur le pont tous ensemble…
Ça a été une aventure humaine. On a aussi créé quelque chose avec ces filles… Bien sûr il y a eu des déceptions avec celles qui n’étaient pas sélectionnées. Mais il y a aussi eu le briefing avant d’arriver au Village, qu’on avait pris soin de préparer en amont avec les collègues. Ça a été un moment d’émotion très fort, peut-être un des plus beaux moments de ma carrière. Je n’ai pas souvenir d’avoir vécu quelque chose d’aussi fort que ce temps de briefing juste avant d’arriver au village. C’était un truc de dingue.
Est-il indiscret de te demander sur quels ressorts tu as choisi d’appuyer à cet instant de la préparation ? L’émotionnel ? Le patriotique ? Le mental ? L’historique ?
Alors, par rapport au briefing, avant l’arrivée au village olympique, en fait, on a réfléchi avec les collègues à un moyen de vraiment, je dirais, utiliser l’émotion, ou plutôt la décharger pour les filles. Parce qu’on sait que, en tout cas, on s’est rendus compte que, au fur et à mesure de l’année, la pression était de plus en plus importante. Et donc, on voulait vraiment un moyen pour qu’elles puissent décharger quelque part cette tension, utiliser aussi le côté émotionnel des proches pour permettre un petit supplément d’âme, on va dire. Donc au début, on s’était dit qu’on allait faire juste une vidéo où les proches allaient leur passer un petit message. Et puis, au fur et à mesure, on a quand même eu l’idée de combiner ça avec quelque chose d’assez drôle, avec l’idée d’à la fois accentuer l’émotion des proches ainsi que celle de ce moment assez solennel. On a vraiment insisté sur l’émotionnel et puis sur l’histoire de cette équipe, sur l’histoire de notre histoire de coaches, sur le fait que moi, c’était ma dernière compétition avec elles, sur ce qu’on a vécu avec Ludovic Delacotte et Séverine Vandenhende. On a essayé vraiment de s’ouvrir totalement. Alors après, ça reste assez… on va dire, assez discret quand même, donc voilà je ne veux pas te dire tout mais en gros on a fait une vidéo de quinze à vingt minutes et ça a été assez fort. Un moment d’émotion et de partage très fort.
Je reviens sur ce que tu disais, notamment sur le fait qu’après quatre médailles en quatre jour et sans l’ »habituel » titre de Clarisse les trois dernières ont pu ressentir un surcroît de pression. Penses-tu que le fait d’avoir été choisi pour prononcer le Serment des entraîneurs a aussi ajouté au sentiment de solennité XXL qu’ont pu ressentir les athlètes ? Idem avec les performances plus en retrait que d’habitude du Japon sur les premiers jours (deux titres individuels à l’arrivée contre neuf à Tokyo) ?
Sur le fait que j’ai fait le Serment des entraîneurs, je ne pense pas que ça a ajouté une pression aux athlètes. Les quatre médailles en quatre jours en revanche, oui, j’ai vraiment ressenti ça. J’étais au Village au moment de la demi-finale et de la place de trois de Clarisse, avec Shirine Boukli qui était déjà passée, et puis Marie-Ève Gahié, Madeleine Malonga et Romane Dicko. Et j’ai ressenti ça, que là ça faisait quatre médailles pour quatre Françaises, mais que Clarisse cette fois n’avait pas l’or. Et j’ai vraiment ressenti que ce quatre sur quatre, chez celles qui restaient, ça a fait un « putain, si je me plante, je serais peut-être la seule pas médaillée« .
C’était pourtant l’objectif annoncé, que chacune d’elles soit médaillée, non ?
En fait, l’ambition des sept médailles commençait à prendre tout son sens, et je pense que ça a mis vraiment une pression supplémentaire sur celles qui n’étaient pas encore entrées en lice, et ça je ne l’avais pas anticipé. Ajoute à ça la défaite surprise d’Uta Abe ou celle de Clarisse, tout ça a certainement aussi joué sur le fait que s’il y a des cadors qui perdent, alors d’autres cadors peuvent perdre aussi. Or les cadors, ici, c’est elles. Donc ça a rajouté un peu ce sentiment de ne pas se planter. C’est un peu comme ça que je l’ai ressenti.

