Shin Gi Tai – (Hier) AUJOURD’HUI (demain)

Retour sur la distinction obtenue en juin 2024 par un court-métrage de collégiens lyonnais qui s’appuie sur le judo pour faire passer un message d’augmentation de soi. – JudoAKD#007.

 

Casque sur les oreilles, parka-capuche et Eastpak sur les épaules, une silhouette progresse de dos sous les néons d’un couloir au son d‘’Enemy’ d’Imagine Dragons. Sommes-nous dans la scène d’ouverture de l’Ali de Michael Mann ? Au milieu de la franchise Creed ? En introduction d’un clip urbain signé Leïla Sy, Dave Free, Chris Macari ou Romain Gavras et la clique Kourtrajmé ? Non. Nous sommes aux premières secondes de Shin Gi Tai, Unité de l’esprit, du corps et de la technique, Prix des élèves de la catégorie Sport de la quatrième édition du Festival national du film scolaire. Le court-métrage est projeté lundi 10 juin 2024 à l’Institut Lumière de Lyon, sous les yeux d’un jury co-présidé par Eugénie Duffort, proviseure du lycée Lacassagne et du lycée professionnel du Premier Film, et Nelson Monfort, journaliste polyglotte ayant tiré avec émotion sa révérence la veille à Roland-Garros. Le film a été écrit, réalisé et interprété par les élèves du Club cinéma du collège Marcel Dargent, un établissement du troisième arrondissement de Lyon qui jouxte l’Institut et grogne parfois en octobre lorsqu’il doit priver pour quelques semaines lesdits élèves de leur terrain extérieur de basket et de handball pour permettre au prestigieux voisin de dresser un chapiteau dans le cadre du Festival Lumière. Sur 6’59, Shin Gi Tai conte l’histoire d’un collégien asticoté par ses pairs qui, grâce au judo, va se révéler à lui-même. Une approche en plein dans la thématique sportive voulue en cette année olympique, qui vise à « mettre en lumière des valeurs de solidarité, d’émotion et de dépassement de soi. »

La projection de ce lundi matin est introduite par Hélène Dussart, coordinatrice des actions pédagogiques et sociales à l’Institut Lumière, et Sylvain Loscos, enseignant, scénariste, réalisateur, fondateur et directeur d’un festival marrainé cette année par la réalisatrice et comédienne Emmanuelle Bercot. Les deux maîtres de cérémonie rappellent l’objectif affiché du festival, à savoir « développer l’éducation à l’image dans les établissements et la créativité des élèves autour d’un évènement fédérateur, motivant et de qualité ». Deux-cent quinze oeuvres ont été reçues cette année, toutes catégories confondues, envoyées par 188 établissements français. La plupart viennent de la région et de métropole mais certaines sont en provenance de lycées français du Cameroun, du Maroc, des États-Unis, du Mexique ou du Brésil. Vingt-huit d’entre elles ont passé le cut de la sélection, seize pour la catégorie Coup de coeur, sans contrainte de thème ni de durée, et douze pour la catégorie Sport, avec une contrainte de thème et de durée.

Pétris d’envie de bien faire et d’imperfections adolescentes telles qu’elles ont savoureusement été documentées ces dernières années dans les albums BD de Riad Sattouf, les courts-métrages de cette section Sport font la part belle aux génériques qui rendent justice et aux messages axés développement personnel. « C’est à toi de construire ta vie » scande l’un. « Yesterday, NOW, tomorrow » affiche le T-shirt d’une autre. Dans Ce qu’ils pensent, futur Grand Prix du jury de cette édition 2024, il y a cette adolescente dont les yeux crient football et dont la bouche, par convention sociale, dit danse. Il y a son double inversé, ce jeune garçon qui lorgne vers la danse mais dont les codes culturels et surtout les froncements de sourcils paternels ont dit football, alors ce sera football. Et il y a cet autre père et cet autre fils qui franchissent ensemble la ligne d’arrivée après 164 km et 17 h 44 de trail sur les reliefs de La Réunion, le père boîtant très bas et s’appuyant sur son rejeton pour franchir la ligne, comme un clin d’œil en miroir à la séquence devenue virale du sprinteur britannique Derek Redmond terminant en larmes sa demi-finale du 400 m plat des Jeux de Barcelone, soutenu bras dessus, bras dessous par son père Jim.

Extrait d’un entretien avec Cyrille Maret paru à l’automne 2017 dans le bimestriel français L’Esprit du judo, un an après le bronze olympique du -100 kg tricolore. ©JudoAKD

