Une histoire de violence(s)

Au Sénat puis à huis clos. Le week-end de la Toussaint 2025 se sont tenus à Paris deux moments marquants pour qui a déjà été amené à écrire et réfléchir sur la thématique des violences dans le sport en général et au judo en particulier. En fil rouge de ces quarante-huit heures intenses via son association Artémis Sport, le septième dan Patrick Roux livre ici en conclusion sa synthèse du jour d’après d’un engagement rendu inévitable au regard des faits exposés. Son mantra ? Il l’a entendu récemment de la bouche d’une ministre : « Travailler à une vérité partagée, et avoir du courage ensemble.«  Attention, article long. – JudoAKD#046.

 

 

 

 

Une version en anglais de cet article est disponible ici.

 

 

 

 

« Un enfant, ça devient adulte que si tu lui laisses le temps – et c’est navrant » rappe en connaissance de cause MC Jean Gab’1 en 2003 dans son album Ma vie. Le musculeux soliste à la gouaille de titi parisien a alors trente-six ans dont sept passés en prison entre la France et l’Allemagne, ainsi qu’il le racontera plus en détail par la suite dans deux essais parus aux éditions Don Quichotte. Deux déluges d’anecdotes tout sauf anecdotiques qui n’excusent rien mais donnent à comprendre un engrenage : Sur la tombe de ma mère en 2013 et À l’Est en 2015… Son morceau de 2003, transcendé par une boucle grasse et eighties du trop rare Ol’Tenzano, relate une adolescence, la sienne, passée à la DDASS (Direction départementale des affaires sanitaires et sociales). L’institution est supposée protéger des profils comme le sien des séquelles d’une sortie d’enfance chaotique. D’évidence, son expérience ne fut pas bonne. En souvenir de certains aînés et éducateurs borderline, il lâche même ce conseil de survie entre deux douches collectives et trois lits superposés propices aux agissements problématiques discrets : « Ton meilleur ami est ta fourchette ».

 

 

 

Autre gare, même train. « Je crois que mon cœur était celui d’une vieille dame et que je me sens aujourd’hui plus jeune qu’à l’époque, oui ». Celle qui nous répond cela au printemps 2013 est la judokate américaine Kayla Harrison. Championne du monde juniors en 2008, championne du monde séniors en 2010, l’élève des Jimmy Pedro père et fils et coéquipière de Marti Malloy et Travis Stevens a alors vingt-deux ans mais sa maturité vaut bien le double. Elle revient au cours de cet entretien sur un acte fondateur qu’elle a posé quelques mois plus tôt.

Le 8 novembre 2011 en effet, le quotidien USA Today publie un long portrait d’elle. La -78 kg y révèle avoir été abusée sexuellement entre ses treize et ses seize ans par son ancien entraîneur Danny Doyle. Cette confession est accordée à l’expérimentée journaliste Vicki Michaelis sans autre calcul que celui de la sincérité. « Parce qu’elle a posé la question et parce que je lui ai accordé ma confiance. Beaucoup de personnes n’osaient pas en parler ou amener la discussion sur ce terrain. Elle, elle l’a fait. Je ne l’avais jamais rencontrée avant mais j’avais décidé que le moment était venu. Je voulais parler et elle savait écouter. »

La nuit précédant la parution de l’article, Kayla est en stage au Japon. « J’étais hyper nerveuse. Je comptais les jours. Ma chance a été d’être alors dans un cycle d’entraînements très durs. Je rentrais épuisée et n’avais d’autre choix que de dormir, même si le sommeil de cette nuit-là ne fut pas très réparateur… »

Le jour J, décalage horaire oblige, elle est au dortoir avec Marti Malloy lorsque son nom apparaît en gros sur l’écran. « Je lisais l’article sur mon ordinateur et j’en tremblais presque. C’est très dur d’être loin de ses bases le jour où tu dévoiles quelque chose d’aussi intime… J’avais si peur d’être jugée. Heureusement Marti ne cessait de me répéter que j’avais fait le bon choix. Elle me disait que j’avais fait preuve de courage et de force, que cela pourrait aider d’autres personnes à parler… Ses mots m’ont fait du bien. Mon sommeil a été paisible cette nuit-là. »

Neuf mois après ce coup de tonnerre, Kayla Harrison pousse la résilience jusqu’à devenir à Londres la première championne olympique de l’histoire du judo états-unien. Quatre années plus tard – quatre années parsemées d’autres coups du sort personnels dont beaucoup ne se seraient pas relevés – elle conserve son titre aux Jeux olympiques de Rio. Puis décide de tirer sa révérence là-dessus, à vingt-six ans (elle se tournera plus tard vers le MMA, avec un succès identique). « Je pars heureuse de ce que j’ai accompli en judo, nous confie-t-elle à l’époque, la voix encore enrouée par les émotions traversées. Il est temps pour moi de poursuivre cette œuvre au-delà du tapis et, pourquoi pas, d’essayer de changer le monde. Que chaque adolescent comprenne un jour que, au bout du tunnel, il y a parfois une médaille d’or – voire même deux. »

 

Kayla Harrison
Rio de Janeiro, 11 août 2016. Une seconde médaille d’or olympique qui vient de loin pour l’Américaine Kayla Harrison. ©Paco Lozano/JudoAKD

 


 

J1/2 – Un temps pour tomber, un temps pour se relever.

Paris, Palais du Luxembourg, vendredi 31 octobre 2025. La salle Médicis du Sénat accueille un colloque consacré aux violences dans le sport, sous-titré « Où en est-on, un an après les Jeux olympiques et paralympiques de Paris et la sortie du rapport sur les défaillances dans le monde sportif ? » Il est coordonné par Véronique Guillotin, sénatrice de Meurthe-et-Moselle, par ailleurs médecin de formation et troisième dan de judo. L’animation est assurée par Muriel Réus, présidente de l’association Femmes avec…, membre du Haut-Conseil à l’Égalité entre les femmes et les hommes et co-présidente de la commission Lutte contre les stéréotypes et la répartition genrée des rôles sociaux. « Le sport, dans l’imaginaire collectif, incarne la force, la loyauté, le respect des règles et du corps. Mais il est aussi, encore trop souvent, le théâtre d’inégalités, de violences physiques, morales, sexuelles, qui abîment des vies, des ambitions, des talents« , délimite-t-elle d’entrée.

Marina Ferrari, ministre des Sports, de la Jeunesse et de la vie associative depuis le remaniement ministériel survenu trois semaines plus tôt, déclare effectuer là sa toute première prise de parole publique sur ce sujet. Elle est la première des quinze intervenants qui se succèderont face à l’hémicycle feutré aux cent vingt-sept places quasi toutes occupées, le temps notamment de deux tables rondes et d’un (trop) court intermède juridique. « Remplir la salle Médicis un vendredi après-midi, j’ai pas vu ça souvent et ça fait vingt-trois ans que je suis au Sénat, d’une façon ou d’une autre » commentera plus tard Olivia Richard, sénatrice représentant les Français établis hors de France, membre de la délégation aux droits des femmes et à l’égalité des chances entre les hommes et les femmes.

 

La sénatrice Véronique Guillotin et la ministre Marina Ferrari. ©René Hamon – Cabinet VG – Thomas Eustratiou-Diao/JudoAKD

 

Rappel de la création en décembre 2019 de la cellule de signalement Signal-Sports (« 2 062 signalements traités par les services départementaux, 992 mesures administratives prises par les préfets de Département pour écarter les personnes mises en cause« ), contrôles d’honorabilité (800 mesures d’incapacité prononcées sur 4,2 millions de vérifications effectuées, selon la ministre), prévention, formation, enjeux paritaires depuis la loi du 2 mars 2022 : la multiplication des prises de parole et des articles sur cette thématique depuis le tournant de l’hiver 2020 rend familiers aux oreilles ces termes jadis réservés aux quatre murs des ministères et des directions départementales. Les deux mots d’ordre ? « Comprendre et agir » cadre la sénatrice Véronique Guillotin.

L’hiver 2020 ? Il aura été marqué coup sur coup par la parution fin 2019 du Revers de la médaille, une enquête de Daphné Gastaldi et Mathieu Martinière du collectif de journalistes Disclose, recensant sur huit mois soixante-dix-sept affaires dans vingt-huit disciplines sportives, puis le lancement coordonné avec sa co-autrice Emmanuelle Anizon de l’hebdomadaire L’Obs du livre Un si long silence de Sarah Abitbol, paru aux éditions Plon. L’ancienne médaillée européenne et mondiale de patinage artistique y relatait les viols infligés à l’adolescence par son entraîneur, et les réactions façon les trois singes (rien dit, rien vu, rien entendu) des instances une fois sollicitées.

 

Daphné Gastaldi et Mathieu Martinière au Club de la presse de Lyon le 29 janvier 2020. ©Anthony Diao/JudoAKD

 

Semaine après semaine, comme un remake de la traînée de poudre #MeToo dans le monde du cinéma à l’automne 2017, les langues commencent à se délier d’une discipline à l’autre. Le trauma est collectif, protéiforme, considérable. La facture humaine, d’évidence, couvait. Elle est exponentielle. Il apparaît vite impensable de la renvoyer au triangle des Bermudes où elle était contenue jusqu’alors. Daphné Gastaldi, lors d’une intervention fin janvier 2020 au Club de la presse de Lyon, dresse un parallèle entre le monde du sport et celui de l’Église, sur lequel son collectif avait aussi enquêté plusieurs années auparavant. « Dans les deux cas, la figure du prêtre, comme celle de l’entraîneur, constituent ces figures d’autorité auxquelles les parents confient leur enfant en toute confiance. La trahison de cette confiance et le déni général qui l’entoure sont un autre point commun aux deux enquêtes que nous avons successivement menées. »

Le confinement, et le retour sur soi qu’il impose, décuplent encore l’élan qui s’amorce. C’est à ce moment que les premiers échanges sur cette thématique avec Patrick Roux débutent. Il y a longtemps que l’ancien champion d’Europe de judo, entraîneur successif sur trois décennies des équipes de France, de Grande-Bretagne et de Russie, est en désaccord avec des pratiques observées au gré des milliers de tatamis qu’il a foulés. Ces dysfonctionnements, il veut qu’ils cessent. Or il sait d’expérience que si personne ne s’y colle, rien ne changera. Le système est trop entremêlé, trop consanguin, trop auto-satisfait pour s’y risquer de lui-même. Les premières visios se font également avec Hector Marino et une quatrième personne à la sensibilité à fleur de peau, malheureusement disparue depuis. Ces rendez-vous sont un authentique call-to-action.

