Né le 7 avril 1989 à Pointe-à-Pitre (Guadeloupe), Teddy Riner est le judoka le plus titré depuis 2007 que les championnats du monde s’avèrent annualisés, année de la première de ses quatorze couronnes individuelles planétaires à ce jour – trois aux JO, onze en championnats du monde, en sus de ses cinq sacres européens en autant de participations.
Au printemps 2024, à l’approche des JO de Paris, toute la planète judo rêve de voir ce champion devenu plus large que son sport se frotter aux deux seuls autres rivaux qui semblent sur le papier à la mesure de sa demesure : le Tchèque Lukas Krpalek, de un an et demi son cadet et lui aussi titulaire à cet instant de deux titres olympiques individuels, et le Russe Inal Tasoev, vingt-six ans, qui enchaîne les dunks à chaque sortie depuis le début de l’olympiade et n’a pas manqué un podium depuis 2019. Las, pour des raisons différentes, aucun des deux ne sera au rendez-vous face au « boss de fin du game ». Tant pis pour les puristes. Tant mieux pour la légende. Retour sur ces rendez-vous manqués dont le temps dira s’ils le resteront à jamais. – JudoAKD#029.
En domptant successivement l’Émirati Magomedomar Magomedomarov, le Géorgien Guram Tushishvili, le Tadjik Temur Rakhimov et le Coréen Kim Min-jong, Teddy Riner remporte le 2 août 2024 à Paris le troisième titre olympique individuel de sa colossale carrière. Huit ans après le deuxième, douze ans après le premier et seize ans après son podium pékinois. Une longévité à cheval sur trois décennies que seule, sur la même période, la +78 cubaine Idalys Ortiz a été en mesure d’effleurer. Elle qui, native de 1989 comme le Français, était présente sur la boîte olympique en 2008, 2012, 2016 et 2021 (mais pour un « seul » titre), doit céder cette fois dès le deuxième tour à Paris, victime autant de la tonicité musculaire de la Serbe Milica Zabic que de deux olympiades de débandade du judo cubain depuis la retraite puis la disparition de l’emblématique entraîneur Ronaldo Veitía Valdivié (1947-2022).
Ce vendredi-là à l’Arena Champ-de-Mars, Teddy Riner domine de la tête et de ses larges épaules une catégorie des +100 kg qu’il se sera appliqué à progressivement ré-intimider au fil de l’olympiade, après un (relatif) trou d’air de deux saisons au moment du confinement qui avait permis à certains rivaux d’éventuellement prendre la confiance… Déclaré battu à quatre reprises entre le 9 février 2020 et le 26 novembre 2022 – dont la dernière, par équipes de clubs en Géorgie face à son turbulent héritier Guram Tushishvili, sera finalement annulée a posteriori suite à une erreur manifeste d’arbitrage passée inaperçue dans le bruit et la fureur de la salle locale -, le Français avait pu un temps sembler rattrapé par ce double engloutisseur de carrières que sont l’usure des années et la sensation de satiété. Or c’est précisément sur ce dernier point que Riner et son entourage vont axer sa remontada Tokyo-Paris. Comment être repu en n’ayant « que » deux titres olympiques individuels à trente-trois ans, contre dix titres mondiaux ? Preuve de cet enclenchement : en mai 2023 à Doha, et là aussi à l’issue d’une finale abondamment commentée, le Français remporte son premier or mondial depuis six ans. Mais, surprise, il doit cette fois le partager.
Ce jour-là au Qatar, la finale l’oppose au Russe Inal Tasoev, probablement le plus consistant +100 kg de l’olympiade avec son compatriote, le « maître cube » Tamerlan Bashaev. Un judo de velours, tout en toucher et en sensations. Ses impacts, pourtant visuellement énormes, semblent toujours ouatés, comme cuits à l’étouffée. L’homme ne plaque pas. Il couche, il allonge, il dépose. De loin, on jurerait qu’il câline. À Doha, le protégé de l’ancien champion olympique Arsen Galstyan se voit l’espace de quelques secondes champion du monde, ayant contré dans le temps additionnel une attaque mal ficelée du Français d’un enroulé comme il en a déjà passé des centaines à l’entraînement et comme quelques autres quasi identiques ont déjà été validés les jours précédents sur ces mêmes championnats. Sauf que l’arbitre central, cette fois, ne moufte ni ne demande l’analyse vidéo.