Tu as, au cours de ta carrière et singulièrement sur les trois derniers JO, eu à accompagner des profils radicalement différents, tant chez les filles que chez les garçons. Y’a-t-il néanmoins des invariants, des choses à (ne pas) dire ou (ne pas) faire qui reviennent d’un athlète à l’autre et que tu as appris, avec l’expérience, à toujours glisser dans ton accompagnement, tant au quotidien que le jour J ? Quelle est la juste distance à avoir avec une Emilie Andéol, un Axel Clerget ou une Amandine Buchard, pour prendre des exemples concrets ?
Concernant l’accompagnement des athlètes, il y a effectivement un invariant qui est, de mon point de vue, d’essayer au maximum de prendre en compte l’individu. C’est plus qu’une manière d’accompagner. C’est pour ça que quand tu accompagnes une Emilie, un Axel ou une Amandine, c’est pas tout à fait la même chose. Après, l’invariant, c’est d’essayer d’être au plus proche de l’athlète et au plus proche de mes convictions aussi. Mes convictions, en tant qu’entraîneur, en tant qu’homme avec un grand H, et puis en tant qu’accompagnant aussi, parce que pour moi, ce qui me semble le plus important, c’est de réussir à ce que l’athlète se sente le ou la plus épanouie possible, parce que cela n’est pas facile dans notre milieu hyper concurrentiel et lié à la haute performance. Ce sont des moments qui sont vraiment de toute façon assez rudes. Même si on vit des choses extraordinaires, on est aussi soumis à des pressions très fortes. Si invariant il y a, c’est celui-là : essayer de ramener le plus possible l’athlète à sa condition humaine.
Intéressant…
Le sport de haut niveau a tendance à mettre les athlètes dans une condition de robot. L’athlète, quelque part, n’existe que par sa performance. L’idée, c’est de réussir à toujours ramener le fait que, qu’il y ait performance ou non, ce n’est pas ce qui détermine la valeur de la personne. C’est vraiment dans ce sens-là que j’ai toujours essayé d’accompagner les athlètes en y mettant leurs caractéristiques personnelles.
Beaucoup se souviennent de la façon dont tu as réussi à tirer le meilleur de l’hyper émotivité d’Emilie Andéol lors de la conquête de son titre olympique des +78 kg, en 2016 à Rio…
Emilie, sa caractéristique, c’était effectivement son émotivité. Tout l’enjeu c’était de garder cette émotivité pour qu’elle en fasse une force, et ceci non seulement en judo mais aussi ailleurs. Ça n’a pas été forcément simple à canaliser. Il fallait réussir à garder cette partie-là, en lui montrant aussi que, des fois, ça pouvait lui jouer des tours. Il fallait quelque part anticiper ce qui pouvait se produire, en gardant une ouverture d’esprit qui lui permette d’utiliser son système… Pour Amandine, en revanche, l’important c’est de réussir à accentuer son opportunisme, car c’est aussi ça qui lui permet d’être elle-même… Donc voilà, c’est ça, c’est réussir à accompagner et à faire en sorte que dans cet accompagnement, l’athlète se correspond à lui-même, ce qui n’est pas forcément facile.
Tu évoques une olympiade très intense, avec des choix qu’il a fallu faire en interne qui ont parfois pesé sur l’harmonie du groupe (je pense par exemple au mal-être exprimé sur les réseaux sociaux par une Blandine Pont, une Julia Tolofua ou une Audrey Tcheuméo). Si de telles sorties montrent aussi le caractère de battantes de telles athlètes, comment à l’avenir prévenir ces réactions qui mettent à mal le collectif à un moment où il aurait besoin de ne faire qu’un ? Je sais qu’autrefois c’était plus rude encore. As-tu par exemple observé dans d’autres pays ou d’autres sports des pratiques dont le judo français pourrait s’inspirer ?
C’était effectivement une olympiade très intense. Trois ans au lieu de quatre, ça donne un sentiment d’urgence en permanence. L’intensité, ça vient aussi du fait qu’il y a des choix à faire dans l’équipe olympique, et ces choix forcément ça déstabilise les athlètes. Quand on fait un choix une athlète peut se sentir pas aimée. Or ce n’est évidemment pas le cas. Le choix n’est pas lié au fait d’aimer ou pas aimer. Le choix est effectué en essayant d’être le plus objectif et le plus juste possible.
Être à la fois entraîneur et membre du Comité du sélection, n’est-ce pas quelque part accepter implicitement l’idée d’une impossible unanimité ?