De mon côté, je garde en tête un message sibyllin reçu d’un contact japonais. Nous sommes début 2013. Avec les collègues du bimestriel français L’Esprit du judo, nous venons de boucler plusieurs semaines d’enquête autour de l’aggiornamento post-JO de Londres en cours au Japon, pour mettre fin à une culture de la violence et de l’humiliation trop longtemps tolérée dans les dojos de l’archipel. Les témoignages et chiffres recueillis sont sidérants. Les solutions esquissées, une révolution… À la parution de la revue, l’un des nombreux contacts sollicités sur place m’adresse un message qui me hantera longtemps : « Travail extraordinaire. J’espère que vous traiterez le sujet avec la même intensité si un jour de telles affaires venaient à éclater en France. » C’est dit à la Japonaise, sans avoir l’air d’y toucher. Mais c’est dit.

En cet hiver 2020, ces mots me reviennent en tête. La promesse était jusqu’ici intérieure. Le moment est venu de l’honorer. Cela prendra du temps car, comme le théorisait en creux le message de 2013, la frilosité journalistique grandit effectivement avec la proximité géographique des sujets touchy. Les freins rencontrés sont économiques, affectifs. Intimes peut-être, parfois. À chacun ses biais, ses loyautés et ses contingences. Il n’y a pas de pierre à jeter ici.

Les échanges avec Patrick Roux – et bien d’autres -, eux, se poursuivent. Ils sont réguliers, documentés, urgents. Sans retour. Ils aboutiront à la parution, en octobre 2021, d’une longue enquête écrite à quatre mains avec le courageux Guillaume Gendron dans le quotidien français Libération. Un travail nécessaire au regard d’une discipline – le judo – où, comme dans beaucoup d’autres et sous nos latitudes cette fois, trop d’éducateurs confondent rectitude et rigidité, proximité et perversité, pédagogie martiale et verticalité mortifère.

La parution de l’article ouvre une autre boîte de Pandore. Celle des confessions, d’abord à demi-mots puis de plus en plus franchement, d’autres personnes impactées. Hier, avant-hier, il y a trente ans parfois. Des personnes qui ont tout fait pour oublier mais dont les sutures finissent souvent par craquer, a fortiori à force de s’exposer aux témoignages d’autres victimes. Nous autres journalistes sommes dépositaires de ces douleurs-là. Le temps dira si celles et ceux qui nous les ont confiées – et nous les confient encore – se sentent un jour prêt(e)s à faire entendre ces récits terribles à un cercle plus étendu. Pour eux ou pour d’autres. Le cheminement, la décision, tout cela leur appartient. En attendant ils savent que nous sommes là. Et que si nous devons la vérité à nos lecteurs, nous devons aussi veiller à ce que les mots employés ne soient pas des boomerangs. Qu’ils ne soient écrits ni trop tôt, ni trop tard. Écrire juste et le moment venu. En confiance et en conscience. En bref, nous ne les trahirons pas.

 

Salle Médicis, 31 octobre 2025. ©Anthony Diao/JudoAKD

 

En ombre portée de tout débat sur la question, le rapport parlementaire du 19 décembre 2023 rendu au nom de la Commission d’enquête relative à « l’identification des défaillances de fonctionnement au sein des fédérations françaises de sport, du mouvement sportif et des organismes de gouvernance du monde sportif en tant qu’elles ont délégation de service public ». De juillet à novembre 2023, cent-quatre-vingt-treize personnes (victimes, journalistes, représentants de fédérations sportives) ont été auditionnées cent trente heures durant par la présidente Béatrice Bellamy et la rapporteure Sabrina Sebaihi. Un total de soixante-deux recommandations « pour un choc éthique et démocratique » en ont été tirées, visant à mettre fin aux violences, à l’omerta et à l’entre-soi dans le sport. Une amorce bienvenue et rendue juste à temps pour la nation hôte des Jeux olympiques et paralympiques de l’été suivant. Mais une amorce à la portée estimée, depuis, trop confidentielle par nombre d’acteurs impliqués. D’où l’importance de cette piqûre de rappel près de deux ans après la fin des auditions.

 

Catherine Moyon de Baecque et Angélique Cauchy. ©René Hamon – Cabinet Véronique Guillotin – Thomas Eustratiou-Diao/JudoAKD

 

« Vous savez qui je suis. Vous savez ce que j’incarne ». Retour au Sénat. Debout, sans notes, Catherine Moyon de Baecque revient sur la double peine vécue dans sa chair en équipe de France d’athlétisme au début des années quatre-vingt-dix. Les agressions subies. L’impunité des bourreaux. Les suites, visibles et moins visibles. « Sourire devant, souffrir dedans » comme le chantait François Feldman à la même époque. L’antériorité de son témoignage lui vaut le statut plus que symbolique de première athlète française de haut niveau à avoir brisé la loi du silence. « Le sport, ce n’est pas ça », souffle celle qui fut de 2021 à 2025 présidente de la Commission de lutte contre les violences sexuelles et les discriminations dans le sport du Comité national olympique et sportif français (CNOSF), et est aujourd’hui ambassadrice et experte au Conseil de l’Europe pour la protection des enfants dans le sport.

« Je suis cette statistique […] : un enfant sur sept. Une fille sur cinq. Un sportif de haut niveau sur trois. » Celle qui lui succède debout au pupitre de la salle Médicis est Angélique Cauchy. À l’automne 2024, l’ancienne joueuse de tennis a publié Si un jour quelqu’un te fait du mal aux éditions Stock. Un livre écrit « pour les sept millions d’enfants en club ». Pour son fils, aussi. « Pour qu’il ne soit ni victime ni agresseur ». Pour se pardonner de ne pas voir réussi à parler en temps et en heure alors qu’elle était régulièrement abusée sexuellement par son entraîneur de l’époque, son silence ayant indirectement permis à ce dernier de s’en prendre à d’autres adolescentes. « Je sais, mais il nous ramène des titres » sera la seule réponse reçue au moment de mettre le monde adulte dans la confidence… Invitée du Festival Sport, Littérature et Cinéma organisé fin janvier 2025 à l’Institut Lumière de Lyon, la désormais directrice générale de l’association Rebond y était revenue plus en détail sur l’origine de son empêchement : le souvenir de la promesse de son père de « mettre une balle entre les deux yeux à tout personne s’avisant de toucher à un cheveu de ses filles, quitte à aller en taule ensuite ». Un avertissement qui, en dépit de l’apparence surprotectrice de son énoncé, la tétanisera au moment de dénoncer les agressions subies, terrorisée qu’elle était d’imaginer son père finir en prison par sa « faute »… « Je le dois à la petite fille que j’étais et grâce à laquelle je suis encore en vie. […] Et même si je suis sûrement un petit peu morte à douze ans, aujourd’hui j’aime à penser que j’ai de la chance parce que finalement je mourrai deux fois. […] Nous avons un seul point commun, c’est de tous avoir été des enfants. »

 

 

©Cabinet Véronique Guillotin/JudoAKD

 

 

Il n’est pas évident d’enchaîner après ces témoignages. D’autant qu’ils font écho à une discussion informelle quelques mois plus tôt à Lyon, à l’occasion d’une conférence d’Isabelle Demongeot. L’ancienne joueuse de tennis, autrice en 2007 chez Michel Lafon du terrible Service volé – Une championne rompt le silence, est alors en tournée pour la parution aux éditions Les Sportives de Du silence brisé à la réhabilitation, 17 ans après, une version augmentée de ce récit pionnier. La rencontrer en tête-à-tête, une demi-heure avant le début de la conférence, donnait une idée de l’ampleur de certaines cicatrices et des incessants coups de canifs reçus depuis à mesure des délais judiciaires, des stratégies d’évitement et, pire, de l’oubli. Un rappel aussi à la responsabilité qui est la nôtre, à nous journalistes, de nous efforcer d’être à la hauteur de tels enjeux.

Il n’est pas évident d’enchaîner après ces témoignages, donc. C’est l’objectif pourtant de la première des deux tables rondes qui s’ouvre juste derrière. « Comment renforcer la parité dans la gouvernance du monde sportif et favoriser le renouvellement de ses dirigeants ? » Un menu consistant, malheureusement presque trop copieux pour permettre d’aller au fond des choses dans le temps imparti. Une certitude : « Il y a eu un avant et un après 2020 » pour Isabelle Jouin, présidente de la Fédération française de hockey de 2021 à 2024. L’enjeu de la parité sonne comme une évidence pour cette dirigeante venue du monde de l’entreprise et qui aura écarquillé les yeux en débarquant dans un milieu de certitudes datées. Consanguinité vs. mixité, résistances vs. coopération, interdisciplinarité, lobbying, notion de rôle modèle, séquelles des étiquettes de type « garçon manqué » ou « tu n’es pas assez forte ». « Le jour où un homme reprendra ou sanctionnera un autre homme sur un comportement déviant ou sexiste, en public, eh bien peut-être nous aurons un peu gagné » estime Virginie Steinbach, psychanalyste et consultante auprès de l’INSEP dans le cursus de formation des cadres supérieurs du sport.

 

Échanges avec la salle. ©Cabinet Véronique Guillotin/JudoAKD

 

Pour Marielle Vicet, docteure en psychopathologie et en psychanalyse, présidente de l’association nationale Stop aux violences sexuelles, il est important de ne pas tomber dans le piège de l’hyperperformance. « Les femmes n’ont rien à prouver. Il s’agit davantage d’une montée en conscience que d’une montée en compétence ». Pour elle, « le clivage est trop extrême dans notre société, et nous avons tout intérêt à faire avec, ensemble, femmes et hommes. Nous avons la noble tâche, celle de préserver la vie. Celle de permettre à chacun de s’exprimer dans son féminin et dans son masculin. Respecter le sacré, cette dimension intrinsèque de l’être. C’est la véritable puissance pour faire émerger du beau et du bon – ces valeurs relient les femmes et les hommes. Et ce n’est pas seulement le combat des femmes, mais c’est le combat de la liberté dans notre société. Le respect de chacun, que l’on soit femme ou homme. Tout citoyen a le droit d’être protégé. »

Et de poursuivre : « L’intelligence et le courage se situent dans le lien. Ce lien qui rassemble demande de la vigilance des femmes pour prendre leur place, mais aussi de la part des hommes pour faire une place aux femmes. » Or « là où les femmes font erreur, c’est quand elles se comportent comme des hommes et imitent leurs travers ». Une hauteur de vue rare donc potentiellement clivante. L’entendre réveille le souvenir du propos singulier du film Tár du cinéaste Todd Field où une cheffe d’orchestre exerce une emprise anormale sur son entourage, masculin comme féminin. L’œuvre, sortie en 2022, rappelle au spectateur que la violence des rapports interpersonnels n’est pas uniquement une affaire de sexes. Elle peut – doit ? – aussi s’analyser à l’aune des dynamiques de classes sociales et de pouvoir. Pour appuyer sa démonstration, le réalisateur fait le choix délibéré de bousculer les habitudes des spectateurs en faisant débuter le film par… son générique de fin – ce moment où défilent les noms des techniciens que personne ne lit d’ordinaire alors que sans eux l’œuvre n’existe pas. Un geste fort d’un cinéaste subtil et rare (trois longs-métrages en vingt ans, chacun à rebours du prêt-à-penser de son époque), et une grille de lecture politique autant qu’universelle qui invite à interroger les a prioris tenaces découlant de nos propres œillères.

