Emmanuelle Payet – Cette île en elle

Née le 14 avril 1986 à La Réunion, championne du monde universitaire, vice-championne d’Europe des -23 ans et remplaçante de Lucie Décosse aux JO de Pékin, la -63 kg aura été l’une des nombreuses comètes du judo français. Sur la séquence internationale s’étalant des championnats du monde de Rotterdam en 2009 aux JO de Londres en 2012, je l’ai accompagnée pour le bimestriel français L’Esprit du judo dans le cadre d’un feuilleton intitulé la Judo Académie. Elle y côtoyait sept autres internationaux français à l’âge où les chrysalides deviennent papillons – Lucile Duport, Morgane Ribout, Audrey Tcheuméo, Florent Urani, Ugo Legrand, Axel Clerget et Nicolas Brisson. Dix-huit points d’étapes individuels et collectifs en trois ans qui se sont transformés, dans son cas, en une longue chronique d’une retraite précocement annoncée. Douze ans après, il est temps de prendre de ses nouvelles. – JudoAKD#002.

 

Une version en anglais de cet entretien est en ligne ici.

 

Début 2024 sur le tatami de MaxOut Sports à Bedford Heights, Ohio ©Archives Emmanuelle Payet/JudoAKD

Tu as mis fin à ta carrière individuelle à 25 ans, le corps usé par les blessures. Où en es-tu physiquement, pour commencer ?

J’ai effectivement arrêté l’INSEP [Institut national du sport, de l’expertise et de la performance] en septembre 2011 après une longue réflexion personnelle. Et ceci malgré le fait qu’on me proposait de me réengager pour une année d’entraînement supplémentaire en dépit de mes années de blessures et de contre-performances. J’ai arrêté cette carrière usée prématurément, c’est vrai. Pour être honnête, après ma première grosse chirurgie à la cheville en 2009, je n’ai plus jamais été la même personne. Ma rééducation a duré un an, avec son lot d’imprévus en chemin. À mon retour sur le tapis, j’avais perdu cette flamme qui m’avait toujours animée lorsque je combattais. Je n’avais plus envie, je ne comprenais plus le sens de ce que je faisais. Par la suite les blessures se sont enchaînées. Aujourd’hui je suis encore physiquement active mais à un certain degré je sens que mon corps est vraiment fragilisé par toutes ces années de pratique intense. J’essaie donc de ne pas trop m’emballer pour éviter de nouvelles chirurgies.

Comment analyses-tu cette usure, avec le recul ?

Je comprends maintenant l’adage : “Quand la tête ne veut plus, le corps suit”. Mon corps essayait de me dire qu’il était temps de passer à autre chose.

Qu’est-ce que c’était, cet « autre chose » ?

Durant la saison 2010/2011, où je passais davantage de temps en rééducation que sur le tapis, j’ai eu le temps de réfléchir à mon projet de reconversion professionnelle. J’ai effectué un bilan de compétences à l’INSEP. Il a révélé que je pourrais m’épanouir dans les métiers du social. Alors ni une ni deux, c’est parti mon kiki !

Comment ça s’est concrétisé ?

En sortant de l’INSEP, après avoir réussi le test d’entrée, j’intègre une école d’assistante sociale à la CRAMIF (Caisse régionale de l’Assurance maladie Ile-de-France). Le plan était simple : trois ans d’école et l’obtention du diplôme d’assistante sociale. J’ai eu beaucoup de chance car j’étais alors en CDI avec le Levallois Sporting Club. Cela m’a permis d’ouvrir des droits au chômage pour trois ans. Trois années durant lesquelles j’ai pu me consacrer entièrement à ma scolarité, sans me soucier de mes factures à régler ou de trouver un job en dehors de l’école pour subvenir à mes besoins. Ces trois années n’ont pourtant pas été de tout repos…

Pourquoi ?

Tu sais, ce n’est pas si simple de retourner à l’école après tant d’années. Mais j’ai serré les dents et je n’ai rien lâché. Si le sport de haut niveau m’a bien appris quelque chose c’est que, quand on travaille dur et qu’on s’impose une discipline, eh bien le résultat est là et suit ! En tant qu’anciens sportifs de haut niveau, notre mental est une vraie force dans la vie de tous les jours. Nous mettons du cœur dans ce que nous faisons et nous ne lâchons rien même si c’est dur. Cette qualité n’est sans doute pas donnée à tout le monde.

