Judo aux JO – Un journal olympique 2024 – J8/8

Samedi 3 août – Smells Like Team Spirit

 

 

JudoAKD#019 – C’est une série de WhatsApp reçus de Serbie, quelques minutes après « la finale de toutes les finales » opposant la France au Japon qui conclut ce samedi soir l’épreuve olympique par équipes mixtes – et la semaine – de judo. « J’ai plus de voix […]. Je ne connais pas mes voisins à Belgrade. Mais eux me connaissent, c’est sûr. En haut, en bas, à droite, à gauche », le tout accompagné d’un emoji qui pleure de rire. L’ami n’est pas judoka mais a une réserve infinie d’autodérision. Et l’art précieux de savoir fêter bruyamment les choses qui doivent l’être.

Ce n’est pas faire injure aux dix-sept autres équipes engagées dans le tableau que de s’en tenir au super clasico qui en constituait la finale. Comme Jacques Brel filant l’anaphore à coups de « bien sûr » à chaque couplet de ‘Voir un ami pleurer’, bien sûr il y eut la belle et inattendue résistance espagnole face au Japon, avec le waza-ari d’entrée de la décidément en pleine ascension Ariane Toro Soler sur l’encore convalescente Uta Abe. Bien sûr il y eut l’immobilisation victorieuse de Salvador Cases Roca face à un Soichi Hashimoto bien loin du métronome qu’il a pu être, et même l’égalisation fort de café du -100 kg Nikoloz Sherazadishvili face au « vrai » +100 kg Tatsuru Saito, et la roulette numérique abondamment commentée en Espagne. Bien sûr il y eut la victoire expéditive de la Serbe Milica Zabic, cinquième en +78 kg vendredi, sur la toute fraîche championne olympique brésilienne Beatriz Souza – et ce WhatsApp dans la foulée de sa coéquipière et grande amie, la -48 Andreja Stojadinov (« maintenant je suis encore plus dévastée qu’elle n’ait pas remporté de médaille hier »).  Bien sûr il y eut l’élimination surprise de la Géorgie par une Italie de plus en plus vaillante. Bien sûr il y eut ces deux combats décisifs pour la médaille de bronze qui permirent au Brésil et à la Corée du Sud de s’extraire des guêpiers italien et allemand. Bien sûr il y eut tous ces cris, ces SOS, ces visages qui implorent, se décomposent ou s’écarquillent sous l’émotion selon l’issue du combat en cours. Bien sûr il y eut ces étreintes, ces prières et ces têtes prises entre les mains, ces front contre front de réconfort. Bien sûr il y eut tous les autres. Mais le Japon de Katsuyuki Masuchi et Keiji Suzuki et la France de Christophe Massina et Baptiste Leroy s’étaient donnés rendez-vous de longue date. Et cette fois nous y étions.

Paris, Arena Champ-de-Mars, 3 août 2024. ©Gabi Juan – EJU/JudoAKD

Trois ans, trois jours, 9 700 kilomètres et 8 000 spectateurs séparent le tournoi olympique par équipes mixtes des Jeux de Tokyo de celui de Paris. Quatre des six combattants français auront connu les deux climax, tandis que l’équipe nippone alignée ce 3 août était totalement renouvelée par rapport aux aînés de 2021. Trois ans que ce samedi était coché côté nippon. Un rendez-vous plus important encore que l’éternelle Arlésienne d’une victoire en grand championnat sur Teddy Riner, attendue depuis les mondiaux 2010, ainsi que nous l’a explicitement confirmé à deux reprises en entretien ces derniers mois Kosei Inoue himself, avec le soutien précieux du camarade Florent Dabadie, à l’occasion de longs formats consacrés à l’icône française puis au Tchèque Lukas Krpalek.  L’héritage du judoka le plus jigorokanesque des vingt-cinq dernières années va d’ailleurs se vérifier dès l’annonce de la composition de l’équipe nippone pour cette finale. Athlète, Inoue avait choisi un seul chemin pour tenter d’effacer l’affront de son échec surprise en -100 kg aux Jeux d’Athènes : celui de s’imposer en +100 kg. S’il n’y parvint que le temps d’un Tournoi de Paris 2007 (où Teddy Riner se classa troisième, sans que les deux hommes ne s’affrontent), la démarche a suffisamment marqué son époque pour que son écho parvienne jusqu’au staff nippon de ces JO 2024.