 

De gauche à droite : le docteur Marielle Vicet, Isabelle Jouin, Muriel Réus, Olivia Richard et Virginie Sternbach. ©Anthony Diao/JudoAKD

 

Après avoir abordé les questions de l’équité salariale ou de la parentalité via notamment l’exemple des pratiques inspirantes de l’Opéra de Paris, plusieurs mains se lèvent dans la salle pour partager des vécus ou des ressentis venus de l’INSEP ou des mondes du ski, du karaté, du judo, du canoë-kayak voire de la tech. Les questions des moyens, des staffs, des leviers législatifs, de la sororité, des recettes, du narratif médiatique, des tenues (avec l’exemple du beach ball féminin, du hockey sur gazon ou des tenniswomen) ou de la parité des commissions sont évoquées.

En judo, cette thématique nous renvoie à l’évolution récente d’une nation comme la Géorgie. Devenu quasi-injouable lors des épreuves par équipes masculines sur l’olympiade précédant Rio 2016, le pays à la croix de Saint-Georges subit un terrible coup d’arrêt dès le début du cycle suivant. En cause ? L’instauration des épreuves par équipes mixtes (trois féminines et trois masculins). Cette nouvelle donne mettait à nu les carences d’une nation culturellement habituée à miser sur ses seuls hommes forts. Un mal pour un bien : moins de trois ans après, à l’automne 2019, la -57 kg Eteri Liparteliani devient la première féminine du pays à être titrée successivement aux niveaux européen et mondial juniors ainsi qu’aux championnats d’Europe -23 ans. Un tir groupé inédit ramassé sur cinquante jours chrono. Un sommet individuel qu’elle atteindra à nouveau en 2025 en s’adjugeant le titre mondial sénior – une première, là aussi. Par équipes, la Géorgie gagne ses premières médailles mondiales par équipes mixtes en 2023 à Doha puis en 2024 à Abou Dhabi, avant le triomphe absolu de 2025 avec les titres européen puis mondial à Podgorica puis Budapest. « Là où il il y a une volonté, il y a un chemin », pour reprendre l’expression employée par Magali Baton, secrétaire générale de la Fédération française de judo, lors de sa prise de parole au cours de ces échanges.

 

Intervention de Magali Baton, secrétaire générale de France Judo et ancienne multi-médaillée européenne et mondiale. ©Anthony Diao/JudoAKD

 

Ce bloc terminé, place à la partie juridique. Elle réunit Maître Sarra Saïdi, avocate aux barreaux de Paris et de l’Ontario, spécialisée en arbitrage international et en droit du sport, et Maître Tatiana Vassine, avocate elle aussi au barreau de Paris, avocate mandataire sportive, directrice d’éditions, enseignante et écrivaine. L’objet de l’échange est de dresser un état des lieux du droit en France, de le comparer avec ce qui se fait au Canada, et d’explorer les perspectives d’évolution de cet « angle mort » que constituent ces thématiques au sein de beaucoup d’organisations sportives. Entre procédures pénales, administratives et disciplinaires, l’échange met à nu l’extrême vulnérabilité des victimes en droit positif français, ramenées à un statut de David contre Goliath dès lors qu’elles se trouvent confrontées au pouvoir discrétionnaire des fédérations, a fortiori lorsque celles-ci voient mises en cause leur propre gouvernance ou des « bandes d’amis » qui leur sont proches…

De quoi désespérer ? Voire. En observant ce qui se fait outre-Atlantique, l’échange offre des perspectives nouvelles. Il permet même de cornériser durablement la question des conflits d’intérêt. Selon l’avocate, le sport canadien a en effet fait le choix en 2019 de décorréler la gestion ordinaire du sport des aspects davantage liés à la question de son intégrité. Les procédures sont externalisées et confiées au Centre canadien pour l’éthique dans le sport, une agence indépendante déjà habilitée pour traiter des questions de dopage et de manipulation des compétitions sportives. Ce choix ouvre de tout autres horizons, explique en effet Maître Saïdi, à commencer par la sortie du modèle de gestion « en famille » si souvent reproché au modèle français. Mutualisation des moyens, création d’un guichet unique permettant de tenir la victime informée, adoption d’un code universel des comportements prohibés, retour de la transparence à tous les niveaux… Évidemment, tout ne se fait pas d’un coup de baguette magique et de nombreux freins restent à lever. Pour sortir de cette zone grise, la juriste évoque le levier du name and shame, l’action faîtière du Comité international olympique, l’existence de chaires de recherche pluridisciplinaire et d’une base de données recoupant coupures de presse et décisions de justice sur trente années, permettant de repérer plus facilement tel ou tel mode opératoire typique… Une confirmation, une fois encore, de l’acuité du pays à la feuille d’érable lorsqu’il s’agit de se projeter sur le temps long en laissant le moins de personnes possible sur le bord de la route.

 

Au tour des avocates Sarra Saïdi et Tatiana Vassine. ©JudoAKD

 

Comment éviter la « victimisation secondaire », c’est-à-dire ce silence assourdissant qui suit trop souvent le dépôt de plainte ou de signalement ? « C’est au ministère de prendre ses responsabilités » répond Maître Vassine, car « sinon c’est l’impunité, et l’impunité renforce les comportements déviants« . Constat du déficit d’écoute de la justice classique faute de temps, constat aussi de la chape de plomb qui s’abat sur l’éducateur une fois incriminé, importance de faire accompagner la victime par un avocat spécialisé, nécessité de protéger les lanceurs d’alerte… « Libérer la parole, c’est s’exposer à des poursuites et ça, ça n’est pas acceptable. » Sur ce dernier point, nul n’a oublié l’hostilité rencontrée dans leurs milieux professionnels respectifs par le footballeur Jacques Glassmann juste après l’affaire de corruption OM-VA que sa prise de parole déclencha en 1993, ou le cycliste Christophe Bassons, contraint de quitter le Tour de France 1999 suite à ses chroniques dans le quotidien L’Humanité, estimées tendancieuses par une partie du peloton quant aux pratiques dopantes du microcosme…

Ces cadres étant posés, l’assistance brûle de prendre part à la discussion. Davantage de considération pour la recherche académique, parallèle avec la lutte contre le dopage où souvent seul le sportif paie les pots cassés tandis qu’en matière de violence il y a toute une chaîne à analyser… Surtout, une psychologue dans l’assistance rappelle la marge de progression considérable qui subsiste autour de l’outil Signal-Sport. Le signalement génère une attente et l’attente se fait dans un silence et une solitude compliquées à gérer, a fortiori lorsque la victime est amenée dans l’intervalle à retourner dans son club ou à échanger avec sa fédération. « Il faut libérer la parole, mais il faut aussi la protéger » insiste Maître Vassine.

 

©Cabinet Véronique Guillotin/JudoAKD

 

La seconde table ronde franchit un nouveau cran. Roxana Maracineanu, ministre des Sports puis ministre déléguée chargée des Sports de septembre 2018 à mai 2022 – soit au plus fort du retour sur soi du sport français – démontre une connaissance à trois-cent soixante degrés des dossiers et des enjeux. L’ancienne championne du monde de natation rappelle les contrôles d’honorabilité mis en place dans une nation où le modèle des trois millions et demi de bénévoles est « peut-être à réinterroger« .

Elle insiste également sur le côté décisif constitué par le rapprochement avec une structure telle que l’association Colosse aux pieds d’argile, ou l’importance de la continuité ministérielle eu égard à l’ampleur des chantiers amorcés. « [S’]il y a tout ce chantier, [c’est] parce qu’on a commencé. Parce qu’on y est. Dans d’autres champs on n’y est pas encore. On n’a même pas encore commencé ! »

Perrine Fuchs, inspectrice de la jeunesse et des sports et cheffe du bureau de la Protection des publics au ministère des Sports, de la jeunesse et de la vie associative, confirme qu’un ménage considérable est en cours auprès des quelques « neuf cents personnes [qui] étaient inscrites au Fijais [fichier des auteurs d’infractions sexuelles ou violentes] et étaient actives dans des clubs de sport. La plupart d’entre elles étaient des dirigeants. » Elle pointe aussi du doigt la différence d’avancement d’une fédération à l’autre ainsi que les faibles moyens en ressources humaines déployés pour permettre aux dossiers d’avancer – « ils sont quatre, mes collègues, pour traiter un volume de deux mille signalements de Signal-Sport sur les cinq dernières années, en plus d’un ou deux enquêteurs par département ».

Sur la seule année 2024, les préfets ont pris cent quarante-et-une mesures d’urgence – la plupart étant « pérennisées ». Concrètement, « le préfet de Département prend une décision de police administrative, c’est-à-dire un arrêté d’interdiction d’exercer, qui va avoir pour effet que la personne ne va plus être en droit de se rendre au club, d’intervenir, d’encadrer, d’animer, d’être dirigeant, d’être arbitre… La seule chose que la personne aura le droit de faire c’est de pratiquer du sport puisqu’on n’a encore pas le droit d’interdire à des gens de faire du sport. » Et de rappeler ce paradoxe si douloureux à vivre pour les victimes : « On ne peut informer que le mis en cause de l’avancée d’une procédure. […] Légalement, par exemple, on ne peut pas publier les interdictions préfectorales d’exercer. »

 

De gauche à droite : Perrine Fuchs, Roxana Maracineanu, Muriel Réus, Patrick Roux et le docteur Hélène Romano. ©JudoAKD

 

C’est au tour de Patrick Roux de s’exprimer. Depuis le lancement à l’automne 2021 de son association Artémis Sport – en référence à « une déesse grecque dont l’un des pouvoirs est de guérir » indiquait-il alors à son équipe rapprochée -, puis la parution au printemps 2023 aux éditions Dunod de son essai Le Revers de nos médailles, l’un des pédagogues les plus respectés de la planète judo est devenu incontournable sur ce sujet. Seul homme appelé sur l’estrade ce vendredi, il a préparé cette intervention avec le même soin méticuleux que lorsqu’il combattait  – une médaille mondiale, cinq podiums européens dont un titre et une cinquième place aux JO de Séoul, pour rappel.