Tu as donc fini par décrocher ce diplôme…

Exactement. Je suis officiellement devenue assistante sociale en 2014. J’ai sauté au plafond, j’ai pleuré, j’ai dit merci la vie !  Derrière, mon ancien lieu de stage, le Conseil départemental du Val-de-Marne, m’a contactée le lendemain des résultats pour me demander si je voulais travailler pour eux. J’ai travaillé six années pour cette institution. Et j’aurais pu y travailler plus longtemps encore si le hasard n’avait pas mis quelqu’un sur ma route…

Qui donc ?

En 2018, je rencontre un Américain à Paris. Il travaille dans le nucléaire et fait souvent des conférences en Europe. Une relation d’amour à distance démarre. Elle se poursuit pendant trois ans sur ces bases, jusqu’à notre mariage et mon départ pour les États-Unis en 2021. Mon compagnon a trois filles, une de treize ans et des jumelles de douze ans, dont je suis très proche et ça c’est top. C’est donc parti pour une nouvelle aventure, un nouveau challenge, un déménagement dans un autre pays, une culture et une langue différentes. Tout recommencer à zéro. Se faire de nouveaux amis. Trouver du travail… Être ancien sportif de haut niveau, c’est aussi ça ! Ne pas avoir peur de prendre des risques, jamais. Parce que nous savons au fond de nous que ça peut déboucher sur quelque chose d’extraordinaire. D’ailleurs je ne suis pas sûre que j’aurais pris autant de risques si je n’avais pas eu ce parcours-là. Je pense même pour être honnête que j’aurais passé toute ma vie à La Réunion, auprès des miens et au soleil. Et ça aurait suffi à mon bonheur.

Tu as pu t’intégrer rapidement ?

Il y aurait tellement de choses à dire depuis que j’ai emménagé aux États-Unis ! Déjà, j’ai rencontré une communauté française sur Cleveland qui m’a soutenue dans mon installation et mon adaptation. Depuis j’ai la chance de voyager beaucoup aux États-Unis mais aussi à l’étranger. Pour ton info, je me suis fixée le but de découvrir petit à petit les cinquante États américains…

Carrément…

Là j’en suis à une douzaine en trois ans. De mémoire : Ohio, donc, mais aussi West Virginia, Virginia, Pensylvannie, Floride, Caroline du Nord, Indiana, Caroline du sud, Nevada, Arizona, Wisconsin, New York State, Maryland… En bonne fille des îles qui s’épanouit d’abord au soleil, j’avoue avoir un vrai faible pour la Floride. J’ai visité Miami mais aussi des iles comme Marco Island et Key West.

Escapade en avril 2023 au parc d’État de Valley of Fire, Nevada, aux confins de Las Vegas, du Lake Mead et du désert de Mojave ©Archives Emmanuelle Payet/JudoAKD

Et en dehors des États-Unis ?

Je voyage régulièrement en Europe. Vu que je gère à temps partiel certaines tâches administratives pour la compagnie de mon mari, je l’accompagne parfois sur ses déplacements pour des conférences. S’agissant du reste du monde, le judo m’avait déjà permis de voir pas mal de pays, auxquels se sont ajoutés depuis le Brésil, Aruba, la Guadeloupe, le Canada, la Suède, la Suisse, l’Espagne…

Niveau boulot, ça s’est passé comment ?

Je n’ai pas été autorisée à travailler aux États-Unis pendant un an, le temps que j’obtienne ma carte verte. J’ai ensuite travaillé pendant six mois pour une compagnie qui construit des… tracteurs !

C’est pas banal !

J’étais la seule nana. Le premier jour, je pense que mes collègues se sont demandés si je ne m’étais pas perdue… C’était très physique. Il fallait soulever pas mal de choses lourdes, utiliser différents outils comme la perceuse, le marteau, des outils de polissage, etc. Au bout d’un mois et demi, plusieurs collègues sont venus me voir pour me dire qu’ils étaient impressionnés et que je faisais du bon travail. C’est un univers très masculin du coup j’étais vraiment contente de gagner leur confiance et leur reconnaissance.