Effectivement, dans ce cadre-là, être entraîneur et sélectionneur c’est compliqué. C’est compliqué parce que tu es très proche des athlètes – en tout cas moi dans ma manière d’accompagner et d’entraîner j’essaie d’être le plus proche possible des athlètes, en gardant une certaine distance aussi. Mais du coup elles peuvent être malmenées et ne pas comprendre que je puisse être à 200 % avec elles dans l’entraînement et à faire en sorte que ce soit elles les meilleures, sachant qu’au moment de la sélection j’ai une autre casquette, certes la plus objective possible et qui tâche de prendre en compte non simplement les athlètes que j’entraîne mais aussi l’ensemble de l’équipe de France. Donc ça effectivement c’est parfois très difficile à accepter et, comme tu le dis, oui, ça implique peut-être une impossible unanimité. Et c’est assez inhumain en fait, parce que ça veut dire que là pour le coup quand je suis sélectionneur je suis peut-être un peu plus de l’ordre du robot.
C’est dur ?
C’est dur, oui. Ces choix sont très très durs, car ils peuvent mettre à mal non seulement les individus, les athlètes, mais aussi le groupe parce que forcément quand une Julia, une Audrey ou une Blandine, qui sont proches de pas mal de filles de l’équipe, quand ces filles-là sont touchées, ça touche le groupe dans son ensemble… Et pour revenir à ta question sur les sorties sur les réseaux sociaux, oui je trouve que c’est pas bien. Ça ne montre pas les valeurs de notre sport. Ça montre une souffrance – qui est réelle, je ne le conteste pas – parce que c’est un moyen pour elles aussi d’exorciser cette souffrance, parce que quand t’es pas choisie pour tes Jeux à la maison, forcément c’est très très dur… Après je ne sais pas si on arrivera un jour à ce que celles qui ne sont pas choisies ne détestent pas celles qui sont choisies… Maintenant il y a un exemple que j’ai trouvé très beau, c’est ce qu’ont fait le BMX par exemple.
Vas-y raconte…
Jusqu’ici ils n’avaient jamais réussi à avoir une médaille olympique parce qu’ils se sont toujours tirés la bourre, et du coup en se tirant la bourre ils se font tomber au moment où il faut aller chercher la médaille olympique, alors qu’ils sont tout le temps dans les titrés aux championnats du monde. Aux Jeux ils se poussent pour pouvoir être le meilleur, et du coup il n’y en a pas un qui est médaillé – en tout cas c’était comme ça sur les Jeux de Tokyo. Et là, à Paris, ils comprennent qu’à un moment donné la performance collective pouvait leur permettre d’avoir une médaille olympique et même d’avoir un titre olympique, et ils y parviennent enfin. Certes, ils sont sélectionnés et du coup ils ont leur chance – quand tu ne l’es pas, du coup tu t’en fous un peu que l’autre ait sa médaille, quelque part. Ce que je veux dire par là c’est qu’on bascule ici sur un état d’esprit plutôt collectif, par opposition à l’état d’esprit antérieur qui était davantage individualiste, et ça c’est ce que je trouve de plus en plus dommage dans notre système sociétal. On accentue l’individualisme or moi je reste convaincu que la dynamique collective permet d’être encore plus fort.
Le BMX peut-il être une source d’inspiration pour le judo ?
Je ne sais pas si on peut s’inspirer d’un sport comme le BMX, mais en tout cas il y a des choses à réfléchir là-dessus, sur comment prévenir toutes les sorties sur les réseaux sociaux. La sortie d’Audrey à quelques jours du début de la compétition elle a fait mal, donc c’est dommage. C’est dommage mais c’est en même temps humain, donc c’est ça qui est compliqué.

Je sais, pour en avoir notamment discuté avec toi dans le bus un soir de Masters au Qatar, que tu t’intéresses à pas mal d’autres sports – tu me disais lire l’excellente revue Sport et Vie – et t’être même formé à l’hypnose. Comment ces différentes ouvertures se sont peu à peu intégrées dans ta matière d’exercer ton métier ?