« Dans cette salle, j’ai beaucoup de collègues qui sont des professeurs de sport ou des agents de l’État. Et je voudrais souligner une chose, c’est que nous partageons les mêmes valeurs républicaines – j’en suis convaincu. Et c’est l’une des raisons pour lesquelles le sujet nous heurte profondément. » Pour lui, depuis l’attribution à la ville d’Atlanta des JO du centenaire en 1996 plutôt qu’à la ville-berceau d’Athènes, le sport ne se cache plus d’être devenu un business. Un virage qui rend selon lui « le prêchi-prêcha autour des valeurs du sport » quasi obsolète. « Or aujourd’hui nous avons l’opportunité d’être exemplaires. »

S’il mesure le chemin parcouru depuis plus de vingt ans qu’il est en éveil sur ce sujet, « il reste encore beaucoup de zones d’ombre » mais « on est là pour se raconter la vraie vie ». Parmi les challenges qu’il importe de ne pas esquiver : l’accompagnement financier et « la reconnaissance de la vérité que portent les victimes« . Violences sexistes et sexuelles, trafic d’influence, abus de biens sociaux : pour lui tout se recoupe. Et de citer les propos sous serment de certains dirigeants du sport français lors de la commission parlementaire de l’automne 2023, à laquelle lui-même fut également invité à témoigner.

Les questions de Patrick Roux sont contondantes : « Qui, politiquement, va se positionner ? » Et plus tard : « Nous ne savons toujours pas ce que sont devenus les sept signalements pour parjure envoyés au Parquet de Paris lors de la commission d’enquête parlementaire. »

Le plafond de verre, il commence à bien en cerner les contours. « Le problème c’est qu’on ne tape que sur les lampistes. Il faut aller chercher des gens de notoriété dans le sport : des présidents de fédération, des dirigeants, des gens qui ont peut-être été ministres… Toute cette sphère de très haut niveau, c’est très compliqué. Là, immédiatement, il y a des interférences. » Le dispositif actuel ? « Il demande aux gendarmes et aux voleurs de se réunir dans une même pièce pour analyser, observer et trancher les situations les plus difficiles. » Pour contrer cette portée « limitée », Roxana Maracineanu propose de créer « une strate supra-fédérale » – comme un écho aux pistes canadiennes évoquées plus tôt par Maître Saïdi.

La prise de parole suivante est celle du docteur Hélène Romano, docteur en psychopathologie, en droit privé et sciences criminelles et essayiste. Poussant la réflexion sur le temps long, celle qui, vingt-cinq ans plus tôt, au moment de passer sa thèse sur « la prise en charge des enfants victimes de violences sexuelles dans le milieu scolaire » avait utilisé le terme de « bombe à fragmentation dans la vie d’un enfant victime« , alerte du phénomène de décompensation qui peut saisir les victimes bien des années après les faits, lorsqu’elles deviennent parents ou lorsque leur enfant atteint l’âge qu’elles avaient au moment desdits faits, par exemple. Elle insiste sur l’écoute, la délicatesse et la mesure de l’importance du rôle central du corps pour un sportif, à la fois support de la performance et premier réceptacle de la violence. Réviviscences traumatiques sensorielles, dynamique incestueuse, notion de figure d’autorité décrédibilisée, d’entre-soi qui renforce un sentiment de culpabilité… « Quand celui qui agresse s’avère en plus être un parent, cela déstructure durablement. Pour survivre, l’enfant a besoin d’un adulte qui lui dit : je te crois, je t’entends et je suis là.’. » Il n’y a pas de reconstruction sans reconnaissance – et, surtout, « cette écoute ré-humanise« .

 

 

Ces derniers mots font écho à l’émission CCeSoir sur France 4 qui, le 12 novembre suivant, verra ainsi le juge Edouard Durand définir le déni de l’entourage comme se manifestant dans des phrases comme « ça n’existe pas« , « ça n’est pas possible« , « ça n’est pas vrai« , « ça n’est pas grave« , « ça ne me concerne pas« . Avant, plus loin de faire cette sortie terrible : « Nous avions montré à la Ciivise (Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants, qu’il co-présida de 2021 à 2023, NDLR) que, lorsqu’un enfant révèle des violences sexuelles, lorsqu’un enfant vient voir un adulte en disant ‘Je suis victime d’inceste’, il y a trois grands grands types de réponses possibles. Première réponse, que nous avons appelée le soutien social positif, c’est : ‘Je te crois, je te protège’. Deuxième type de réponse, c’est le soutien social négatif : ‘Je te crois, mais c’est tout’ – comme si ça suffisait. Troisième type de réponse, c’est l’absence de soutien social : ‘Tu mens’. Eh bien, sur cent enfants qui dénoncent des violences sexuelles, huit vont entendre ‘Je te crois et je te protège’. Huit pour cent. Quatre-vingt douze pour cent de ces enfants ne vont pas recevoir de soutien social positif. Et cette responsabilité ne porte pas seulement sur le rôle de cette mère qui n’a que deux mauvais choix : soit ‘je crois mon enfant, je le protège, et on va m’accuser de le manipuler’, soit ‘je ne fais rien et on va m’accuser d’être complice. Il ne repose pas que sur les épaules de cette institutrice ou de cet éducateur… C’est une politique publique. »

Et le magistrat de poursuivre : « Moi j’ai accompagné des médecins à des chambres disciplinaires du Conseil de l’Ordre, à qui on reprochait d’avoir fait un signalement. Mais j’avais honte pour mon pays !… Nous savons qu’il y a des mères protectrices qui ne font que leur devoir, et qui se retrouvent mises en accusation. Et ça c’est une politique publique. Il faut que nos institutions – l’État, par la loi de mon point de vue – soient en capacité de dire : quand un enfant vous dit ‘vous m’avez demandé à la télé de dire si je suis victime’, [puisque] il y a eu une campagne en ce sens, eh bien si l’enfant nous fait confiance, voici ce qu’il faut lui répondre. Deux points : voici ce qu’il faut lui répondre. Et que ceci soit une règle. […] Sinon on continue à dire aux enfants : ‘Nous préférons que tu n’en parles pas, ça ne nous intéresse pas’. Mais pas la moitié du chemin. Parce qu’on les met en danger. »

 

 

Un extrait du film pédagogique Lilia de Charlène Favier (autrice en 2020 du remarqué Slalom, inspiré de son expérience douloureuse dans le milieu du ski) est projeté pour sensibiliser à cette thématique dans le cadre du programme scolaire d’éducation à la scolarité. Le film est porté par la Miprof (Mission interministérielle pour la protection des femmes contre les violences et la lutte conte la traite des êtres humains), dont Roxana Maracineanu est secrétaire générale depuis 2023.

Le micro circule dans la salle. Une maman en présence de sa fille explique que cette dernière a appris récemment devoir déposer par écrit un nouveau dossier de signalement trois ans après s’être enfin décidée à oser faire le premier. Trois ans d’attente en vain qui suscitent aujourd’hui une légitime incompréhension et lui vaudra d’en discuter à la fin du colloque avec Perrine Fuchs, notamment. « Les lanceurs d’alerte sont toujours sur un terrain miné. Cela risque de renforcer le sentiment d’impunité. » confirme Alexandra Soriano, judokate et elle-même lanceuse d’alerte au début des années 2000.

Un témoignage sur les sapeurs-pompiers, une évocation du remarquable travail de fond du journaliste Pierre-Emmanuel Luneau-Dorignac ou de la remise à plat totale du modèle pédagogique du judo nippon au sortir de JO de Londres, une alerte sur la réalité en crescendo des violences numériques via les sollicitations inappropriées auxquelles sont de plus en plus confrontés les adolescents, et il est temps de conclure le colloque par un mot solennel d’Amélie Oudéa-Castera, présidente du Comité national olympique et sportif français et ministre des Sports et des Jeux olympiques et paralympiques de 2022 à 2024. « Car ce combat pour un sport plus éthique, plus propre, plus sûr, il nous oblige. »

 

Si Marina Ferrari et Angélique Cauchy ont dû s’éclipser avant la fin du colloque, Amélie Oudéa-Castera (troisième à gauche au premier rang) a tenu à être présente au moment des derniers échanges. ©Cabinet Véronique Guillotin/JudoAKD

 


 

J2/2 – Retrouver un peu de l’innocence perdue.

Samedi 1er novembre 2025, dans une salle de conférence au sous-sol d’un hôtel à proximité de la gare de Montparnasse. Patrick Roux ouvre ce deuxième séminaire/groupe de parole de l’association Artémis Sport, qu’il préside depuis sa création à l’automne 2021. À ses côtés, Karine Repérant, psychologue du sport abondamment citée dans son ouvrage Le Revers de nos médailles. Nous sommes treize autour de la table. Des ados, des adultes, des parents. Et un journaliste, donc. Les sports représentés sont le judo, la gym, l’escrime et l’escalade. Les lignes qui suivent feront en sorte de ne pas permettre d’identifier les personnes présentes, à quelques exceptions notoires près.