Tu y travailles toujours ?

Non, car j’ai par la suite saisi une super opportunité de travail : être responsable manager dans une compagnie française  située à Cleveland dans l’Ohio, où je travaille toujours.

Côté sport, tu as réussi à te maintenir en forme ?

Après mon arrivée aux États-Unis j’ai essayé plusieurs sports, et notamment du jujitsu brésilien. À la fin de mon deuxième cours, le prof a tenu à discuter avec moi. C’était un petit club. Il m’a dit qu’après le Covid-19, il avait perdu pas mal de licenciés et que là les mecs que je battais à coup d’étranglements, de clefs de bras ou d’immobilisations, ça le faisait moyen de son point de vue car leur ego en prenait un coup. Il avait vraiment peur qu’ils partent à leur tour… Je lui ai demandé ce qu’il voulait que je fasse exactement parce que je ne comprenais pas trop le sens de cette discussion… Je suis cool comme nana. Je ne vais pas à des cours de combats pour rétamer les gens. Le problème en l’occurrence ce sont les mecs qui essaient de gérer avec leur force et de faire mal… Eh ben non, désolée, je vous laisse pas faire les gars [Rires]. Bref je ne lui ai pas dit comme ça bien sûr, je suis respectueuse… J’ai simplement arrêté.

Tu disais avoir essayé d’autre sports aussi ?

J’ai effectivement pratiqué un an le kickboxing, que j’ai adoré, ainsi que du football, en loisir. J’ai dû mettre un peu ces sports de côté depuis que je donne des cours de judo au Chu To Bu Brasa du côté d’Avon dans la banlieue de Cleveland. Je suis les jeunes en compétition au niveau national. Tout ça me prend pas mal de temps.

En pleine séance début 2024 au Chu To Bu Brasa à Avon, Ohio
©DR/JudoAKD

Quel regard portes-tu sur le judo US, puisque tu t’y impliques désormais ?

Il y aurait tellement de choses à faire aux Etats-Unis en ce qui concerne le judo. Ce n’est pas encore très populaire ici, malgré des championnes comme Ronda Rousey ou Kayla Harrison. Le système n’est pas vraiment développé, les infrastructures restent à construire, les aides sont aussi à mettre en place, etc. Je m’investis comme je peux avec ce que j’ai, sans pression. Nous avons un groupe de filles avec du potentiel et avons en ligne de mire les JO en 2028 à Los Angeles. Nous verrons bien [Sourire].

Tu ambitionnes d’y jouer un rôle ?

Effectivement on pense depuis un moment à 2028 ici [Sourire]. Comme je te l’ai dit, j’entraîne des jeunes et j’ai quelques filles qui ont vraiment du talent. Elles s’entraînent dur et, si elles continuent sur ce rythme et qu’elles évitent les blessures, elles pourraient éventuellement prétendre à une place pour les JO en 2028, où elles auront alors la vingtaine.  Étant pays organisateur, nous n’aurions pas à aller chercher une qualification en World Ranking List. Ce qui permettrait aussi à l’athlète d’avoir ce stress en moins pour se qualifier et de se focaliser sur l’essentiel, à savoir : travailler pour performer. J’ai créé une relation de confiance avec certaines jeunes. Je ne sais pas de quoi demain sera fait, ni les opportunités qui se présenteront à moi au judo ou ailleurs, mais s’il y a une ou deux de mes athlètes qui a ses chances de près ou de loin, je ferais mon possible pour l’accompagner et être présente jusqu’au bout, oui.

Et quel regard portent tes élèves états-uniens sur toi ?

