Amandine Buchard – Le statut et la liberté

Née le 12 juillet 1995 à Noisy-le-Sec (France), Amandine Buchard fut entre août 2013 et août 2016 l’unique Française parmi les onze membres de la World Judo Academy, un feuilleton que j’ai eu le privilège d’animer pendant dix-huit numéros pour le bimestriel L’Esprit du judo et qui comprenait également au casting la -57 hongroise Hedvig Karakas, la -63 israélienne Yarden Gerbi, la -78 étatsunienne Kayla Harrison, la +78 cubaine Idalys Ortiz, le -66 russe Yakub Shamilov, le -73 sud-africain Gideon Van Zyl, le -81 canadien Antoine Valois-Fortier, le -90 brésilien Tiago Camilo, le -100 belge Toma Nikiforov et le +100 égyptien Islam El Shehaby. Un précis de symétrie, d’histoires et de géographie du sport. Des onze, « Bubuche » était la plus jeune, la plus légère mais pas encore la plus tatouée. La plus tourmentée, aussi, elle qui acheva ce cycle carioca en exil en Espagne, le corps et l’âme meurtris de ne plus parvenir à descendre sous les 48 kg, reportant de quatre ans – et même cinq, pandémie oblige -, le serment fait à son défunt paternel de hisser un jour le dossard portant leur nom tout en haut de l’Olympe… Arrivée aujourd’hui à l’aube de ses trente ans, le cou ceint de la douzaine de médailles olympiques, mondiales et européennes que les premiers éclats du temps de l’expérience World Judo Academy laissaient augurer, Amandine Buchard a accepté de se livrer comme rarement. Un entretien à lire pour ce qu’il dit autant que pour ce qu’il tait. À ces altitudes, chaque mot compte et les jours y savent ce qu’ils doivent aux nuits qui les précèdent. L’échange débute à l’hiver 2024, mais il s’inscrit aussi et surtout dans le prolongement d’une discussion débutée trois olympiades plus tôt. – JudoAKD#026.

 

Une version en anglais de cet entretien est disponible ici.

 

 

Montpellier, 25 avril 2014. Entretien en salle d’échauffement avec une prometteuse vice-championne d’Europe senior de 18 ans. ©Patrick Urvoy/JudoAKD

 

En quoi y’a-t-il un monde d’écart entre l’Amandine du printemps 2016 qui, la mort dans l’âme, devait renoncer à la course à la qualification olympique en -48 kg, et celle de février 2024, qui aborde cette dernière ligne droite olympique en taulière des -52 kg ?

Il n’y a pas un monde, il y a une galaxie d’écart. Je reste évidemment la même personne mais il y a eu une évolution, forcément. Je suis plus ferme dans mes prises de décision. Quand ça ne va pas, je n’ai plus peur de le verbaliser. J’arrive à me confier, à extérioriser. Avant c’était l’inverse : je me renfermais. Personne ne comprenait réellement ce que je vivais. J’avais l’impression de n’être ni entendue ni attendue. Aujourd’hui j’exprime tout et tout de suite. J’impose mes choix.

Qu’est-ce qui t’a aidé à passer ce cap au fil des tempêtes (poids, blessures, vie perso…) ?

Médicalement, je me suis entourée de personnes bienveillantes. Idem pour les entraîneurs de club et les entraîneurs nationaux. J’ai des personnes qui m’aiment autour de moi. Le cercle est aujourd’hui bien plus restreint que ce qu’il a pu être par le passé, et c’est important d’avoir près de moi les personnes sur qui je peux compter dans le bon comme dans le moins bon. Ce fameux printemps 2016 m’a permis de faire un gros tri car il y avait beaucoup de gens qui gravitaient autour de moi. Beaucoup étaient là pour la Amandine qui brille et qui fait des médailles. Mais quand il y a eu la Amandine qui brillait moins, qui a fait sa dépression et qui est partie à l’étranger, beaucoup de personnes ont disparu. Le tri s’est fait tout seul. Il était nécessaire et bénéfique.