Le concept-maître de cette finale ? Le dépassement de fonction. Aligner Natsumi Tsunoda, championne olympique et triple championne du monde, certes, mais des -48 kg, pour faire face à la Française Sarah-Léonie Cysique, double médaillée olympique individuelle des -57 kg ? Dépassement de fonction. Inscrire Hifumi Abe, double champion olympique, quadruple champion du monde et invaincu depuis cinq ans en -66 kg, face à Joan-Benjamin Gaba, vice-champion olympique des -73 kg ? Dépassement de fonction. Faire le pari de Rika Takayama, 29 ans, cinquième en -78 kg et aucune participation aux championnats du monde, pour tenter de faire douter Romane Dicko, 24 ans, championne du monde, quadruple championne d’Europe et double médaillée olympique individuelle des +78 kg ? Dépassement de fonction. Maintenir la -63 kg Miku Takaichi, peut-être la seule Japonaise dans l’histoire à faire zéro médaille individuelle en trois participations aux JO, pour tenter d’éteindre en -70 kg l’aura de sa Nemesis des -63 kg Clarisse Agbegnenou ? Dépassement de fonction. Aligner qui que ce soit, en l’occurrence Tatsuru Saito, en face de Teddy Riner ? Dépassement de fonction. Quant à Sanshiro Murao, le seul à avoir un bilan positif de 3-0 face à son vis-à-vis du jour, le -90 kg Maxime-Gaël Ngayap Hambou ? C’est précisément dans cet impératif victorieux que se situe là aussi l’exigence de dépassement de fonction. La suite a été racontée en long, en large et en travers mais sans doute rarement avec autant d’emphase contagieuse que de la bouche de Gévrise Emane et Morgan Maury sur RMC.

 

 

Deux images qui resteront ? La golden de Joan-Benjamin Gaba, dos au mur face à la légende Hifumi Abe, brisant une barrière mentale collective et justifiant la foi en lui depuis des années et contre vents et marée de l’entraîneur Baptiste Leroy, le temps d’une célébration qui chavira la France entière aussi intensément que la volée de Kylian Mbappé qui amena le 2-2 face à l’Argentine en finale de la Coupe du monde 2022 de football. L’autre image est celle de l’impatience des douze protagonistes à en découdre à nouveau au moment d’attendre debout alignés sur le tapis, les yeux des uns dans les yeux des autres, le résultat de la roulette numérique à la neutralité présupposée, actionnée sur l’écran géant d’une Arena Champ-de-Mars en fusion, désignant quelle catégorie était appelée par Dame Destinée à y retourner, le temps d’un golden score de la muerte. Ce fut celle des +90 kg. Celle du taulier de 35 ans face à son cadet de treize années qu’il venait de dominer par ippon au terme d’un étouffant golden score. L’illustration parfaite de l’adage de ces mantras de Jigoro Kano tels qu’ils sont rapportés dans la Bible Le Judo, école de vie de Jean-Lucien Jazarin : « Toute victoire qui n’entraîne pas la transformation du partenaire, n’est qu’une apparence et une illusion. Vaincre sans convaincre n’est rien. » Teddy Riner est assez constant dans son message depuis dix-huit saisons à présent. L’équipe de France par équipes mixtes l’est également depuis deux olympiades. Le Guadeloupéen prit une fois de plus ses responsabilités. Le ippon fut à nouveau le tarif, entraînant une liesse collective immense et l’expression, une fois encore, de l’infinie dignité nippone, les six battus prenant le soin de saluer en ligne le tapis en sortant malgré les réserves que tout battu peut légitimement nourrir vis-à-vis de l’arbitrage contemporain, a fortiori dans un climat aussi passionné. Le reste ? L’ovation sur le podium pour Gaba (mérité) et Saito (méritant), les polémiques sur les réseaux sociaux sur l’absence de « diversité » (entendre : blanche) de l’équipe de France 2024 – quid alors de celle du Japon ? Tout cela n’est pas très important et relève davantage du temps long du sociologue et de l’historien que du journalisme du moment présent. L’important est que trois femmes, trois hommes, deux entraîneurs et leurs homologues japonais en miroir et en fierté se soient donnés la main pour essayer, apportant ce faisant un peu de joie, de liant et d’unité à un pays et une époque qui en avaient bien besoin. Le reste, tout le reste, est anecdotique. –  Anthony Diao. Photo d’ouverture : Tamara Kulumbegashvili – IJF/JudoAKD.

 

 

 

 

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