« Il y a un an nous organisions le premier séminaire de l’association, introduit Patrick Roux. L’expérience montre qu’on en ressort mieux qu’avant. » À ses côtés, Karine Repérant pose le cadre de la discussion : « Votre vérité, c’est votre vécu. Nous sommes là pour écouter, pas pour juger. Vous avez le droit de sortir de la pièce quand vous voulez. »

Un premier tour de table permet à chacun de se présenter aux autres et d’énoncer ses attentes pour la journée qui s’amorce. Et, pour celles et ceux présents la veille au colloque du Sénat, d’exprimer leur ressenti avec quelques heures de recul. Deux binômes mère-fille sont assis côte à côte. Entendre ces adolescentes, dans ce contexte, face à des personnes qu’elles ne connaissent pas, mettre des mots sur les effractions subies à un âge où la vie, en principe, ne doit être qu’élan et enthousiasme, est une expérience qui ne peut laisser indemne. Voir jaillir les larmes d’une mère à mesure que sa fille, juste à sa droite, déroule un récit qu’aucun parent n’aimerait un jour entendre, dit tout du sentiment d’impuissance et de culpabilité qui peut ronger a posteriori un géniteur dont la seule faute est d’avoir délégué aux mauvaises personnes l’accompagnement de leur môme dans la poursuite de son rêve d’enfance. Il faudra du temps pour faire à nouveau confiance. Un silence humide se fait parfois. En face de l’adolescente, venu d’un autre sport, un participant l’encourage : « J’étais à ta place l’an dernier. Le chemin est long mais je peux te dire qu’aujourd’hui ça va beaucoup mieux qu’il y a un an. »

 

De gauche à droite : Karine Repérant, Patrick Roux et Alexandra Soriano lors du séminaire Artémis Sport du 1er novembre 2025. ©Anthony Diao/JudoAKD

 

Chaque participant retrouve un peu de son vécu dans le récit des autres. Pour Alexandra Soriano, pilier d’Artémis, membre du conseil d’administration fédéral et élue en charge du para-judo, la nuit a été difficile. « Je n’ai pas souvent les larmes aux yeux mais hier, si. Je n’ai pas dormi cette nuit car j’ai le sentiment que même si j’ai moi-même alerté sur ces dérives il y a vingt-cinq ans, je n’ai pas réussi à faire changer les choses. [À l’adolescente qui vient de remuer toute la salle avec son récit] : ton entraîneur, je l’ai dénoncé il y a vingt-cinq ans. Il y a tellement d’inertie. C’est comme si le droit commun ne s’appliquait pas au monde du sport. J’ai vu des filles se scarifier à l’entraînement. Et j’ai vu aussi comme l’attribution des grades, en ce qu’elle permet une meilleure considération sociale, devenait à la fois un levier et un moyen de pression… Si je me suis faite élire à la Fédération, c’est pour essayer de faire bouger les choses. Il faut que nous soyons présents sur toutes les strates. »

« Aujourd’hui je n’ai même pas envie que mon agresseur me dise pardon, enchaîne une participante. J’étais en quête de vengeance. C’est quand j’ai décidé d’y renoncer qu’a commencé ma guérison et celle de ma famille. » Car l’entourage est une partie cruciale de l’équation. Comme un écho aux échanges de la veille et à la prise de parole à venir du magistrat retranscrite plus haut, « un entourage soutenant fait partie de la solution ; un entourage non soutenant fait partie du problème. »

 

Poser les termes : VHSS pour Violences et harcèlements sexistes et sexuels. ©JudoAKD

 

Présent autour de la table, le père d’une adolescente raconte les abîmes de questionnements dans lesquels l’a plongée la révélation récente des attouchements subis quelques semaines plus tôt par sa fille. D’abord la sensation de n’avoir « personne à qui parler ». Puis, une fois trouvés ceux qu’il pense être les bons interlocuteurs, la mécanique insidieuse de culpabilisation reçue en retour – « Fais attention parce que si tu dis n’importe quoi, il y a déjà des profs qui se sont suicidés sur des affaires similaires ». Enfin, la prise de conscience brutale d’évoluer lui-même, et depuis longtemps, dans ce même milieu. Un milieu où tout le monde se sait et se tait – « Tous ces mecs, je leur disais bonjour ». Dégoût, regret d’avoir exposé sa fille malgré ces signaux qu’il ne voyait pas ou, pire, qu’il refusait de voir… Le sentiment de colère est palpable.

« Ne vous auto-jugez pas, lui répond Karine Repérant en élargissant le sujet à l’ensemble des parents. Vous avez fait ce que vous avez pu et ce qui vous semblait le mieux pour permettre à vos enfants d’atteindre leur rêve… [Aux enfants] J’entends parfois le discours ‘c’est pas à la victime de partir’. Ben si. T’as qu’une vie. Là où on te fait du mal, ne reste pas. »

Plus facile à dire qu’à faire, comme le rappelle cet homme déjà présent l’année précédente et qui, quelques minutes plus tôt, expliquait combien il avait avancé en un an. Son récit des humiliations subies de la part d’un enseignant ayant pignon sur rue est édifiant. La réaction de sa Ligue tient en deux mots : « On sait ». Avec le recul, il s’en veut de ne pas avoir insisté davantage pour alerter mais a paré au plus urgent : « Je me suis d’abord sauvé, moi. Ça n’effacera pas ce qu’il s’est passé mais il faut continuer. » Longtemps, il reportera sa colère sur ses propres enfants. Puis la colère devint tristesse et la tristesse, dépression. Le suivi psychologique et l’EMDR [pour Eye movement desensitization and reprocessing, soit en français la thérapie via l’intégration neuro-émotionnelle par les mouvements oculaires, NDLR] l’aident aujourd’hui encore à remonter la pente.

« J’étais la fille facile, j’étais le running gag » poursuit une autre participante. Emprise, questions insistantes et déplacées autour de la sexualité, décompensation, somatisation, découverte de la violence institutionnelle – « on croit que tout va aller vite alors qu’en fait, non ». Et ce constat, amer : « Il y a les agresseurs et il y a ceux qui ne disent rien. Eux ne me font pas rêver. » Seuls les JOP de Paris lui redonneront envie de se réintéresser à sa discipline. Aujourd’hui étudiante en Master, elle assume y retrouver le même goût du défi qu’à l’époque où le sport jouait seul ce rôle.

« C’est pas en se disant ‘ça va’ que ça va aller, resitue Karine Repérant. Si vous ne travaillez pas sur vous, toute votre vie vous allez montrer aux autres qu’ils ont encore ce pouvoir-là sur vous. D’autant qu’il y a un passage dans la vie qui réactive tout cela, c’est la parentalité. Chacun peut déjà décider d’être le meilleur pour lui, pas vis-à-vis des autres. »

Le confinement a aussi marqué un pic de toxicité pour certaines relations, a fortiori quand vies sportive et de couple s’entremêlent. « Je me suis jetée dans la gueule du loup, admet une voisine. Assez vite, il s’est mis à me traiter par le silence, jusqu’à finir par me dire que j’étais tout le temps dans le passage. » La tension devient physique, au point qu’une infirmière lui dit un jour : « Si vous êtes morte vous ne sauverez personne. Quand vous irez mieux, vous retournerez chercher les blessés. Mais d’abord, sauvez-vous, vous. »

 

Tiré du chapitre 8 La violence envers les athlètes dans un contexte sportif, in Rapport québécois sur la violence et la santé de l’Institut national de santé publique du Québec, par Sylvie Parent et Kristine Fortier, Université Laval, 2018.

 

À cet instant du tour de table, la glace est brisée. Tout le monde sait qui est qui. Karine Repérant et Patrick Roux reprennent alors la main. L’enjeu est de rappeler quelques constantes. Procédures, mises en cause, statut de victime ou de témoin (et les incidences de ce choix sur le flou entretenu parfois par la partie adverse)… S’agissant de l’agresseur, Karine Repérant distingue trois profils. D’abord, celui au comportement déviant. Difficile de le voir arriver pour qui ne connaît pas son passé, d’autant qu’il est en général apprécié pour son travail d’entraîneur… Le deuxième profil est celui des personnes qui ont vécu des choses difficiles et ressentent le besoin de les reproduire pour survivre, puisque ça leur donne le sentiment de… valider leur propre vécu. « S’ils n’avaient pas été dans le monde sportif, peut-être que personne n’aurait jamais entendu parler d’eux. » Le troisième profil, enfin, concerne ces personnes dont les fantasmes finissent par prendre le dessus sur les valeurs, et ce jusqu’au passage à l’acte. Combiné avec le culte de la gagne lié à la pratique de la compétition et son corollaire, la quête d’admiration et de confiance aveugle, l’ensemble donne ces relations marquées par le déni. Là-dessus, Karine Repérant n’y va pas par quatre chemins : « Si vous sortez du statut de victime, vous ne serez plus un aimant à connards. »

Quid de la justice restaurative, telle que popularisée récemment au cinéma par le film Je verrai toujours vos visages de Jeanne Herry ou, sur un tout autre registre, les initiatives de type commissions Vérité et réconciliation en Afrique du Sud ou les tribunaux communautaires villageois rwandais devenus centraux avec les enjeux du (re)vivre-ensemble post-génocide de 1994 ? « Ce serait bien, oui, que les mis en cause entendent les choses qu’ils ont fait vivre à d’autres, acquiesce Karine Repérant. Des choses évoluent en ce sens du côté de l’Espagne même si sur les violences sexuelles ça reste difficilement envisageable. »

Quid également du pardon ? Vaste sujet. « Le pardon permet effectivement de lâcher l’affaire, de passer à autre chose, poursuit Karine Repérant. Ce n’est pas excuser ni expliquer. C’est ‘je te pardonne d’être passé dans ma vie’, mettre l’histoire au passé. C’est ‘j’ai assez souffert’… Il y a un autre mot, c’est celui d’acceptation. Peut-on accepter et ne pas pardonner ? Tout ça rejoint la résilience… » Et la phrase devenue virale d’Antoine Leiris suite à la disparition de sa compagne le 13 novembre 2015 lors des attentats du Bataclan : « Vous n’aurez pas ma haine. »

 

 

 

L’après-midi verra notamment les deux plus jeunes participantes prendre le temps de raconter à l’assistance leur histoire. Un moment d’autant plus solennel que, dans les deux cas, les mères sont assises à leurs côtés.

Karine Repérant interrompra soudainement la première séquence. La raison ? Le fait que plusieurs adultes, croyant bien faire, sont venus compléter le récit de l’adolescente en le mettant en perspective à l’aide de considérations juridiques et techniques. Le glissement mettra les larmes aux yeux de la psychologue : « Mais vous ne pouvez pas lui laisser le temps de finir ce qu’elle a à raconter ? C’est son moment ! Laissez-lui la place de l’avoir vécu ! »…

De retour d’une pause au grand air nécessaire et bénéfique pour tout le monde, l’attention est désormais totale pour écouter le récit de la seconde adolescente, dont la mère à ses côtés enseigne la même discipline. Ostracisme ostensible à l’entraînement, attouchements entre deux portes par un surveillant à l’internat… La jeune fille flinguera littéralement l’assistance lors du « retour au calme » final avec Karine Repérant. En douceur, la psychologue lui demande si elle pense avoir tout dit.