L’autre changement majeur est évidemment la question de la catégorie de poids…

Carrément. Bien sûr je traîne encore de petits traumatismes mais c’est beaucoup mieux aujourd’hui qu’en 2016. Aujourd’hui quand je fais du judo c’est d’abord par passion et par envie, et non pas dans le but principal de perdre du poids, car ça c’est quelque chose qui m’a fait du mal dans ma vie de judoka comme dans ma vie de femme. Ne plus avoir à gérer cela m’a enlevé un très gros poids.

À quel point ?

J’ai pris énormément en force de caractère. J’arrive plus facilement à savoir ce que je veux et à l’exprimer. J’ai pris de l’expérience. Il y a des choses que l’on vit et que l’on n’a pas forcément envie de revivre. Des choses qui, une fois vécues, méritent d’être anticipées et évitées. Beaucoup de choses ont changé. Je suis fière de la personne que je suis et des valeurs que je véhicule aujourd’hui.

Malgré ou à cause de ces leçons, tu restes vigilante et t’es accordée cette saison un break « préventif » (si j’ai bien compris) de plusieurs semaines après les Europe de Montpellier, en mode « qui veut aller loin ménage sa monture ». Peux-tu m’en dire davantage sur les tenants et les aboutissants de cette décision ?

Oui je reste vigilante. J’ai connu la dépression. J’ai connu des moments qui sont très difficiles. Ils m’ont fait beaucoup de mal et m’ont convaincu du fait que j’avais tout sauf envie de les revivre. Il y a des signaux qui permettent d’anticiper le fait que certaines choses arrivent et parfois s’aggravent. J’ai pris une décision particulière sur cette fin d’année 2023, début d’année 2024 : celle de couper avec le judo. Couper les entraînements randori, les compétitions comme le Grand Chelem de Paris. Ce sont des choix atypiques, qui sortent de la norme, mais qui étaient nécessaires pour mon bien-être et pour ma santé mentale. Je suis passée à deux doigts d’un gros burn-out. J’ai pris ces décisions avant que le pire n’arrive.

Pourquoi cette prudence, si près des Jeux ? D’ordinaire c’est en début de cycle que les athlètes soufflent un peu, pas dans la dernière ligne droite…

C’est lié à l’enchaînement des deux olympiades, une de cinq ans avec la pandémie, l’autre de trois ans avec cette particularité des JO de Paris. Si tu te souviens bien, j’avais déjà repris dès novembre 2021 à Abou Dhabi, quatre mois à peine après les Jeux de Tokyo – et je gagne ce Grand Chelem de reprise, comme, deux mois plus tard je remporte aussi celui de Paris.

Effectivement, la coupure post-JO a été courte…

J’ai pas traîné car je commençais à faire une petite dépression après Tokyo.

C’est-à-dire ?

Comme je n’avais pas fait Rio [ne parvenant plus à descendre au poids en dessous des -48 kg où elle était n°1 française et médaillée européenne et mondiale, Amandine avait manqué la pesée lors de trois tournois importants en mai et octobre 2015 puis en février 2016, avant de se résoudre la mort dans l’âme à renoncer aux JO le 17 avril, à trois mois de l’échéance, NDLR], je m’étais fait un peu une montagne du truc genre « ouah les Jeux olympiques, la médaille », tout ça… Oui, t’es dans l’effervescence, l’euphorie tout ça, mais en fait c’est tellement éphémère. Une fois Tokyo passé, j’ai ressenti un vide. Et la prise de conscience que tout ça n’a pas beaucoup changé ma vie, en fait. J’ai senti que je commençais à faire une dépression. Et là je me suis dit « non non, faut vite que je retourne à l’entraînement, faut vite que je retourne en compète ». C’est pour ça que je suis revenue très vite. Le truc c’est qu’au final, avec le recul j’ai l’impression d’avoir enchaîné deux olympiades et c’est usant.