Et puis il y a Shin Gi Tai. Le scénario a été bâti collectivement par les élèves du club Cinéma du collège Dargent. « Il y a d’abord eu un brainstorming puis un travail de synopsis en petits groupes » expliquent Rodolphe Gueldry et Arnaud Mattéi, les professeurs d’anglais et d’arts plastiques qui ont encadré cette œuvre regroupant une quinzaine d’élèves de la 5e à la 3e. « Au prix de nombreuses heures, le scénario a enfin émergé lorsque nous avons décidé de mettre le judo comme sport et support du court-métrage. » Il faut dire que le collège Dargent compte parmi ses enseignants en EPS l’expérimenté Jérôme Muller. L’ancien 1e division est de la génération dorée de l’ADJ21 dont Cyrille Maret, médaillé olympique 2016 et quintuple médaillé européen des -100 kg, nous déclara en 2017 à Budapest dans un entretien paru dans le bimestriel français L’Esprit du judo (cf. ci-contre) qu’il faisait partie de ces rugueux aînés qui, par leur intransigeance, l’avaient aidé à passer des caps. Désormais rangé des voitures, Jérôme Muller reste tout de même l’un des judokas les plus respectés des tatamis lyonnais depuis son installation dans la région à la rentrée 2004. Pour l’anecdote, l’homme fait quarante kilomètres aller-retour chaque jour ou presque en vélo à assistance électrique pour relier son domicile familial des monts du Lyonnais à son établissement scolaire. Qu’il pleuve, qu’il vente, qu’il neige ou que ses engagements professionnels le conduisent à commencer tôt ou à finir tard. Responsable de la section judo du collège, il a beau se dire « quelque peu rouillé » lorsqu’il se lance pour le plaisir en randori, l’ancien disciple de Nour-Eddine Hadj reste solidement ancré sur le tapis. Dur sur les tibias, vif sur les pognes et foudroyant lorsqu’il lance ses seoi inversés ou seoi tout court, aussi bien à gauche qu’à droite puisque « à Dijon nous avons appris à lancer chaque technique des deux côtés. »

« Si les élèves ont élaboré par eux-mêmes le synopsis, le storyboard et les dialogues du film, le déclic concernant la chute de l’histoire est venu d’une anecdote de M. Muller », dévoile Rodolphe Gueldry. Le Bourguignon en est en effet venu à raconter l’émouvante accolade entre la Française Clarisse Agbegnenou et la Slovène Tina Trstenjak en finale des JO de Tokyo. Après des années à se tirer la bourre sur nombre de finales continentales ou planétaires du circuit, les deux taulières des -63 kg s’étaient livrées ce 27 juillet 2021 à une revanche de leur première finale olympique ensemble, cinq ans plus tôt à Rio. Cette fois la pièce retomba du côté de la Française qui, toute en gratitude et respect mutuel mêlés, fondit en larmes et souleva de terre sa rivale comme pour l’associer davantage encore à cette joie rendue profonde par l’ampleur du barbelé mental que lui avait donné à retordre la Slovène de Celje au fil des années.

Le harcèlement scolaire ? Dans le vestiaire, Daouda est taquiné pour son prénom, ses lunettes ou son T-shirt de Mandalorian. En cours de handball, ses camarades le canardent à bout portant. Au moment du salut (sur les mêmes tatamis où évolue le Dojo Olympic de Laure-Cathy Valente le reste de l’année), Jérôme Muller le présente à sa vingtaine d’élèves. Les jeux de regards s’accompagnent de gloussements moqueurs d’un côté et de cette légère appréhension de l’autre, que connaissent tous les mômes appelés à changer d’établissement, de ville voire de continent en cours d’année. « Fraternité et sincérité, annonce l’enseignant. Vous devez soumettre l’autre avec force, technique et esprit. La force mentale : Shin Gi Tai. Donc faites-vous plaisir, mettez des beaux ippons, et accueillez-le comme il se doit. » Uchi-komi, démonstration technique et ainsi de suite comme dans tous les dojos du monde… jusqu’à ce que le hasard des rotations mette Daouda en face de Mohammad, qui le toise avec un regard narquois depuis son arrivée. Le randori est disputé. Daouda y laisse sa cheville droite.

La suite ? La suite est l’écueil qui guette tous ceux que leur corps a un jour fait rester sur la touche. La tentation du canapé, du scrolling avachi et des Kinder Country. Ce sont pourtant des vidéos qui vont faire réagir Daouda. Des combats de Clarisse Agbegnenou, encore elle, visionnés sur son PC. L’attitude droite, ferme et décidée de la sextuple championne du monde française lui montre un chemin. Il se redresse, retourne au dojo assister depuis les gradins aux séances de ses camarades, renfile le judogi dans sa chambre, enchaîne les pompes et les abdos, va trottiner dans le quartier façon Rocky Balboa… Et puis vient l’heure de la reprise. Une compétition dans la grande salle de la Maison du judo, cette fois. Le scénario est cousu de fil blanc mais efficace : chacun de leur côté, Mohammad et Daouda ne font qu’une bouchée des adversaires qui les séparent l’un de l’autre. Les retrouvailles des deux ceintures marron sont cadrées serrées, rythmées par le bien placé ‘Turn the Page’ de The Streets. Le combat est engagé mais équilibré. Le pion peut partir d’un côté comme de l’autre. Et puis, comme une récompense pour le cheminement intérieur raconté par le film, c’est Daouda qui place l’ultime contre décisif. Les deux rivaux restent ensuite allongés un moment sur le dos, essorés, le regard au loin vers le plafond du grand dojo… comme Clarisse Agbegnenou et Tina Trstenjak en finale des JO de Tokyo. Puis, eux aussi, ils finissent par se tourner l’un vers l’autre. Ils se relèvent mutuellement, se donnent l’accolade et se séparent en souriant. Comme disait l’écrivain malien Amadou Hampaté Bâ (1901-1991) : « Si tu penses comme moi, tu es mon frère. Si tu ne penses pas comme moi, tu es deux fois mon frère car tu m’ouvres un autre monde. » Entre Daouda et Mohammad, ce n’est peut-être pas encore une amitié, mais quelque chose dans leur regard dit que la graine d’un respect potentiellement durable vient d’être plantée. Les judokas du quotidien savent ces moments où les masques tombent et où l’autre est perçu comme bien plus qu’une équation à comprendre et à résoudre. Le judoka d’en face, c’est d’abord un complément de soi. – Anthony Diao, été 2024. Photo d’ouverture ©DR.

 

 

 

 

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