Pour eux je suis The Frenchy, celle qui était remplaçante de Lucie Décosse aux JO de Pékin. Être qualifiée aux JO, ici, ça marque les gens. Les athlètes sont comme les militaires, il y a une vraie gratitude envers eux dans la société et je t’avoue que ça fait chaud au cœur de voir ça. Les gens ici ont une vraie capacité à être sincèrement contents pour toi. Il y a une culture de l’encouragement que j’aime beaucoup. En gros, j’ai des opportunités ici que je n’aurais jamais eues en France, clairement. Ici on te fait confiance même si tu n’as pas de réelles certifications dans certains domaines. Le fameux rêve américain, c’est ça en fait. Tout est possible et moi j’adore cette phrase : se dire que oui, « tout est possible ». Après, il faut aussi se rappeler qu’en France, un judoka de l’équipe de France a un confort inouï : on te paie tes judogis, tes avions, tes hôtels, à l’étranger t‘as même un per diem à dépenser. Ici, chacun y va de sa poche. C’est pas du tout le même rapport.

Février 2024 à Homestead, Floride, non loin des Everglades
@Archives Emmanuelle Payet/JudoAKD

Tu as toujours été très attachée à ta Réunion natale. Comment gères-tu l’éloignement aujourd’hui ? J’imagine que c’est parfois un dilemme entre rentrer en métropole et rentrer sur l’île…

Maintenant que je vis aux Etats-Unis, j’essaie de rentrer à la Réunion une fois par an. Quand je vivais en métropole je rentrais peut-être deux fois par an – la différence c’est que je mets trois jours pour arriver sur l’île maintenant [Rires]. Mes parents et mes sœurs sont venus me voir et vont surement revenir cette année aussi. C’est super grand les États-Unis. Il y a tellement de choses sympa à faire pour eux, c’est cool d’avoir un pied à terre. Donc tout ça c’est pas aussi compliqué que ce que je pensais. Ouf !

Avec le recul, quelles sont tes plus grandes fiertés ?

Ma plus grande fierté reste d’avoir représenté mon pays à travers le monde. D’avoir fait partie de l’équipe de France olympique pour Pékin en tant que remplaçante derrière une grande championne comme Lucie Décosse. D’avoir été n°5 mondiale.

Tes regrets ?

Je n’ai aucun regret. J’ai vécu des moments inoubliables. Des moments intenses. J’ai aussi eu des moments difficiles mais tout ça, ça a participé à faire la personne que je suis aujourd’hui. Je pense que tout ce qui s’est passé dans ma vie devait arriver, point. Je ne suis pas quelqu’un qui vit avec des “et si seulement”. J’aime prendre le côté positif des choses. Pourquoi se torturer avec quelque chose que tu ne peux pas changer ? C’est vraiment vouloir se faire du mal [Sourire]. La vie est courte et je ne veux que le bon !

Quelles leçons retires-tu de ces années de compétitrice ? En quoi cela imprègnent-elles ton quotidien aujourd’hui encore ?

Le sport de haut niveau m’a tellement appris. Le mental, la discipline dans tout ce que je fais, le respect… Grâce au haut niveau j’ai fait des choix que je n’aurais jamais fait autrement, c’est une certitude. Quand j’étais plus jeune j’avais peur de tout : voyager, parler à des étrangers… Tout ça c’était il y a bien longtemps. J’ai tellement changé positivement à travers cette expérience… Je n’ai pas peur de nouveaux challenges. Je suis une bosseuse. Ce sont toutes ces qualités qui font que tu as une certaine valeur sur le marché du travail. Il faut bien en être conscient [Sourire].

Je me souviens que nous avions évoqué jadis le fait que tu avais été exposée très jeune dans L’Esprit du judo et que ça t’avait peut-être mis un surcroît de pression à un âge où tu étais encore en pleine progression. Avec le recul, quel regard portes-tu sur la médiatisation du judo en général ? Quels conseils donnerais-tu à l’actuelle génération ? « Let’s go parce que ça passe vite » ou « préservez-vous » ?

Je pense qu’on médiatise de plus en plus le judo et que c’est super pour nos athlètes de les mettre en lumière et les féliciter de leur performance. Je dirais à la génération de judokas de tout donner et de vivre cette expérience à fond mais de ne surtout pas oublier qu’il n’y a pas que la performance et le judo dans la vie. Dans la vie, il y a la vie aussi.

Tu as sans doute entendu parler du bouquin de Patrick Roux sorti en 2023 sur les violences dans le judo. Beaucoup de ce qu’il y relate remonte aux années où tu étais toi-même athlète. Comment as-tu traversé ces années-là ?