D’autant que s’est ajouté à cela le fait que tu as habitué les gens à être tout le temps performante…

Mais ouais ! On t’attend toujours. T’es comme une valeur sûre et ça te met une pression permanente. Performer, tout le temps, tout le temps, tout le temps. Ajoute aussi cette grosse blessure au dos qui m’a provoqué des douleurs chroniques. Je traîne une fracture de la vertèbre L5 qui fait qu’à vie, je vais devoir m’assurer d’un minimum de tonus musculaire du dos. Or c’est le fait de m’éloigner et de varier les activités qui m’a fait comprendre que c’est précisément la rotation judo qui me cause ces douleurs… La vérité c’est que le corps humain n’est pas fait pour avoir mal. Et associer ces douleurs constantes au judo n’a pas fait du bien au réveil de mes facteurs dépressifs. Ajoute à cela l’approche des Jeux à la maison…

C’est pour cela que tu as peu à peu essayé d’alléger le programme…

Voilà. Vers le milieu de l’année 2023 j’ai commencé à développer un sentiment de ras-le-bol. En mai par exemple, je n’ai pas fait judo entre les mondes de Doha et les France par équipes. Derrière je vais fin juin en Mongolie toute seule avec mon entraîneur de club Nicolas Mossion, et je fais 2e. Début août, idem. Je gagne les Masters de Budapest avec trois séances dans les jambes. Peu de judo mais libérée des douleurs.

En novembre tu atteins tout de même à Montpellier ta troisième finale européenne en trois ans et ton deuxième titre à ce niveau après celui de Lisbonne en 2021…

Oui mais dis-toi justement que sur ce championnat d’Europe, par exemple, je n’avais aucune envie d’être là. Aucune. J’avais pourtant d’excellents souvenirs de cette salle : mon premier titre national senior en 2012, ma première médaille européenne en 2014… J’ai traversé cette journée avec zéro plaisir et le sentiment d’avoir été spectatrice… Me sentir dans cet état, à quelques mois des Jeux, ça m’a fait du mal. Le judo a toujours été ma passion, ma source de réconfort et de bien-être, et là ça s’était transformé en source de mal-être : pas de plaisir, pas de passion, rien. C’était horrible. J’ai senti que j’allais droit dans le mur et c’est pourquoi j’ai décidé de couper.

C’est radical.

Tu sais, j’ai déjà vécu le « faire les Jeux à tout prix » une fois, en 2016, et je ne voulais pas revivre cela. Et je ne l’aurais pas vécu une deuxième fois, sache-le… Les Jeux, ils ont beau être à Paris, si j’avais fait un burn-out complet, c’était non. Ma santé, et en particulier ma santé mentale, c’est ma priorité. S’il avait fallu que je ne fasse pas les Jeux eh bien je ne les aurais pas fait, tant pis. Parce que je sais dans ma chair ce que ça fait d’y laisser sa santé mentale… Alors bien sûr, avant d’en arriver là, j’ai pris le temps de réfléchir. J’ai fait des choix. Des choix atypiques, qui sortent de la norme, et qui n’ont pas forcément été ni compris ni partagés. Mais c’est ce qui convenait à mon bien-être et à ma santé mentale à ce moment-là. Et ça, c’est le plus important.

Quels sont ces choix ?

Je me suis éloignée des tapis, de l’Insep. J’ai pratiqué plusieurs sports à l’extérieur. J’ai repris le rugby, fait du squash, du five, de la natation… Ça m’a fait énormément de bien car je suis addict au sport. Ça me permettait d’en faire et de continuer à m’entraîner dur mais différemment et, je l’espère, de manière intelligente.

À quel moment as-tu senti que ça commençait à porter ses fruits ?

Quand j’ai senti revenir peu à peu cette lueur de plaisir et de passion. Tout ce que j’avais dans le judo avant, qui me tenait debout, j’étais en train de le perdre, et cette sensation de glissement était terrible. Aujourd’hui même si le plaisir n’est pas encore totalement revenu, je sais que j’ai encore une voire même plusieurs sources de plaisir quelque part. Ça m’aide à faire un pas vers le judo et la performance. Je suis contente du choix que j’ai fait. À partir du moment où ça va mieux, c’est que ce choix était le bon.

Tu reprends début mars 2024 au Grand Chelem de Tashkent…

… Que je remporte, oui. Et quand bien même je n’aurais pas gagné ce tournoi de reprise, je savais que c’était quand même la bonne décision d’avoir coupé. Parce que si j’avais continué comme avant, j’allais droit dans le mur.

Qu’aimerais-tu que le grand public comprenne mieux de la réalité des athlètes de haut niveau, aujourd’hui ?