« J’ai dit les grandes lignes, lui répond l’adolescente.

Les grandes lignes, rebondit Karine Repérant. Ça veut dire qu’il reste des petites lignes, alors ?

Il reste des petites lignes, oui…

Et pourquoi tu ne les as pas dites, ces petites lignes ?

Parce que sinon Maman, elle va vraiment s’inquiéter. »

Pas une paire d’yeux ne reste sèche à l’énoncé inattendu de cet aveu. Et certainement pas ceux de la maman en question, assise à ses côtés et dont le menton tremble en silence. Quelques instants plus tard, alors que la conversation a repris à l’autre bout de la pièce, nous entendrons la même jeune fille se tourner discrètement vers sa maman, et avouer : « En fait c’est surtout la réaction de Papa que je crains. »

Cette autocensure intériorisée en dit long sur le fossé qui la sépare à cet instant de la spontanéité des mômes de son âge. Mais le courage de s’exprimer ainsi, malgré ou à cause de l’atmosphère lourde et nouée des deux journées qui viennent de s’écouler, dit beaucoup aussi des perspectives qui s’ouvrent désormais à elle en faisant, cette fois, les bonnes rencontres. Des perspectives kintsugi – du nom de cette méthode japonaise de réparation des céramiques, porcelaines ou faïences brisées, non pas en en dissimulant les fêlures, mais au contraire en les sublimant avec de la poudre d’or. Une authentique métaphore de la patience et de la résilience qui rejoint les propos introductifs de la sénatrice Véronique Guillotin au colloque de la veille : « Comme judokate, je veux partager une conviction simple : la force n’est pas la domination, c’est la maîtrise. L’autorité n’est pas l’arbitraire, c’est l’exemple. Le courage n’est pas le déni, c’est la lucidité. » Une vie entière ne sera pas de trop pour mesurer la puissance et la portée de ces mots.

 

 


 

 

Stage international de Castelldefels (Espagne), juillet 2016. Patrick Roux effectue des ajustements techniques avec une de ses athlètes à quelques semaines des JO de Rio. ©Anthony Diao/JudoAKD

 

Post-scriptum – Cinq questions à Patrick Roux.

En première ligne le vendredi comme le samedi lors de ce week-end copieux, l’ancien champion et ancien entraîneur, aujourd’hui formateur au pôle Formation de l’INSEP, mission Partage et optimisation de l’expérience, en tire un bilan à sa manière : réfléchi, précis et argumenté.

 

 

Q1/5 – Quels sont les points positifs que tu retiens du colloque du 31/10 ?

Déjà, nous avons atteint l’objectif principal. Cet objectif était de remettre sur la place publique et sous les projecteurs des médias, de la représentation politique et de la société civile, les observations, analyses, préconisations du rapport de la commission d’enquête parlementaire (CEP) sur les dérives et dysfonctionnement du monde du sport (instances fédérales, services du ministère, CNOSF).

Ensuite, nous avons également pu poser des questions très précises et concrètes aux ministres, sénatrices, responsables des instances du sport présentes. Ces questions appellent des réponses et nous les attendons !

Enfin, et c’est essentiel, nous avons incarné la convergence des luttes des associations de mondes différents et donc bien au delà du monde du sport. Des représentants de la Ciivise, France Victimes, Stop aux violences sexuelles (Marielle Vicet et Catherine Delahaye), Archipel Ciivise 1… Tout ceci renforce nos messages lorsque nous rappelons que les VSS sont des violences systémiques qui traversent tous les champs de la société.

Il faut oser se poser les questions les plus difficiles, les plus dérangeantes : est-ce que vous feriez ça a votre enfant ? Et si un jour ça arrive à l’un de vos enfants, comment allez vous réagir ? Autre point positif, des victimes de violences parfois très jeunes sont venues assister au colloque. On les sent de plus en plus en capacité de libérer leur parole.

 

« Il faut oser se poser les questions les plus difficiles, les plus dérangeantes : est-ce que vous feriez ça a votre enfant ? Et si un jour ça arrive à l’un de vos enfants, comment allez vous réagir ? »

Cet ensemble de faits et de points positifs nous ont permis de réaffirmer devant les parlementaires et les ministres que nous sommes devant un enjeu sociétal crucial et que l’État et les pouvoirs publics doivent montrer aux citoyens qu’ils peuvent avoir confiance en la justice, la puissance publique, les moyens d’enquête, les dispositifs d’accompagnement des victimes et des personnes souvent vulnérables. C’est un contrat social.

 

Q2/5 – Où se situent les points de blocage et les marges de progression à ce stade ?

Alors à l’inverse de ces points positifs, il y a encore trop de cas, de situations où on peut avoir le sentiment que ça bloque ou ça coince. On est encore confrontés à du déni, à des négligences et parfois des silences institutionnels, au vieux logiciel et aux mauvaises pratiques d’avant 2020 on va dire, pour jalonner.

Si on analyse les chiffres donnés par le ministère des Sports, on constate que sur 2 064 signalement, il y a très peu de procédures judiciaires qui aboutissent a une sanction. Comme par exemple pour ces sept cas de signalements pour parjure de hauts dirigeants du sport, suite a leurs auditions devant la Commission d’enquête parlementaire. Nous n’avons aucune nouvelle de ces sept signalements ! On ne sait rien ! Et cela donne bien sûr une impression d’impunité et même d’omerta.

Il y aurait là pourtant une marge de progression facile à gagner. Une opportunité d’être exemplaires. Mais comme pour l’instant il semble que rien ne se passe, on a l’impression d’assister à un retour en grâce de ces grands dirigeants du sport qui se sont faits épingler par les députés qui dirigeaient la CEP. Il faut rappeler qu’il était question de délits et de crimes qui auraient été passés sous silence puisque dans plusieurs cas, ces dirigeants se sont vus reprocher leur inaction, ALORS QU’ILS AURAIENT DÛ SIGNALER OU FAIRE DES ARTICLES 40.

Les points de blocages découlent souvent de ce type de situations paradoxales.

Des personnes impliquées dans le monde du sport et que je connais bien me disent : « Tu vois je t’avais dit qu’il ne se passerait rien« . Il s’agit souvent de personnes qui n’aiment pas qu’on parle de ces questions des VSS. D’abord parce qu’elles ont des intérêts à ce qu’on n’en parle pas. Par exemple, les gens qui font du commerce avec le sport, dans le monde du sport. Ça va contre le business, qui reste très attaché a l’image fantasmée du sport et des valeurs qu’on lui prête même si c’est de la fiction. En fait ils font partie du système.

Mais c’est aussi à cause de l’historicité des mauvaises habitudes car le monde du sport s’est construit autour de structures associatives 1901 et de pratiques très permissives avec peu de contrôle jusqu’a une période récente. On le voit bien à travers les crises que vivent certaines fédérations en ce moment et qui sont rapportées dans les grands quotidiens.

« Depuis la publication de ce rapport au début de l’année 2024, et suite aux Jeux olympiques de Paris, les faits de violences y compris a caractère sexuelles et sur des victimes mineures, ne sont pas en diminution. Au premier semestre 2025 ils étaient au contraire en augmentation de 40 % par rapport à 2024. »

Je ne sais pas pourquoi, on a cette impression que le ministère des Spots est long a la détente et que ses réactions sont à géométrie variable. C’est ce qu’a dit monsieur Jean-Marc Sauvé, ancien president du Conseil d’État et de la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église (CIASE). Il a condamné sévèrement la réaction des pouvoirs publics, n’hésitant pas a parler d’hypocrisie et de défaillances systémiques, considérant qu’on préfère ici se voiler la face sur l’ampleur du mal et de ses conséquences (Rapport Tome 1 page 32 Violences, omerta et entre-soi dans le sport : 60 recommandations pour un choc éthique et démocratique).

Il s’avère donc que le principal point de blocage est sans aucun doute le système du sport français lui-même. À la page 33 du même rapport déjà cité, monsieur Pierre-Alain Raphan, ancien député et rapporteur de la proposition de loi visant a démocratiser le sport en France : « Ceci étant, il y a parfois un État qui se protège… J’ai vu certaines choses et je me suis dit qu’il fallait modifier le système plutôt que de s’attaquer aux hommes qui ont détourné le système… »

Dans le paragraphe suivant du rapport, il est rappelé que Sarah Abitbol avait accusé un ministre d’avoir fermé les yeux sur les viols dont elle a été victime quand il était en poste. On retrouve pourtant ce même ancien ministre parmi les membres du Comite national pour renforcer l’éthique et la vie démocratique dans le sport, installé en mars 2023 par la ministre en fonction à cette époque-là…

Depuis la publication de ce rapport au début de l’année 2024, et suite aux Jeux olympiques de Paris, les faits de violences y compris a caractère sexuelles et sur des victimes mineures, ne sont pas en diminution. Au premier semestre 2025 ils étaient au contraire en augmentation de 40 % par rapport à 2024.

Avec le recul on se rend bien compte que les observations, analyses et préconisations du rapport de la CEP 2023 n’étaient pas du tout exagérées ! Il ne s’agissait aucunement d’un rapport à charge, ni contre le sport, ni contre les fédérations. Le système du sport français a fait ce types de déclarations comme un contre-feu pour se défendre lui-même à nouveau.

Avec les affaires et situations de violences les plus récentes, nous avons à nouveau une opportunité d’améliorer les choses et de commencer à changer l’environnement. Certains faits récents ne sont pas prescrits. Si on lit attentivement les enquêtes d’investigation des journalistes (Mediapart, Le Monde, L’Equipe, Libération, Le Parisien, 20 Minutes, etc.) et qu’on croise ces informations d’une part avec les extraits des rapports des missions de l’Inspection générale de l’Éducation, du sport et de la recherche (IGERS) publiées dans le rapport de la CEP, et aussi avec les auditions des grands dirigeants du sport devant cette même CEP (elles sont publiques et diffusées sur YouTube, Dailymotion, etc), alors on comprend très bien comment fonctionne ce vieux système éculé et on comprend aussi que cela fonctionne toujours ainsi à ce jour.

Quant à nous, responsables d’associations de lutte contre les VSS qui essayons d’accompagner les victimes, nous recevons des appels de parents qui nous disent que leur enfant victime ne connaît toujours pas la date du procès de leur(s) agresseur(s), cinq ans après les révélations, et qu’elle fait des tentatives de suicide. Concernant les signalements pour parjure de ces sept grands dirigeants du sport français et concernant les réformes de ce vieux système véreux et corrompu, que pouvons nous leur répondre ? Il est temps de se ressaisir et de prendre le taureau par les cornes !