En ce qui me concerne je ne me souviens pas avoir été victime de violences physiques particulières. Je sais que d’autres personnes ont pu avoir des expériences différentes et j’en suis désolée. Ce que je peux dire c’est que j’ai parfois appris les choses un peu à la dure, ça c’est vrai… D’ailleurs si je peux me permettre il y a juste un petit quelque chose que j’aimerais évoquer par rapport à ça…

Oui…

Ça concerne le poids des mots. J’ai une personnalité hypersensible et je me rappelle à l’époque que, parfois, la manière dont on s’adressait à moi n’était pas adéquate. Essayer de te piquer au vif pour piquer ton ego et créer une réaction n’est pas quelque chose qui marche avec moi ou avec des personnes ayant une personnalité similaire. Je pense que ça ne partait pas d’un mauvais sentiment venant de certains entraîneurs. Ce sont malheureusement parfois aussi des schémas qu’ils ont reproduit, puisque c’est comme ça qu’eux-mêmes ont appris. Après, je te rassure, ils ne sont pas tous comme ça et heureusement, hein. Avec le recul, je reste convaincue que chaque athlète est différent. Or je pense qu’on a trop souvent négligé l’importance de la relation coach/athlete à l’époque. C’est pour moi  fondamental d’avoir une relation de respect et de confiance avec son athlète. C’est d’ailleurs dans ces cas-là que j’ai fait mes meilleurs résultats, quand j’avais un entraîneur à l’écoute, attentif et qui essayait de faire les choses à mon rythme, sans me brusquer.

Avec le recul, quel regard portes-tu sur cette période de deuil par laquelle semblent passer la quasi-totalité des sportifs de haut-niveau ?

Traverser cette phase après une carrière de haut niveau, c’est normal. Surtout quand tu as investi autant de temps et d’énergie et que ta vie tournait autour du sport. Je pense que ça touche tous les sportifs de haut niveau, à tous les niveaux. Seule l’intensité varie, peut-être.

Qu’est-ce qui t’a aidé à tenir bon dans cette période de transition ? Tu rappelais que tu étais proche à l’époque des autres Réunionnais de l’équipe de France. Ils ont été un refuge, pour toi ?

J’ai un peu l’impression qu’on n’en parle pas assez, de cette période de transition. Peut-être par pudeur, je ne sais pas. C’est un grand chamboulement auquel il faut faire face parce qu’il te faut totalement repenser ta vie. « Qu’est-ce que je vais faire maintenant ?« , c’est la question clé. En ce qui me concerne j’ai effectivement eu de la chance de pouvoir compter sur ma famille et sur mes amis. Et ce qui est génial à l’arrivée, c’est qu’une fois que tu as surmonté cette période de deuil, c’est comme si tu redécouvrais la vie, la vraie !

Et c’est quoi, la vraie vie, pour toi ?

Maintenant j’ai le droit de faire la fête autant que je veux sans que ça affecte ma performance. Ciao les régimes ! Et c’est parti pour aller danser jusqu’au bout de la nuit sans penser au fait que je vais être fatiguée pour l’entraînement et accessoirement que je vais prendre le risque de me blesser… On prend du temps pour soi, on peut cuisiner, essayer une nouvelle activité sportive et – est ce qu’on en parle ? – être enfin libérée de ce stress de la performance !

Retrouvailles en visio un samedi de janvier 2024
@Archives Anthony Diao/JudoAKD

As-tu conservé des liens avec des athlètes de ton époque ? Avec des entraîneurs ?

Personne n’est encore passé me voir à Cleveland mais nous avons des idées de road trip avec des copines comme Laëtitia Payet ou Maëlle Di Cintio, qui sont elles aussi très accaparées. J’ai toujours des amis proches avec qui j’étais à l’Insep, que je vois régulièrement dès que je rentre à Paris ou, comme Matthieu Dafreville, à La Réunion. Aller à La Réunion oblige d’ailleurs à passer par Paris et ça c’est top. Avec les autres ça s’espace puisqu’on ne vit pas à côté mais on garde contact avec les réseaux sociaux. Avec mes amis de l’Insep j’ai des liens forts qui se sont construits au travers de toutes ces années d’entraînement, de tous ces voyages et compétitions. Nous avons partagé ensemble des moments que nous n’oublierons jamais : nos galères, nos médailles, nos soirées après-compètes, nos anecdotes à l’étranger…  J’ai aussi gardé contact avec certains de mes entraîneurs sur les réseaux. Ça me ferait plaisir de les revoir mais c’est vrai qu’avec le temps et la distance ça reste surtout un vœu pieux.