J’aimerais que le grand public comprenne que la vie d’un athlète de haut niveau ne se résume pas à ce qu’il voit à la TV, c’est-à-dire les victoires et les défaites. Il y a tellement de choses derrière tout ça. Notre quotidien, ce qu’on vit, ce qu’on ressent, les sacrifices qu’on fait, les étapes par lesquelles on passe, les moments de doute, les répercussions, les facteurs extérieurs que sont les gens, puisque nous vivons dans une société cruelle, dure. On en pâtit. Qu’ils mesurent tout ce qu’il y a autour, la presse, les fédérations, nos vies personnelles. On nous demande tellement d’exigence et d’excellence sur tout, et nous avons tellement de choses à gérer à la fois. Les gens ne s’imaginent même pas 10 % de notre quotidien. Ça pourrait être bien qu’ils comprennent. Quand je lis certains commentaires sur les réseaux je me dis qu’ils ne se rendent pas compte de tout ce que nous avons à gérer et à penser. C’est vraiment prenant. Faire du sport, ce n’est pas juste se maintenir en bonne santé. C’est aussi notre travail. Avoir un toit, remplir notre frigo, subvenir à nos besoins, à ceux de nos proches. Or notre pratique sportive est menacée tous les jours, par les blessures, la concurrence, la contre-performance. Qu’ils mesurent aussi que l’après-carrière est également difficile pour nous. En fait il y a tellement d’enjeux. Moi j’ai de la chance : aujourd’hui, ça marche. Mais il y a des athlètes pour qui ça ne marche pas, ou qui ont beaucoup apporté à leur sport, leur fédération et leur pays, et aujourd’hui ils galèrent. Aujourd’hui peut-être que je brille mais si ça se trouve, quand je vais arrêter le judo, je vais galérer aussi. Et pourtant on aura tant apporté à notre sport, à notre pays, à notre fédération. Être athlète de haut niveau, ce n’est pas qu’entretenir notre corps et nous amuser. C’est bien plus que ça.

Tu as longtemps été la petite jeunette/mascotte de l’équipe. Est-ce que l’épreuve de 2016 a marqué la fin de ton innocence ?

En tout cas ça y aura grandement contribué ! Il faut se souvenir qu’à l’époque, le contexte était compliqué pour la Fédé de me laisser monter car j’avais battu la championne du monde et la championne olympique en titre en -48 kg. J’étais l’athlète française la plus proche d’un podium voire d’un titre olympique. Il y a eu des moments où mon corps aurait vraiment eu besoin de monter de catégorie de poids mais quand on te rappelle sans arrêt que t’as une médaille olympique à aller chercher, que t’es jeune et que t’as pas encore un caractère très affirmé, tu sur-respectes la hiérarchie. T’as pas encore cette conscience que dire non c’est pas vraiment un manque de respect, c’est tout simplement un choix à faire par rapport à ta santé. Si je ne prends pas soin de moi moi-même, ce ne sont pas les autres qui le feront. Dans ces périodes-là, les athlètes ne sont pas vus comme des êtres humains mais plutôt comme des pions, des potentiels de médailles, c’est tout. Or nous sommes des humains. Si la bouche ne parvient pas à l’exprimer, le corps fait en sorte que vous soyez entendue. Dans mon cas, il s’est bien fait entendre [Sourire].

Est-ce à ton retour fin 2016 sur la Golden League en Tchétchénie, quand tu secoues coup sur coup la Kosovare Majlinda Kelmendi puis l’Italienne Odette Giuffrida, respectivement championne et vice-championne olympique cinq mois plus tôt en -52 kg, que tu as eu le sentiment de basculer de la catégorie « jeune espoir » à celle de « taulière » ?

Les -52 étaient devenues une évidence pour moi. D’autant que deux ans avant cette coupe d’Europe des clubs j’avais pu faire un championnat du monde junior dans cette catégorie, où j’avais éliminé Odette d’ailleurs. Sur cette épreuve européenne par équipes de club, ça m’a fait du bien de pouvoir les secouer un petit peu, j’avoue. Je me suis rendue compte que c’était ma « vraie » catégorie et que j’avais possibilité d’y être très forte. Je montais tout juste donc je ne dirais pas que j’étais une taulière. En tout cas j’étais déjà performante, ça c’était clair.