 

Réglages tactiques dans la moiteur du stage international de Sotchi (Russie), juillet 2015. ©Anthony Diao/JudoAKD

 

Q3/5 – S’agissant de la journée Artémis du samedi 01/11, il y a un certain miracle à voir la parole circuler aussi librement entre les participants. Y’a-t-il un gros travail préparatoire en amont ? À quoi es-tu le plus attentif pour que les participants se sentent en confiance ?

Je pense que ce que tu as observé et ressenti est le résultat de l’engagement quotidien des gens de notre association. Les personnes qui sont là depuis le début avec Artémis Sport ont toutes été impactées très fortement dans leur vie par ces phénomènes, qui sont de vraies questions de société.

Certains et certaines sont des ex-victimes de violences sexistes et sexuelles. D’autres sont des témoins, des lanceurs d’alertes, des aidants… Tous sont en quelque sorte passés par les flammes à cause de ces situations, de leurs engagements et des choix courageux qu’ils ont faits. Des personnes ont quasiment mis de côté ce qu’elles faisaient avant pour se concentrer sur ce combat, ou alors ça s’est intégré à leur occupation principale…

Nous avons développé des savoir-faire d’expérience à partir des situations concrètes de terrain que nous avons vécues et rencontrées depuis le printemps 2020. Je me souviens d’avoir été parfois auditionné au début, en 2021 et 2022, par des agents des Services départementaux de Jeunesse et sports (SDJES) pas du tout formés. En fait ils découvraient les situations lors de nos auditions. C’est presque nous qui les formions ! Mais ce que je retiens de plus important, c’est le contact et parfois la rencontre, l’accompagnement des victimes et des situations. C’est comme un flux, nous sommes immergés et nous apprenons en permanence des situations et de l’écoute des personnes concernées. C’est plus un processus émergent que programmatique.

Une personne-clé qui sait nous le rappeler, c’est la psychologue Karine Repérant. En fait le travail est permanent. Nous vivons avec ces questionnements, ces interrogations, cette recherche de vérité et de solutions. Plus concrètement, s’il nous arrive de suggérer, de proposer à des personnes de participer à nos séminaires, nous sommes surtout attentifs à leur cheminement. La plupart de celles qui ont participé avaient déjà fait un bout du chemin par elles-mêmes. Des personnes ayant participé au premier séminaire sont revenues et nous ont aidés à animer et à encadrer le second. D’autres personnes ont été accompagnées pendant des mois et sont aujourd’hui dans une dynamique qui nous semble très positive. Elles ont quitté leur statut de victime et se sont engagées à divers titres pour aider les autres et lutter contre les VSS.

Je pense que c’est toute cette dynamique et ce vécu qui peuvent créer un climat de confiance. Mais, encore une fois, même si on débriefe sans arrêt, on apprend de chaque rencontre et de chaque expérience. On se prépare avant avec une sorte de déroulé, mais surtout il faut vivre la rencontre en live et s’adapter, c’est rarement deux fois pareil et on ne cherche pas à reproduire mais plutôt à sentir et à comprendre.

 

Q4/5 – C’est la deuxième session du genre de la structure. Y’a-t-il des séquences que tu as fait évoluer entre la session 2024 et celle de 2025 ? Y’a-t-il au contraire des invariants qui permettent la réussite de tels rendez-vous ?

En 2024, bien que j’avais déjà fait des centaines d’heures d’entretiens, c’était la première fois que nous organisions ce séminaire. J’étais un peu stressé et je me disais : que va-t-on faire si personne ne commence à s’exprimer ? Heureusement, encore une fois Karine Repérant était la personne ressource car elle a encadré de très nombreux groupes de paroles de ce type…

Nous étions huit participants et j’avais prévu de faire une petite « inclusion » en mode brise-glace et pour que chacun se présente. À peine ai-je donné le micro à la première personne qu’elle a tout de suite commencé son récit, ce qui a engendré des interactions avec les autres participants et ça ne s’est plus arrêté de toute la matinée… Nous avons donc immédiatement appris quelque chose ! Le besoin des personnes de faire leur récit, de dire leur vérité est immense et tellement légitime.

Parmi les invariants incontournables qui le permettent, il y a la capacité et la compétence d’écouter ainsi que la confidentialité. Le fait aussi que cela se passe « entre pairs » : les participants, même s’ils ne se connaissent pas, intuitent plus ou moins que les autres ont aussi vécu ou été concernés par des situations analogues. Bien entendu, cela repose d’abord sur leur propre souhait de partager leur expérience et leur récit.

Lors des deux premiers séminaires, nous avons eu la confirmation que bien que chaque participant ait eu des histoires et un vécu différents, le vécu douloureux et le ressenti sont assez proches. De plus, certains ont dû censurer leur parole à un moment ou un autre de leur parcours, par peur de représailles ou simplement par manque de dispositif et de capacité d’écoute. Parfois, la peur se transforme en colère et ces émotions ressurgissent.

« Les participants, même s’ils ne se connaissent pas, intuitent plus ou moins que les autres ont aussi vécu ou été concernés par des situations analogues. »

Je ne souhaite pas en dire plus ici sur ces moments. Seulement souligner l’importance d’accompagner les personnes au long cours, après qu’elles aient libéré leur parole et parfois signalé les violences qu’elles ont vécues. C’est en effet après cette phase, après avoir signalé et eu l’illusion d’un soulagement éventuel, que les personnes se retrouvent trop souvent seules et isolées, souvent écartées de leur famille sportive, obligées de quitter leur club ou la structure d’entraînement où elles pratiquaient… Et elles sont trop souvent en difficulté pour obtenir des informations sur l’évolution des enquêtes les concernant.

Lors de notre premier séminaire, au-delà du récit fait par les participants, nous avions d’ailleurs posé cette question: « Comment auriez-vous souhaité que le monde du sport (club, fédération, ministère) vous accompagne après que vous ayez libéré votre parole ? » Les notions qui sont le plus souvent revenues sont celles de référent local, de référent national, de travail en commun, d’accompagnement global (scolaire, professionnel, psychologique, financier…) et de formation à… l’information de ses propres parents – puisque certains ne parvenaient pas à franchir ce pas-là.

 

Entre Muriel Réus et le docteur Hélène Romano, pendant le discours de clôture d’Amélie Oudéa-Castera. ©Cabinet Véronique Guillotin/JudoAKD

 

Q5/5 – D’une manière plus globale, en quoi ces cinq années à travailler sur ces thématiques ont confirmé des intuitions anciennes ou, à l’inverse, ont interrogé le regard que tu portes sur le métier d’enseignant ?

En fait dès la fin des années quatre-vingt-dix et en particulier avec les Jeux d’Atlanta, pour moi la messe est dite. L’évolution de la discipline vers un sport olympique avait déjà envoyé le judo et ses grands objectifs éducatifs, si ce n’est aux oubliettes, du moins à la cave. Le sport-business a terminé le travail en envoyant les objectifs éducatifs du sport et du judo au grenier.

Tu parles d’intuitions anciennes et tu as raison ! Quand j’étais athlète en équipe de France au début des années quatre-vingts, je me suis mis progressivement – et parfois inconsciemment – en marge de certaines pratiques ou tendances dominantes à l’époque. Il y avait des écoles et des clubs très divers qui accueillaient les judokas de haut niveau. Certains avaient l’ambition de former et d’accompagner des judokas complets, qui cherchaient à comprendre et à exprimer le judo, y compris en compétition au plus haut niveau. D’autres ne se souciaient en apparence que du résultat. J’avais parfois l’impression qu’ils surjouaient un rôle de provocateur, une posture faite d’exagération et même d’outrance. Pour certains, c’était sans doute le cas, mais dans tous les groupes humains il y a des gens fragiles et qui interprètent très mal ce genre d’humour et de transgression au-delà de certaines limites. En clair, quand la structure ou l’institution ferme les yeux sur des faits qui sont déjà des délits, il ne faut pas s’étonner que quelques individus aillent beaucoup plus loin.

À l’INSEP, à la fin des années quatre-vingt-dix, sous l’impulsion du directeur Michel Chauveau, le département des sciences du sport était en plein développement. Des chercheurs en psychologie exploraient les traits de personnalité des athlètes. Ils cherchaient à comprendre les relations de travail entre entraîneurs et entraîné(e)s. Ils avaient aussi identifié un comportement qu’ils avaient qualifié d’« hypercompétitivité ». Il s’agissait de sportifs tellement obsédés par un besoin d’affirmation de soi et de réussite qu’ils étaient (qu’ils sont) capables d’adopter des pratiques déviantes pour y parvenir (dopage, tricherie, violence et intimidation). Cette « hypercompétitivité » peut être comparée à une addiction. Elle met en risque en premier lieu ceux qui glissent pour des raisons très diverses vers ces pratiques.

L’étude faisait aussi des liens avec des pratiques à risque que ces athlètes pouvaient aussi adopter en dehors du sport, dans la vie de tous les jours (conduite automobile en transgressant toutes les règles, en étant très alcoolisé, incivisme dans des lieux publics, violences verbales, physiques, conjugales, sexuelles, etc.). Heureusement, ces comportements ne caractérisent qu’une minorité d’athlètes. Mais certains, ayant une assez grande notoriété, ont pu influencer très négativement les générations suivantes.

« On optimise sans doute un portefeuille d’actions avec des outils de défiscalisation, mais pas l’état de grâce d’un artiste, l’expression d’un instant d’un athlète de haut niveau qui se joue entre perception, adaptation et créativité. On peut en revanche parler d’amélioration, d’optimisation de la préparation. Mais c’est un autre moment, une autre réalité et une autre temporalité. »

Pour les personnes de ma génération et de la suivante jusqu’aux années deux mille, je sais que dans ma famille sportive, tout le monde comprendra bien à quoi je fais ici allusion. Parfois ces comportements ont eu une issue dramatique. Le pire c’est que, plus tard, certains de ces individus se sont reconvertis en dirigeants du sport et c’est particulièrement le cas dans les sports de combat.

Je suppose que c’est en lien, mais lorsque j’ai arrêté la compétition et que j’ai commencé à enseigner le judo dans des clubs puis à entraîner de jeunes athlètes vers le haut niveau, j’étais habité par l’idée d’un projet qu’on pourrait intituler : « Entraîner autrement » !