Le combat reprend et, comme en 2017 aux mondiaux de Budapest lorsque Guram Tushishvili fut pas loin de le balayer en début de golden score, Teddy Riner embraie dès la séquence suivante sur son fameux « pourri-waza », un truc à lui qu’il a baptisé ainsi en 2014 aux Europe de Montpellier. Une sorte de déblayage façon feu Jonah Lomu lorsque le All Black envoyait en touche et le ballon et son porteur Rory Underwood lors de cette fameuse demie Nouvelle-Zélande-Angleterre de la Coupe du monde de rugby 1995 traversée façon Caterpillar. Un geste d’épaviste, répertorié nulle part mais totalement valable, et qui sauve cette fois encore le vétéran français, si souvent décisif dans le money time… Quelques jours plus tard, pourtant, la Fédération internationale de judo revient sur sa décision initiale (et donc sur l’argumentaire déroulé en direct lors des débriefs à chaud sur Ippon TV par Daniel Lascau, directeur de l’arbitrage mondial) pour finalement co-attribuer ce titre mondial aux deux combattants. C’était le troisième affrontement entre les deux hommes. De loin le plus serré.
Ayant repris son implacable marche en avant qu’il ponctue en avril 2024 à Zagreb par un deuxième titre de champion d’Europe en quatre saisons, Inal Tasoev est à l’approche des JO de Paris l’épouvantail avec un grand E. Le mec calme, confiant et méthodique que personne ne souhaite affronter. La crainte qu’il inspire est telle qu’il se murmure un temps que Teddy Riner mais aussi le Japonais Tatsuru Saito sont prêts à aller jusqu’à cocher sur leur feuille de route une ultime sortie au Pérou, malgré le jet lag et pour une poignée de points à la ranking. L’objectif ? Se brûler mutuellement la politesse, chacun laissant le soin à l’autre d’avoir le privilège d’aller s’empalucher l’ours ossète dès les quarts-de-finale aux JO. Au final, seul le Japonais ira.
Et puis la géopolitique du sport s’en mêle. Le 28 juin 2024, au regard du conflit armé en Ukraine, le Comité international olympique impose des critères si drastiques à la participation des athlètes russes et biélorusses aux JO que les instances de tutelle de ces derniers préfèrent en rester là. Pas de Tasoev donc, même s’il passera discrètement une tête en tribunes pour venir encourager son vieil ami le Grec Théodoros Tselidis, né russe sous le patronyme de Fédor Celidi et futur troisième des -90 kg. À son retour au pays, Tasoev confie même à une chaîne locale avoir effectué un tour en salle d’échauffement, et y avoir été salué notamment par des membres du staff de Teddy Riner mais pas par ce dernier. Une inattention qui ne surprend pas pour qui connaît la bulle d’extrême concentration dans laquelle s’enferme l’ultra-sollicité Guadeloupéen lorsqu’il est en mode jour J, mais qui aura meurtri le champion d’Europe en titre, eu égard à la douleur sourde et muette qui était déjà la sienne d’avoir été privé de ce pinacle pour raisons extra-sportives, a fortiori au vu du niveau qu’il avait affiché sur l’ensemble de l’olympiade – un niveau stratosphérique qu’a tutoyé également son compatriote Matvey Kanikovskiy, autre grand absent chez les -100 kg cette fois, dont le retour en lévitation en décembre au Grand Chelem de Tokyo a laissé songeur nombre d’observateurs quant à la hiérarchie finale du classement des nations aux Jeux si, ne serait-ce que ces deux-là, avaient été autorisés à fouler les tatamis parisiens l’été dernier.
À Paris ce 2 août 2024, le Tchèque Lukas Krpalek s’avance pour sa part en tenant du titre. En double tenant du titre, même, lauréat des +100 kg en 2021 mais aussi des -100 kg en 2016. Depuis la retraite fin 2022 du Japonais Shohei Ono, vainqueur des -73 kg à Rio puis à Tokyo, il est le seul judoka du circuit à avoir arboré un dossard doré tout au long de ces huit années-là… Pour déjouer les attentes, le protégé de Petr Lacina relève un défi inédit : en janvier 2023, il annonce viser une qualification dans ses deux catégories de prédilection. En réalité, le défi ne durera que huit mois, une ultime descente en -100 kg en août pour les Masters de Budapest l’ayant fait toucher aux limites de ce yo-yo organique.
N’empêche : avec ce challenge sans équivalent, le Tchèque s’est épargné les attentes excessives liées à son rang. Comment lui reprocher de ne pas performer en +100 kg puisqu’il se réserve aussi pour les -100 kg ? Comment ne pas être tout le temps au top en -100 kg puisqu’il en garde sous la semelle pour de prochaines échéances en +100 kg ?