Qu’est-ce que c’est d’ailleurs, être une taulière, selon toi ?

Pour moi les taulières ce sont les athlètes qui sont très très régulièrement sur les podiums. Ce sont celles dont tu sais, à peine les tirages au sort sortis, qu’elles seront au rendez-vous des demi-finales. À cette époque il y avait la Kosovare Majlinda Kelmendi, la Russe Natalia Kuzyutina, la Roumaine Andreea Chitu… C’était hyper encourageant de déjà réussir à les bouger, d’autant qu’étant alors nouvelle venue dans la catégorie, j’étais physiquement un peu légère…

Comment ça ?

Figure-toi que quand la tête a lâché prise par rapport à tout le stress psychologique lié à mes problèmes de poids, j’ai tellement maigri en réaction que je me suis même retrouvée à un poids que j’aurais souhaité quand j’étais en -48 ! À 51 kg j’avais intérêt à passer sous les barres si je ne voulais pas me faire manger dans ma nouvelle catégorie !

 

Abou Dhabi, 19 mai 2024. En route pour un cinquième bronze mondial en dix ans aux côtés du fidèle Christophe Massina. ©Emanuele Di Feliciantonio-IJF/JudoAKD

 

Tu as connu pas mal d’entraîneurs et de référents sur ton parcours. Parviens-tu à identifier ce que chacun à sa manière a réussi à t’apporter ?

Pour beaucoup de gens, la lumière récente sur les résultats du PSG est liée à l’arrivée de Damiano Martinuzzi mais je tiens vraiment à y associer Nicolas Mossion et Florent Urani qui ont fait un travail costaud en amont. Nico en plus je l’ai eu en pôle Espoirs. Par ailleurs, si je rembobine jusqu’à mes débuts, c’est vrai que Cathy et Jean Mouette m’ont transmis les valeurs du judo, tant en tant que pratiquante qu’en tant que personne voire même en tant qu’arbitre puisqu’elle nous a formés très jeunes à l’arbitrage. Ils m’ont transmis ce truc de toujours en vouloir plus – que j’avais aussi en moi, hein.

En quoi tout cela t’a permis de sortir du lot ?

Ça m’a beaucoup aidé car je venais d’un petit club dont forcément je commençais à ramener les plus gros résultats rien qu’avec un titre de championne interrégions minimes ! Ça m’a donné envie en tant que compétitrice mais aussi en tant qu’athlète de Noisy-le-Sec de vouloir offrir à ce club qui m’a donné cet amour du judo, de leur rendre en retour. Il y a eu les premières médailles internationales, aux Europe et aux mondes en cadets, les France cadets juniors et seniors. Puis Cathy et Jean m’ont confié à Nico en pôle, avec qui j’ai vraiment super bien accroché.

Tu n’es pas la première à louer les qualités pédagogiques de Nicolas Mossion…

Je trouve que c’est un très bon entraîneur. Il sent très bien le judo et m’a très bien encadrée. Il m’a fait passer un cap. Sa présence au PSG est aussi ce qui m’a poussé à y aller car je suis plutôt club très famille, à l’image de ce que j’ai eu la chance de vivre pendant plusieurs années au RSC Champigny. Quand j’ai décidé de redynamiser ma carrière en changeant de club après les Jeux olympiques de Tokyo, ça a été une évidence de rejoindre Nico, qui était au PSG, parce que je savais que j’avais démarré un gros travail avec lui en pôle et qu’il pourrait m’apporter beaucoup de choses avant les Jeux de Paris.

Au niveau national tu as beaucoup bossé avec Christophe Massina…

Il m’a énormément apporté et m’apporte encore aujourd’hui. Totof m’a vue vers 2011 ou 2012. Je l’ai eu en entraîneur junior puis sénior. Il m’a beaucoup manqué sur l’olympiade de Tokyo. Je le voyais chez les gars et je n’espérais qu’une chose, c’est qu’après Tokyo il repasse chez les filles. Autant te dire que quand j’ai su qu’il revenait j’ai tout de suite voulu travailler avec lui. Totof ce sera un des entraîneurs qui m’a le plus marqué et aidé, tant sur le judo qu’au niveau psychologique car il me connaît très très bien… Il y a Séverine Vandenhende aussi sur une courte période sur l’accompagnement pour Tokyo, même si je suis repassée sur Larbi Benboudaoud car Séverine suivait Astride Gneto mais elle a toujours eu un message gentil envers moi. Pendant les JO elle a été précieuse. Elle m’a proposé qu’on aille se promener au village deux jours avant ma compète pour savoir dans quel état psychologique j’étais, si j’allais bien, si j’avais tout ce qu’il fallait, de ne surtout pas hésiter si j’avais besoin de quelque chose… Tous les entraîneurs ne l’auraient pas fait.