J’essaie d’être le plus ouvert possible aux autres sports mais aussi aux autres manières d’aborder l’entraînement, aux autres manières de communiquer, à différentes possibilités en fait. J’essaie vraiment d’avoir cette ouverture. Ça me permet de faire le tri aussi. Des fois quand on se forme à quelque chose, on a l’impression que c’est la panacée mais en fait c’est juste un outil supplémentaire. En tout cas quand je me suis formé à l’hypnose c’est dans cet axe-là, pour développer un autre moyen de communication, pas forcément faire de l’hypnose pour faire de l’hypnose. En tout cas j’ai toujours essayé d’ouvrir mon champ pour ne pas me retrouver coincé, pour ne pas me retrouver dans une espèce de routine d’entraînement où tu répètes sans cesse la même chose. J’ai toujours en tout cas essayé de regarder un peu plus loin pour voir comment le sport et les pratiques d’entraîneurs évoluent et, à titre personnel, pour essayer de ne pas m’encroûter en fait. De garder cette espèce de motivation constante d’apprendre des choses. C’est aussi pour ça que j’essaie d’avoir un rapport assez proche avec les athlètes, en gardant toujours cette distance que l’entraîneur doit conserver. En tout cas j’ai toujours essayé d’avoir cette proximité pour apprendre encore parce que, tu sais, les athlètes t’apprennent aussi des choses. C’est surtout pas parce que ça fait vingt ans que t’es entraîneur que t’apprends plus rien. À partir du moment où tu penses ça c’est foutu.
C’est une forme de formation continue…
Oui et c’est en tout cas dans ce sens-là que j’ai toujours cherché à me former, à réfléchir sur mes pratiques, sur comment je fais, pourquoi je fais, à quel moment je vais faire, qu’est-ce qui a fait que à tel moment j’ai réagi comme ça… Donc j’ai toujours essayé en fait de me questionner là-dessus et puis, quand je n’arrivais pas à me questionner là-dessus, j’ai fait en sorte aussi de m’entourer de gens qui me questionnaient sur ma pratique, sur quand je choisis des systèmes d’entraînement ou des exercices d’entraînement, pourquoi je choisis ça, etc. En tout cas, j’ai toujours essayé de m’entourer de ces gens-là. Donc oui, ça m’a nourri dans ma manière d’appréhender l’entraînement.
Tu penses à des personnes en particulier ?
Quand j’ai commencé sur le national, un mec comme Gilbert Avanzini faisait de l’aide à la performance à l’INSEP. Je me suis rapproché de lui et j’allais régulièrement le voir pour qu’on mette en discussion les systèmes d’entraînement et les exercices que je proposais aux athlètes. Avec toujours cette idée d’évoluer, de ne pas faire les choses machinalement. Pourquoi tu fais ça ? Qu’est-ce que ça apporte ? Tout ça nourrit la réflexion, la manière de concevoir les choses. Ça nourrit aussi une forme de recul et de prise de distance qui, pour moi, sont essentielles dans le métier d’entraîneur. Parce qu’encore une fois, clairement, à partir du moment où tu gardes la tête dans le guidon et que tu ne fais pas un petit pas de côté pour voir qu’est-ce qui est en train de se passer, t’es foutu quoi.

Nous voici à présent en février 2025. Le circuit international a repris depuis l’automne. C’est la première rentrée depuis 2004 que tu n’es pas en charge d’un collectif national. Six mois ont passé depuis les Jeux. Quel effet ça fait : un sentiment de vide ? Un soulagement ? Une inquiétude ? Des envies de replonger ?
Oui c’est la première rentrée depuis vingt ans où je n’entraîne pas. Et je le vis très très bien en fait. Je dirais que je suis vraiment passé à autre chose, dans la mesure où ça a été un souhait de ma part, un choix réfléchi. J’ai vraiment refermé ce chapitre-là de ma vie à la cérémonie de clôture des Jeux olympiques.
Tu as quand même dû tuiler avec le nouveau staff, non ?
Bien sûr. J’ai dû faire le taf entre septembre et l’arrivée du nouveau staff, même si de mon côté j’étais déjà passé à autre chose avec un projet bien en tête et une volonté de vraiment transmettre.
Aucune envie de rempiler ?
Absolument aucune. Alors oui ça m’a fait un petit truc bizarre quand je suis arrivé au Grand Chelem de Paris avec une accréditation guest et que je suis passé en salle d’échauffement. Je me suis dit que c’est la première fois en presque trente ans que je n’ai « rien à faire » au Tournoi de Paris ou qu’en tout cas je n’y viens pas pour travailler autour des athlètes. Je l’ai vécu en tant qu’athlète puis en tant qu’entraîneur et c’est vrai que pendant trente-cinq ans quasiment j’ai fait le tournoi de Paris dans la salle d’échauffement. Donc quand je suis arrivé j’ai dit bonjour aux collègues et ça m’a fait drôle.