Avancer masqué aux yeux de tous est une stratégie d’une intelligence rare… jusqu’au jour J. Car le jour J, le classement mondial compte. Et ne pas avoir joué le coup à fond sur l’olympiade a un effet boomerang, celui du risque d’un tirage au sort difficile et précoce. C’est le cas ce 2 août à Paris. Après un premier tour de chauffe face au Néerlandais Jelle Snippe, Lukas Krpalek bute sur un os à la moëlle particulièrement charpentée : le Japonais Tatsuru Saito, 160 kg les jours de jeûne, déterminé à cet instant de la journée à ce que rien ni personne ne se glisse entre lui et « l’ennemi national » Teddy Riner, serial démoralisateur de Nippons en grands championnats depuis cinq olympiades. L’obstacle est trop lourd, trop tôt, même pour un champion qui a remporté en carrière tous les titres qui comptent dans deux catégories successives. Il ne peut parer le uchi-mata du sculptural Japonais. Pour la première fois en quatre JO – il s’était classé septième à Londres et en avait fait l’an 1 de sa mue mentale à venir -, le Praguois ne verra ni les quarts ni les repêchages.
« J’ai quitté les Jeux déçu car je savais que j’en avais encore sous le pied » confie-t-il début décembre à son compatriote Petr Kaderabec. « Je prends souvent Tatsuru Saito lors des stages au Japon et je sais que c’est un adversaire qui peut définitivement être battu. » Un moment lui a tout de même mis les larmes aux yeux, poursuit-il face à la consoeur Lucie Vyborna : « Mon fils de huit ans m’a glissé à l’oreille que ce n’était pas grave si je ne remportais pas de troisième médaille d’or olympique et que c’est lui, plus tard, qui la remporterait ». L’automne venu, le Tchèque fait le choix de se ressourcer en allant couper du bois bénévolement pour des personnes âgées ou pêcher du gros aux Seychelles. Il renfile le judogi en début d’année à l’occasion de l’incontournable stage autrichien de Mittersill, déterminé à faire bonne figure en juin aux mondiaux de Budapest, là où, douze ans plus tôt, il avait remporté son premier titre continental sénior. Là aussi où Inal Tasoev avait annoncé la couleur pour la décennie à venir en remportant en octobre 2020 le premier Grand Chelem post-confinement. Là enfin où, en septembre 2017, Guram Tushishvili et Teddy Riner avaient livré le premier chapitre de leur électrique rivalité. L’âge et le poids ne sont que des chiffres. Le judo, lui, est un cercle. – Anthony Diao, hiver 2025. Remerciements : Angelina Biktchourina. Montages : Thomas Eustratiou-Diao. Photos d’ouverture : ©Paco Lozano/JudoAKD.
Lire aussi, en français :
- JudoAKD#001 – Loïc Pietri – Le franc Français
- JudoAKD#002 – Emmanuelle Payet – Cette île en elle
- JudoAKD#003 – Laure-Cathy Valente – Lyon, troisième génération
- JudoAKD#004 – Retour à Celje
- JudoAKD#005 – Kevin Cao – La parole aux silences
- JudoAKD#006 – Frédéric Lecanu – Voix sur son chemin
- JudoAKD#007 – Shin Gi Tai – (Hier) AUJOURD’HUI (Demain)
- JudoAKD#008 – Annett Böhm – De l’autre côté
- JudoAKD#009 – Abderahmane Diao – Infinité de destins
- JudoAKD#010 – Paco Lozano – Le combat dans l’oeil
- JudoAKD#011 – Hans Van Essen – Monsieur JudoInside
- JudoAKD#012 – Judo aux JO 2024 – J1/8
- JudoAKD#013 – Judo aux JO 2024 – J2/8
- JudoAKD#014 – Judo aux JO 2024 – J3/8
- JudoAKD#015 – Judo aux JO 2024 – J4/8
- JudoAKD#016 – Judo aux JO 2024 – J5/8
- JudoAKD#017 – Judo aux JO 2024 – J6/8
- JudoAKD#018 – Judo aux JO 2024 – J7/8
- JudoAKD#019 – Judo aux JO 2024 – J8/8
- JudoAKD#020 – Après les Paralympiques – Post-scriptum.
- JudoAKD#021 – Benjamin Axus – Toujours vif
- JudoAKD#022 – Romain Valadier-Picard – La prochaine fois, le feu
- JudoAKD#023 – Andreea Chitu – Nos meilleures années
- JudoAKD#024 – Malin Wilson – Venir. Voir. Vaincre.
- JudoAKD#026 – Amandine Buchard – Le statut et la liberté
- JudoAKD#027 – Norbert Littkopf (1944-2024), par Annett Boehm
- JudoAKD#028 – Raffaele Toniolo – Bardonecchia, en famille
JudoAKD – Instagram – X (Twitter).