Je pensais que les erreurs et les abus des entraîneurs étaient d’abord une conséquence du manque de formation pédagogique et de lacunes dans la méthodologie d’entraînement, dans le champ des sciences humaines notamment… En France, il n’existait pas (et je pense que c’est toujours le cas) de guide éthique et déontologique comme l’outil que l’Association canadienne des entraîneurs a édité depuis plusieurs années déjà.

Dans les formations d’éducateurs sportifs et d’entraîneurs, à partir de la fin des années quatre-vingt-dix, on a négligé la transmission des caractéristiques des jeunes athlètes (enfants et adolescents), des étapes de leur développement en tenant compte des effets de la maturation, au profit de ce qu’on appelle les outils d’optimisation de la performance. Rien que le vocabulaire utilisé me semble erroné et indique une vision, une approche qui n’est pas la mienne.

On optimise sans doute un portefeuille d’actions avec des outils de défiscalisation, mais pas l’état de grâce d’un artiste, l’expression d’un instant d’un athlète de haut niveau qui se joue entre perception, adaptation et créativité. On peut en revanche parler d’amélioration, d’optimisation de la préparation. Mais c’est un autre moment, une autre réalité et une autre temporalité.

Donc il me semble qu’on a « négligé » – le mot est faible si on se réfère aux témoignages que nous avons reçus concernant les VSS – la sensibilisation et la formation éthique et déontologique des entraîneurs. Par exemple, dans les sports de combat où la relation athlète/entraîneur (on disait jusqu’à très récemment « la relation entraîneur/entraîné(e) ») était le plus souvent caractérisée par un rapport de domination. On a reproduit un modèle archaïque pendant des décennies, qui induisait un niveau de collaboration minimal, et où une relation d’autorité était la norme (« tu fais ce que je te dis de faire »). Ceux qui essayaient de faire autrement subissaient le reproche « de trop écouter les athlètes » suivi de l’injonction « il faut être dur » – là où un « il faut être exigeant » aurait sans doute suffi. J’en parle en connaissance de cause puisque je l’ai vécu.

En 1998, une étude du laboratoire de psychologie du sport de l’INSEP montre les stratégies astucieuses des athlètes féminines des équipes de France de judo, pour échapper au climat coercitif et violent qu’elles subissent. Dès cette époque, mes intuitions m’avaient conduit à me rapprocher des experts de ce laboratoire avant-gardiste.

1998, c’est aussi l’année où j’ai arrêté d’entraîner à l’INSEP. Je ne supportais plus l’ambiance, le climat, la manière dont on traitait les athlètes. J’ai rejoint la direction de la formation à la Fédération de judo pour développer des projets et des outils pédagogiques (la collection de DVD et vidéos Perfectionnement et le projet national Projet Judo notamment), ce qui m’a d’ailleurs permis de continuer à travailler avec les experts du laboratoire de psychologie du sport de l’INSEP dans le cadre de ma mission de correspondant de recherche.

Le manque de formation des entraîneurs à différentes époques ne se traduit pas uniquement dans une relation entraîneur/athlète autoritaire, coercitive même. Elle s’accompagne presque toujours d’un dérèglement des charges d’entraînement par une augmentation incohérente du volume, de la quantité de la charge au détriment de la qualité.

« Comment peut-on penser que dans ces circonstances les athlètes sont dans les bonnes conditions physiques et mentales pour se lâcher, prendre tous les risques, utiliser pleinement leurs facultés de perception et d’anticipation pour s’adapter dans l’instant, intuiter, être créatifs ? »

Lorsque les entraîneurs ne sont pas suffisamment formés – et ça arrive encore aujourd’hui –, ils peuvent avoir une connaissance très approximative de la méthodologie d’entraînement, de la gestion de la charge d’entraînement et de la périodisation par exemple. Quand c’est le cas, ils se réfugient derrière les poncifs et les préjugés qui ont hanté toutes les générations de judokas. Et ils assomment les athlètes sous le volume, la quantité, le volontarisme. Ils les poussent à faire toujours plus, proposent des programmes incohérents, deviennent de plus en plus autoritaires et, à la fin, reprochent aux athlètes qu’ils n’ont pas su préparer pour le jour J, « de ne pas s’être battus » ! Et ça, pour moi, c’est vraiment de la maltraitance.

La déroute des Jeux olympiques d’Athènes en 2004 trouve à mon avis une partie de son explication dans ces éléments d’analyse (incomplète), mais le phénomène s’est produit à d’autres époques et se reproduira encore.

Par exemple, dans les années quatre-vingts et quatre-vingt-dix, après une préparation incohérente et ratée, les athlètes étaient punis. Double dose d’entraînement, double volume au retour d’un grand championnat, alors que la contre-performance venait en premier lieu d’un manque d’intensité et de qualité, et donc d’une faute de l’encadrement dans la conception de la préparation.

À différentes époques, les athlètes arrivaient fatigués et en mode diesel sur la plupart des grands rendez-vous. Ils ne pouvaient plus exprimer ni de la vitesse ni de l’explosivité. L’encadrement, stressé par la pression du résultat et les enjeux pour la sphère politique, la gouvernance de la Fédération, s’était rassuré en se lâchant sur la quantité de travail et le volontarisme. Par ricochet, la pression sur les athlètes était décuplée.

Comment peut-on penser que dans ces circonstances les athlètes sont dans les bonnes conditions physiques et mentales pour se lâcher, prendre tous les risques, utiliser pleinement leurs facultés de perception et d’anticipation pour s’adapter dans l’instant, intuiter, être créatifs ? Ceux qui ont réussi dans ces moments critiques sont ceux qui se sont émancipés de la doxa, des injonctions, des poncifs, et d’autres mantras nocifs que générait le système lui-même !

C’est pourquoi, devenu entraîneur des équipes de France juniors, j’avais tout de suite un projet pour essayer d’orienter la formation et l’entraînement des jeunes selon d’autres idées et d’autres conceptions. J’ai eu le sentiment d’une amélioration jusqu’en 1996 ou 1998 environ. Et puis c’est reparti dans l’autre sens, nos vieux démons nous avaient rattrapés.

« C’est compliqué et ça demande du courage de faire cette démarche. Il faut savoir se mettre un peu en retrait, s’isoler de ce qu’on pense de vous. »

L’étude de 1998 citée plus haut, à laquelle a contribué la championne d’Europe de judo Alice Dubois, était coordonnée par le laboratoire de psychologie de l’INSEP. Elle aurait pu être prise en compte. Mais la Fédération et l’encadrement du haut niveau l’ont simplement ignorée.

Au début des années deux mille, Philippe Fleurance, le directeur de ce même laboratoire, a transmis un courrier très inquiétant à Alain Mouchel, le directeur de la préparation olympique qui avait son bureau à l’INSEP. La lettre alertait sur des risques de dépression et même de suicide en lien avec ce qu’on nommerait aujourd’hui des faits de harcèlement psychologique. Mais cette alerte, comme tant d’autres, est restée sans réponse de la part des instances du sport et des fédérations concernées.

Avoir traversé toutes ces époques et ces expériences m’a conduit à interroger les métiers d’entraîneurs et de professeurs ainsi que leurs pratiques et les croyances qui souvent les déterminent… J’ai développé ces thèmes dans mes deux derniers livres (Entraînement cognitif et analyse de l’activité, 4Trainer, 2021 ; Le revers de nos médailles, Dunod, 2023).

Je pense que l’enseignement comme l’entraînement sont des processus globaux. C’est une aventure humaine qui se joue grâce à des rencontres et qui s’élabore à travers la qualité et la pertinence des interactions lors de multiples situations. C’est un long processus. Ça ne se joue pas en une séance, un coaching, un exercice magique.

J’ai souvent constaté que les entraîneurs qui avaient réfléchi à cela avaient changé d’attitude, de posture, de manière de coacher. Ils sont davantage conscients des choses et respectent mieux leurs athlètes.

Mais c’est compliqué et ça demande du courage de faire cette démarche. Il faut savoir se mettre un peu en retrait, s’isoler de ce qu’on pense de vous. Car le sport business pousse l’ensemble des acteurs à faire exactement l’inverse. Il faut paraître et jouer un numéro en permanence pour satisfaire la sphère médiatique. C’est comme pour la politique.

En fait, tout se passe comme si on avait créé un monde, un environnement où l’argent et la notoriété étaient devenus les valeurs cardinales et avaient supplanté la maîtrise, l’expertise, la connaissance de soi, bref tout ce qu’exprime l’athlète, le judoka de très haut niveau quand il est à son apogée, en état de grâce, tel un artiste. On a en quelque sorte ici inversé les valeurs. Tu vas marquer trois pénalités et dans la foulée tu vas les poster sur TikTok !

J’exagère à peine tant on a l’impression que ce sont les médias, les normes des broadcasts, les annonceurs et les financiers qui déterminent le plus les décisions et les évolutions. On a souvent le sentiment d’une supercherie et de l’imposture de ceux qui sont censés analyser, expertiser, arbitrer les situations-clés. Les dirigeants cherchent à satisfaire en premier lieu les médias, car c’est ce que leur impose leur modèle économique et qui permet de générer du profit et de la visibilité pour eux-mêmes. On voit où nous mène cette dérive avec l’évolution et les changements absurdes des règles d’arbitrage. On en a beaucoup entendu parler pendant les Jeux olympiques de Paris.

Mon engagement dans la lutte contre les VSS dans le sport à travers l’association Artémis Sport prolonge donc mes intuitions et mes expériences depuis les années quatre-vingts, lorsque j’étais moi-même un athlète. Cela appelle une approche et des réponses systémiques et globales.

Le respect des individus, de la personne, c’est le fondement de la déontologie du métier et de la réflexion pédagogique. Il faut repartir de là. Reconstruire un ensemble de repères pour tous les acteurs du sport et pas seulement pour les entraîneurs et les éducateurs sportifs – qui sont souvent les fusibles ou les boucs émissaires du système. Les pratiques de formation et d’entraînement, de suivi et de management, de gestion des groupes et de métiers liés au sport s’amélioreront à condition que les gouvernances ne génèrent pas elles-mêmes les ferments d’un environnement de violences, de dérives et de dysfonctionnements. – Tous propos recueillis par Anthony Diao, automne 2025. Photo d’ouverture : ©Cabinet Véronique Guillotin/JudoAKD.

 

 

 

 

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