Le nouveau staff n’a été officialisé qu’en janvier. Comment s’est passée la transmission avec la nouvelle équipe ?
Nous nous sommes vus avec Lucie Décosse, déjà pour que je lui donne les différents documents qui pouvaient l’intéresser sur le bilan des Jeux ainsi que sur les différentes saisons, sur comment les filles s’étaient entraînées dans la saison et durant la période où elle est partie, puisqu’elle s’était éloignée un an et demi avant les Jeux. Il y a un bel échange avec Lulu, une vraie transmission.
C’est un terme que tu emploies souvent, la transmission…
Oui mon idée c’est vraiment ça. Transmettre, permettre que mes vingt ans d’expérience ne partent pas en fumée, en tout cas pour ceux qui voudront écouter – ou, je dirais, entendre plutôt qu’écouter, mais entendre là où je peux les aider et où je peux leur éviter des erreurs que moi j’ai pu faire et que mes prédécesseurs avaient pu faire aussi. C’est vraiment cette idée-là en tout cas.
La suite, ça prend forme ? Entraîner à l’étranger, c’est quelque chose qui te botterait ? Ou aspires-tu par exemple à passer à tout autre chose ?
J’ai prévenu la Fédération dès le mois de janvier 2024 que je ne souhaitais pas continuer mes missions après les Jeux. Et je réfléchissais aussi à un projet justement autour de ce sujet de la transmission. Entraîner à l’étranger, ce n’est pas du tout mon envie pour la simple et bonne raison que ça me ferait très bizarre.
Tu vois ça comme une forme de loyauté envers l’équipe de France, c’est ça ?
Exactement. Entraîner à l’étranger, je crois que avec ces vingt ans à travailler pour l’équipe de France, je n’imagine pas travailler pour une autre nation ou, en tout cas, pour une nation qui peut être concurrente. Peut-être pour une « petite » nation, pour développer quelque chose, mais pas pour l’entraîner, pour vraiment développer un système. Mais pas une nation qui serait concurrente à la France, en fait. Parce que ça, ça me ferait trop bizarre. J’aurais vraiment un sentiment de trahison, en fait.
D’où ton attachement à l’idée de transmission…
Tout à fait. En vingt ans, j’ai quand même connu beaucoup de changements de staff, beaucoup de ruptures. Et du coup, je n’imagine pas faire cette rupture-là, en fait. Je souhaite vraiment transmettre cette expérience et même la formaliser… Je vais t’expliquer un petit peu les teneurs de mon projet.
En quoi consiste-t-il ?
C’est vraiment cette idée de laisser une trace et de, sans avoir les mains dans le cambouis, pouvoir faire avancer encore le système. Mon idée de départ et le projet en lui-même, c’est la création d’une « formation certifiante ». Il faut savoir qu’au départ, il y a plus de trente ans, la Fédération avait déjà imaginé une école supérieure d’entraîneurs. Dans les faits, elle n’a jamais vraiment été mise en place, certainement parce que jamais personne n’a pu se « contraindre » à aller chercher justement comment on pouvait créer cette formation, qu’est-ce qu’on pouvait faire pour les entraîneurs et pour qu’à un moment donné on puisse être encore plus performants et préparer les entraîneurs à la haute performance.
Or c’est sur ce créneau que tu entends te positionner ?
Voilà, c’est vraiment de créer cette école-là. Je suis en train justement de créer un master ou un executive master pour justement manager et coacher la haute performance. Ce sera bien sûr à destination des entraîneurs français et du judo, mais j’ai pas envie que ça soit quelque chose d’entre soi. Je veux justement que ce soit quelque chose de très ouvert, disponible pour les autres fédérations et même pour des dirigeants d’entreprise. L’idée reste de se former à une autre vision de la performance, tant du point de vue sportif que du point de vue entrepreneurial. Donc ça c’est vraiment quelque chose qui me tient à coeur.
Comment entends-tu procéder ?
J’ai créé un groupe de travail et mon idée de départ n’est vraiment pas de travailler sur les aspects technico-tactiques, qui sont des choses qui sont à mon sens assez simples à obtenir. Mon but est de travailler sur les savoir-être et sur le positionnement des entraîneurs en cas de crise, en cas de négociation, comment mieux fonctionner avec les athlètes, le travail de posture, etc. Je suis vraiment en phase de construction avec des intervenants de très haut niveau qui, en plus, n’ont pas forcément vécu le haut niveau en judo donc ça c’est aussi quelque chose qui est important pour moi.