Et avec des athlètes étrangers que tu as côtoyés sur le circuit ?

Nada, ou alors par hasard au bord tu tapis lors des compétitions dans le pays. J’ai ainsi croisé le Mongol Nyam-Ochir Sanjargal, les Américains Jimmy Pedro ou Travis Stevens, quelques Japonais, un Arménien, des Cubaines, Jérémy Le Bris et sa femme Sandra Garofalo qui étaient tous les deux à l’Insep et vivent depuis quelques années au Canada… Encore une fois, lorsque j’étais athlète j’étais assez farouche avec l’extérieur. J’ai une personnalité introvertie et je ne sortais pas trop de ma coquille, et encore moins avec les étrangers. J’observe qu’aujourd’hui la génération Instagram est en train de renverser la table à ce niveau et ça c’est chouette. Concernant le circuit, j’ai déconnecté pendant un an et demi. Aujourd’hui j’aime bien suivre des nanas comme la Canadienne Jessica Klimkait ou l’Allemande Alina Boehm. Des filles qui parviennent à performer sans pour autant perdre leur féminité.  Je suis aussi des filles comme Clarisse Agbegnegnou, les sœurs Priscilla et Astrid Gneto. Non seulement elles sont françaises mais elles ont aussi un judo incroyable. Et elles aussi sont à la fois féminines et classy !

Quels conseils la Manue d’aujourd’hui donnerait-elle à celle qui avait débarqué à l’INSEP il y a deux décennies ?

J’en ai trois : sois toi-même ; n’aie pas peur d’échouer ; et ce qui doit être sera. Tu sais, quand j’ai arrêté le judo j’ai eu une période difficile. J’avais le sentiment que je n’étais bonne qu’à faire du judo. Je voyais la vie en noir, vraiment. J’ai même pensé que je n’allais pas m’en sortir dans la vie – et ça, ç’aurait vraiment été triste. Heureusement, cette phase n’a pas duré ! Je suis devenue assistante sociale, fonctionnaire de la fonction publique territoriale, cadre A. Comme quoi il faut y croire, toujours. Alors OK je ne suis pas médecin mais je suis fière du chemin parcouru. Car c’était loin d’être gagné après avoir consacré tant d’années au judo.

Et qu’est-ce que la Manue d’aujourd’hui dirait à celle qui enfilait sa toute première ceinture blanche, il y a bien longtemps déjà ? 

C’était en 1994 au Judo club municipal de Saint-Denis de La Réunion. J’avais huit ans et mon professeur s’appelait François Lambert. C’était un super prof, certes un peu strict mais c’est grâce à lui que j’ai développé un mental à toute épreuve pour la compétition. Je lui en serai toujours reconnaissante… À l’enfant que j’étais alors je dirais de faire exactement ce que je suis en train de faire aujourd’hui : tout donner ! J’étais très introvertie à cet âge-là. J’avais du mal à communiquer avec les autres en dehors de mon cercle familial. En classe on ne m’entendait jamais tellement j’étais discrète. Je m’exprimais bien mieux par le sport à l’école ou au judo. Dans ces deux cadres, je devenais presque une « autre » personne. Quelqu’un qui donnait ses tripes et pouvait même donner de la voix pour motiver ses partenaires. Le contraste avec ma discrétion en cours était saisissant à voir. Tout le monde me faisait la réflexion : mais t’es si douce dans la vie en général et là tu deviens une telle compétitrice… Oui, à cette petite Manue de huit ans je dirais aussi de bien s’accrocher parce que ça va secouer un peu mais, globalement, elle devrait plutôt bien s’amuser [Sourire]. – Propos recueillis par Anthony Diao, hiver 2024.

 

Une version en anglais de cet entretien est en ligne ici.

 

 

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