Lors de ta période difficile de 2016, c’est en Espagne que tu as repris pied…

Sugoi Uriarte à Valence a été formidable, et je ne perds jamais une occasion de rappeler son apport notamment dans mes publications Internet. Après mon retournement au sol aux Europe je l’ai dédicacé sur les réseaux sociaux car c’est avec lui que j’ai appris à maîtriser cet enchaînement. Et je pense d’ailleurs que s’il y a aujourd’hui autant de Français qui passent chez lui pour s’entraîner, c’est aussi parce que je lui ai fait une bonne pub… Audrey Bonhomme aussi, qui m’a beaucoup aidée quand j’étais à Champigny. Si je suis restée longtemps à Champigny alors que j’avais déjà des velléités de départ, c’est aussi parce que Audrey se détachait de son temps de cadre à la SNCF et de mère de famille pour avoir le temps de venir de temps en temps me faire faire technique au club.

Tu fais partie d’une génération décomplexée vis-à-vis des langues étrangères, en interaction permanente avec des athlètes d’autres pays ou d’autres sports via les réseaux sociaux. Quels sont les rencontres, voyages ou moments marquants que tu n’aurais sans doute pas pu vivre si tu n’avais pas été athlète de haut niveau ?

J’ai parfois regretté de ne pas m’être investie davantage dans les langues étrangères à l’école. Je trouve qu’en France on ne valorise pas assez ces cours-là. On a tellement d’heures de cours qu’on néglige ces matières. J’ai appris sur le tas avec le haut niveau. Je me suis bien rattrapée : l’espagnol je l’ai apprise toute seule. Ce sont les affinités entre athlètes ou entre athlètes et entraîneurs qui font la différence. Ce sont ces affinités qui te poussent à vouloir être plus précis pour échanger mieux. Ça m’a permis de faire de belles découvertes et rencontres. C’est ce qui est beau dans mon sport : sur le tatami, on s’en met plein la tête mais en dehors, avec les mêmes personnes, on peut aller boire un coup, manger un truc voire partir en vacances. Nous savons faire la part des choses entre les moments de baston et les moments où on profite de la vie. Ça m’a permis d’avoir cette deuxième famille en Espagne, d’aller en Italie chez Maria Centracchio et passer du temps avec mes potes Alice Bellandi, Odette Giuffrida et bien d’autres… L’anglais m’a permis de partir en Bosnie-Herzégovine pour aider mon pote Nemanja Majdov pour son académie, et du coup d’échanger en anglais, de faire des interviews en anglais. J’ai une histoire avec beaucoup de chapitres et de tomes, il me manque quelques bases et du vocabulaire. J’aimerais apprendre l’italien et consolider l’espagnol. En tout cas c’est une vraie fierté de pouvoir vivre tout ça et d’aider les potes.

Comment es-tu traversé la double épreuve du confinement et du report des Jeux ? Qu’est-ce qui t’a aidée à tenir bon ?