L’autre partie de ma mission c’est l’accompagnement des entraîneurs. Au cours de ma carrière, j’ai quand même été en contact avec des personnes qui m’ont fait vraiment évoluer dans mon positionnement mais aussi dans ma façon d’entraîner et ça, ça me semble important d’avoir ce quelqu’un comme un coach mais qui soit à côté, qui questionne, qui n’est pas directement impliqué en fait dans la performance, mais justement avec un pas de côté, avec de l’expérience et donc ça voilà, c’est la deuxième partie de ma mission qui est l’accompagnement des entraîneurs de la performance. Ça va des entraîneurs de Pôle Espoir et Pôle France jusqu’aux entraîneurs nationaux.
Le temps de tuilage passé, tu n’interviens donc absolument pas auprès du nouveau staff ?
Oui pour l’instant j’ai vraiment fait le choix de faire un petit pas de côté par rapport aux entraîneurs nationaux. J’entends leur laisser la place pour ne pas influencer leur travail. À eux vraiment de mettre en place ce qu’ils veulent. C’est pour ça que je me concentre énormément d’abord sur cette certification et sur cette formation avant de passer au côté accompagnement.
D’ailleurs la dernière partie concerne à la fois la formation et l’accompagnement, puisqu’elle met l’accent sur la détection des nouveaux entraîneurs de performance. L’objectif est d’essayer de gagner du temps et d’organiser une formation individualisée pour les amener à être tout de suite performants.
Comment s’intitule cette formation ?
Donc ça ça va être le titre parce qu’il faut un titre, il paraît. C’est en lien avec la formation et mon contexte professionnel. A priori ce sera « Directeur du programme de formation et d’accompagnement vers la haute performance ».

Étant natif de janvier, tu as souvent fêté ces dernières années ton anniversaire en Autriche au stage international de Mittersill, lors du repas des entraîneurs. Quels types de liens se nouent entre entraîneurs d’une même nation voire de nations concurrentes, à force de voyager ensemble et de se croiser sur le circuit ? Y’en-a-t-il avec qui tu as réussi à nouer de vraies affinités ? D’autres avec lesquels tu n’as jamais réussi à briser la glace ? Et en tant qu’entraîneur français, as-tu senti parfois que tu jouissais d’un statut particulier du fait du prestige que le judo français s’est construit au fil de ses résultats ?
Oui c’est vrai que cette année, je n’ai pas fait à mon anniversaire à Mittersill. Ce qui n’était pas mal, d’ailleurs. Mais je n’étais pas chez moi non plus, j’étais en séminaire avec les cadres techniques. Alors, en ce qui concerne les liens avec d’autres entraîneurs, oui, ça s’organise plutôt bien. Je suis toujours membre de la Commission européenne des coaches. C’est plutôt autour de ces entraîneurs-là qu’une relation a pu se créer. Maintenant, ça reste une relation dans le cadre professionnel. C’est vrai qu’on n’a pas réussi à nouer des « liens d’amitié ». Avec certains, je m’entends très bien mais c’est pas pour ça qu’ils viendront en vacances chez moi, ou que j’irais en vacances chez eux. En tout cas, c’est pas comme ça que ça s’est organisé. Malgré tout, je pense que quand j’étais responsable junior, j’ai davantage noué des liens avec les entraîneurs en responsabilité chez les juniors que je ne l’ai fait par la suite chez les seniors.
À quoi ça tient ?
Peut-être parce que les enjeux ne sont pas les mêmes, et que nous sommes quand même un peu concurrents.
Et s’agissant de tes collègues français ?
Dans le staff français, bien sûr, il y a des collègues qui sont des amis. Daniel Fernandes, ça a toujours été un ami. Même quand on a été concurrents, on était potes. Donc, ça l’est toujours. Après, Ludovic Delacotte, on a été collègues de club. On se suit quand même quasiment tous depuis trente, trente-cinq ans. Il y en a avec qui t’as plus d’affinités que d’autres, mais il y a des liens amicaux qui se créent avec Franck Chambily par exemple. On a aussi créé beaucoup de promiscuité, beaucoup de liens quand j’étais entraîneur chez les masculins, quand on était aussi ensemble responsables des juniors, lui il était chez les masculins et moi chez les féminines. Donc forcément il y a des liens, des liens forts qui se créent et qui, je dirais, s’il n’y avait pas ça franchement, on fait un métier dans l’humain, s’il n’y avait pas ces liens, ça serait quand même très compliqué. En tout cas je ne conçois pas ce métier sans avoir vraiment de liens forts avec les collègues et avec qui tu partages plus de temps qu’avec ta famille.
Après, est-ce que j’ai joui d’un statut particulier par rapport au judo français ? Oui je pense qu’on est quand même écoutés, par contre on est aussi très jalousés…
C’est-à-dire ?
Nous sommes un peu les têtes à abattre. Aux Jeux, les filles étaient clairement l’équipe féminine à abattre. Ça a des avantages et des inconvénients, parce que tout le monde regarde ce qui se passe en France et tout le monde regarde ce que tu fais et comment tu le fais. Nous avons un peu l’habitude. On est quand même beaucoup plus ouverts maintenant avec les entraîneurs étrangers, avec les autres nations qu’on ne l’était auparavant, donc ça aussi c’est quelque chose qui est bien dans les relations qu’on peut avoir avec les collègues étrangers.
Quid du Japon ?
Nous avons une relation très forte avec les entraîneurs japonais. On a vraiment développé une amitié très forte, même en étant concurrents. Avec vraiment, je pense, une relation de confiance. Après les Jeux, par exemple, on s’est vraiment retrouvés sur le tapis d’échauffement, après les équipes. On a discuté, on s’est fait deux ou trois photos, on a beaucoup échangé ensemble.

Comment es-tu parvenu à concilier le haut niveau et la vie de famille tout au long de ces années ? Je sais que c’est un challenge pour pas mal d’athlètes, et à plus forte raison pour beaucoup d’entraîneurs…
Ma femme était judokate à l’Insep, donc ça aide. Elle sait aussi bien quand j’étais athlète que quand j’étais entraîneur, on va dire les sacrifices, entre guillemets, en tout cas l’impact que ça a sur les déplacements. Par contre, ce qui a permis aussi de concilier tout ça, c’est que ma femme est extraordinaire. Et mes enfants aussi, parce que c’est vrai que l’entraîneur, c’est cent-cinquante, cent-soixante jours par an loin de la maison. Pas pour toi mais pour les autres. Donc il faut accepter ça, il faut le comprendre. Donc on a eu beaucoup d’échanges avec mes enfants, qui ont aujourd’hui vingt-trois et dix-huit ans, ainsi qu’avec ma femme aussi, en disant que ça faisait partie aussi de mon équilibre, de pouvoir faire ce métier pour l’équipe de France. Ce qui a été compliqué, c’était que ça nous a obligé à rester sur la région parisienne, et ma femme avait très envie de quitter la région parisienne. Par contre, il y a aussi une fierté de mes enfants par rapport à ce métier, par rapport aux résultats des équipes de France, par rapport aux résultats que je pouvais avoir. Et en dehors des résultats, c’était aussi voir comment les athlètes pouvaient aussi m’apprécier et apprécier le travail que je faisais avec eux. Ça aussi c’est quelque chose d’important.
Et toi, comment tu as concilié tout ça ?
J’ai surtout concilié le fait que, quand je suis à la maison, je suis à la maison. Ce qui était plus compliqué d’ailleurs pendant la période de préparation olympique… Quand je suis à la maison, en tout cas, dès que j’ai commencé le métier d’entraîneur, j’ai vraiment essayé de dire que, à partir du moment où je passais la porte de la maison, le travail avec les athlètes restait à l’extérieur et je leur disais bien aussi aux athlètes que j’étais leur entraîneur, on va dire de 9 h à 19 h 30, et qu’à partir du 19 h 30, j’étais avec ma famille et là sauf cas d’urgence ou cas de force majeure, il n’y avait pas de lien à continuer après les entraînements, ce qui à mon sens est aussi très important dans la posture de l’entraîneur et dans la distance qu’on peut mettre avec les athlètes. Alors ce qui a été des fois compliqué dans mon poste de responsable où parfois, oui, il y a aussi de l’administratif, il y a aussi d’autres choses à gérer sur le plan des fois politique, donc le temps de travail est peut-être parfois un peu allongé, mais en tout cas, si je dois résumer, c’est : première chose, ma famille, ma femme et mes enfants sont extraordinaires. Je viens aussi d’une famille de judokas, donc tout le monde, on sait tout ce que ça implique. L’autre chose, c’est que j’ai vraiment fait une césure. En tout cas, j’ai vraiment séparé le judo de la maison et avec un vrai effort de fait de ma part, pour qu’à partir du moment où je rentrais chez moi, j’étais complètement chez moi, j’étais complètement avec ma famille et je n’étais plus au boulot. Donc ça, ça a été aussi un point qui me semble très important à retenir.