Ça a été une période très très très très très compliquée pour moi… Souviens-toi : j’avais pas fait les Jeux de Rio pour les raisons que tu sais. Là, sur l’olympiade de Tokyo et dans ma nouvelle catégorie des -52 kg j’ai tout pour moi : médaillée européenne et mondiale, n°1 mondiale pendant trois ans et demi. Bref tous les feux sont au vert et je n’ai qu’une seule hâte : conclure ça avec les Jeux. Là-dessus arrive le covid, t’entends que des gens meurent  – en plus moi je suis hypocondriaque donc laisse tomber le stress… Déjà au départ, tu ne penses qu’aux Jeux. Tu te dis « punaise non, pas si proche, c’est pas possible »… Le plus dur c’est l’incertitude. Un jour c’est « oui on va les faire », un autre jour « non« , « oui mais ça va être reporté », et puis en fait « non« … Émotionnellement c’est horrible. Ça t’atteint. À chaque fois que tu essaies de relativiser, tu te dis que ça va te laisser davantage de temps pour être fin prête, que ça va le faire… Certes tu auras des conditions sanitaires de dingue mais « sois consciente de ta chance déjà de pouvoir les faire »… T’as toujours cette petite voix. Et quand on te dit que ça peut ne pas avoir lieu, là tu te dis « mais non c’est pas possible… » À un moment j’en suis venue à me demander si je n’étais pas simplement maudite. Une sorte de supplice de Tantale, tu vois… Et c’est vrai que j’ai commencé à faire un peu une dépression. En plus de ça j’étais à Champigny dans un appartement, confinée seule. Pas de balcon, pas de jardin. Très dur, avec en plus un rythme chaotique. J’arrivais pas à dormir la nuit, du coup je voyais le jour se lever. Au bout d’un moment mon corps flanchait donc je me rendormais. Donc rythme complètement déglingué.

 Comment as-tu repris pied ?

Tout simplement en le décidant. Un jour je me suis dit que j’allais droit dans le mur et que je ne pouvais pas continuer comme ça. Ce qui m’a aidé à relever la tête c’est qu’on a pu petit à petit commander à nouveau par des applis Internet. J’ai pu commander du matériel de sport. J’ai donc commencé à faire beaucoup de sport chez moi. Parfois j’étais à trois séances par jour, laisse tomber c’était abusé. En tout cas ça m’a aidé.

Et intellectuellement, à quoi t’es-tu raccrochée ?

Pendant le covid, j’étais en train de préparer mon DESJEPS (Diplôme d’État de la jeunesse, de l’éducation populaire et du sport) et ça m’a fait une pause. Je me suis dit qu’en me remettant sur ça, ça va me remettre un cadre, et c’est ça qui va m’aider à reprendre pied. Le théorique, la présentation de dossier, je l’ai fait en visio. J’étais super contente car j’ai pu valider mon diplôme au moment où tout le monde ressortait. Ça m’a sauvé mon confinement.

 

JO de Paris, 28 juillet 2024. Comme aux mondiaux 2023 et 2024, Amandine Buchard prive la Hongroise Reka Pupp, déjà 5e aux Jeux de Tokyo, d’un podium planétaire qui la fuit obstinément. ©Paco Lozano/JudoAKD

 

Longtemps tu as célébré tes victoires par d’émouvantes montées de larmes. C’est moins souvent le cas aujourd’hui. Pourquoi ?

Je ne sais pas. Sur cette olympiade-là, je dirais que je me suis un peu détachée du judo émotionnellement. Avant j’y allais corps et âme. Je mangeais judo, je dormais judo, je faisais tout judo. L’avantage c’est que tu fais tout à fond et que ça t’aide à te motiver au quotidien. Quand c’est dur, ça te donne la force. Là, j’ai eu l’impression d’avoir enchaîné huit ans sans vraie coupure. J’ai eu une période où j’ai vraiment été en trop-plein… En même temps tu te rends compte qu’il y a d’autres choses que le judo et ça, ça peut être à double tranchant parce que tout t’impacte beaucoup. Car quand tu n’as que le judo et que tu as intériorisé le fait que ça ne peut pas tout le temps aller, le jour où ça ne va pas au judo eh bien tu n’as plus rien qui va.

Comment as-tu fait face, quand c’est arrivé ?

Je me suis protégée, consciemment ou non. J’ai mesuré d’un coup qu’il y a plein d’autres choses où je peux être épanouie et heureuse et qui peuvent me faire du bien… Inconsciemment, vu que j’étais dans ce trop-plein-là, j’ai fait un rejet. Je n’avais pas cette même intensité émotionnelle envers le judo… C’est sans doute tout ça qui fait qu’il y a aujourd’hui moins de larmes sur mes joues qu’avant.

À quel moment s’est opérée la bascule ?