Un copain me disait un jour, quand il avait trente-cinq ans : « Si j’avais compris à vingt ans ce que j’ai compris à trente-cinq ans, j’aurais sans doute été champion olympique. » D’avoir eu autant d’athlètes dans les mains ces deux dernières décennies, est-ce que ça t’a fait mesurer qu’il y a des choses que tu aurais aimé avoir su ou compris à leur âge, et qui t’auraient fait gagner du temps voire des championnats, en tant qu’athlète comme en tant qu’entraîneur ?
C’est intéressant cette question. J’ai tendance à dire que tant que tu n’en fais pas l’expérience, je pense que tu n’apprends pas. Alors bien sûr que sur le plan résultats se dire que si j’avais su ça peut-être que ça aurait été plus facile pour atteindre mes objectifs… J’en suis pas convaincu, tu vois. Sans être philosophe, si mon chemin a été celui-là c’est que ça devait être celui-là. Et que c’est lié aux choix que j’ai pu faire, à la vie que j’ai eue quand j’étais gamin, etc. Je n’ai alors aucun regret d’être passé à côté de certaines choses. Il y a des choses que j’ai réussies, d’autres moins, d’autres pas, et puis je n’ai pas envie si tu veux de vivre sur le fait que parce que ça ou ça, ça veut dire que tu as des regrets. En fait quand tu te dis « si j’avais su ça, bah peut-être que j’aurais réussi ça« , moi je ne suis pas du tout là-dedans, en tout cas je ne suis pas du tout dans les regrets. Je trouve que j’ai une carrière d’athlète et d’entraîneur exceptionnelle, que j’ai vécu des choses exceptionnelles et que ça me suffit entre guillemets. Ce que je n’ai pas réussi à obtenir ou les échecs que j’ai pu avoir, je les ai analysés et c’est ce qui m’a permis d’évoluer en tant qu’entraîneur et de faire partie des entraîneurs innovants qui se sont toujours remis en question. Si je n’avais pas eu ça, peut-être que ma carrière d’entraîneur aurait été différente. Donc, je ne suis vraiment pas du tout dans le fait de regretter d’avoir mis plus de temps sur certaines choses ou pas. Non, franchement, je suis en paix avec ça, et je trouve que, des fois, en voulant gagner du temps, on en perd au final, ou on perd autre chose.
Il y a eu des réussites, il y a eu des échecs, je dirais que tout ça, c’est ce qui fait l’homme que je suis aujourd’hui. C’est ce qui a fait l’entraîneur que j’ai été. Et puis je continuerai à réussir et à échouer, et puis je continuerai à évoluer, en fait, à innover pour essayer de trouver les meilleures solutions, dans l’accompagnement des entraîneurs comme dans ma vie perso. Non, franchement, aucun regret, et je suis content d’être passé par là où je suis passé.
Tu as commencé le judo à six ans. Si le Christophe de 2025 pouvait donner des conseils de vie au Christophe qui attachait sa première ceinture blanche à l’époque, que lui dirait-il ?
Qu’est-ce que je dirais au Christophe qui commence le judo ? Je lui dirais : n’oublie pas le plaisir que ça procure et ne cherche pas à… Non, en fait je dirais, reste toi-même, voilà, reste toi-même et garde le plaisir d’enfant, de combattre du début jusqu’à la fin, voilà, même quand on voudra chercher à ce que ça devienne plus sérieux. Voilà ce que je lui dirais au Totof de 1980. Je dirais : il va y avoir des moments difficiles, mais continue à garder ce sourire et ces dingueries qui te caractérisent. Voilà ce que je lui dirais. – Propos recueillis par Anthony Diao, automne 2024 – hiver 2025. Photo d’ouverture : ©Laëtitia Cabanne/JudoAKD.
Une version en anglais de cet entretien est disponible ici.

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