Sur l’olympiade d’avant, j’avais tout à prouver. C’était un combat continu pour me créer cette place en -52 kg après ma montée de catégorie. Forcément il y a des larmes parce que petit à petit tu te rapproches de ton objectif. Aujourd’hui que je suis bien installée dans ma catégorie, c’est moins une surprise de me voir gagner un Grand Chelem, d’être championne d’Europe… Des fois ça perd même un peu son goût dans le sens où, des fois, je me dis que je regrette un peu ces moments où j’exprimais vraiment mes émotions. Sur certaines compètes on te met tellement en tête que tu dois performer et que c’est banal que tu le fasses. À force t’en perds presque cette valorisation du travail que tu as fait. Donc je pense qu’il y a aussi un peu de ça. Tu sors de cette bulle où l’anormal est ta normalité. À force tu ne te valorises plus parce que ça devait être comme ça. Je ne sais pas si tu comprends ce que je veux dire ?

Je pense, oui… Tu parlais d’une discussion importante que tu as eue avec Séverine Vandenhende en 2021 à Tokyo. As-tu eu d’autres discussions marquantes comme celle-ci, de celles qui te font reconsidérer les choses du tout au tout ?

Fin 2023, quand ça n’allait pas et que j’allais droit dans le mur. Après les annonces de Montpellier il y avait beaucoup de tensions et d’incompréhensions au sein de l’équipe. De mon côté je saturais. Laurent Rocco, mon préparateur mental, m’encourage à revoir ma psychologue Meriem Salmi, et à me ressourcer. Je mange alors avec Totof et mon agente et confidente Khadija Labhih. Les larmes montent. Je sens que ça ne va pas du tout.

Pourquoi ?

J’avais connu l’impasse des JO de Rio, quand j’avais voulu faire les Jeux à tout prix et que j’avais dû renoncer faute de réussir à être au poids. J’avais ensuite connu les sueurs froides au moment du report des Jeux de Tokyo, en mode « les Jeux ne veulent pas de moi, c’est certain ». Je ne voulais pas revivre ça. J’avais besoin de m’éloigner du groupe, du club. J’avais besoin de penser à moi.

Comment a réagi Christophe Massina ?

Totof était très à l’écoute et il l’est toujours. C’est quelqu’un qui ne fait pas comme tout le monde, qui est capable de se mettre en risque pour toi. Ça pouvait être compliqué pour lui d’assumer ça. Il a pourtant fait le tampon et m’a suivi.

Comment tout cela s’est-il concrétisé ?

J’ai eu un très bon suivi médical. Je ne faisais plus judo, uniquement ma prépa avec Totof. Il est allé jusqu’à venir jouer au squash avec moi, une discipline où j’ai eu la chance de pouvoir pratiquer également avec Camille Serme qui est multiple championne d’Europe. Je faisais du five, du rugby – avec pour consigne de ne pas faire de plaquages car Totof ne voulait pas que je prenne trop de risques, mais bon tu sais ce que c’est, dans le feu de l’action… D’ailleurs au début il ne savait pas non plus que je faisais des matches. Il a fini par le savoir car les fédérations se parlent entre elles, forcément. Quand il a su il m’a dit : « Bon, on ne peut pas te l’interdire. Si ça te fait du bien, tant mieux. Sois juste prudente. » J’ai beaucoup de chance de l’avoir comme interlocuteur, j’en suis consciente.

Lorsque tu décides cette pause en pleine année olympique, tu te fixes une deadline ?

Déja, dès le début je suis certaine de ne pas faire le Grand Chelem de Paris en février. Trop d’attentes, trop de pression et, surtout, je n’avais pas fait judo… Je reprends la semaine qui précède le Grand Chelem en Ouzbékistan, où je suis inscrite le 1er mars. Trois jours de stage à Valence. Quand j’atterris à Tashkent, le staff français ne m’a pas vu faire judo depuis plusieurs mois. Je gagne et d’un coup je me sens comme libérée d’un poids immense.

C’est-à-dire ?

C’est-à-dire que si j’avais perdu, j’en aurais pris plein la tête et Totof aussi. Si je gagne c’est pour moi mais aussi pour nous deux et pour cette confiance et ce temps qu’il a su m’accorder… Accessoirement, je confirme que même en étant faible et peu entraînée je parviens à performer. C’est un vrai enseignement.

Après leur carrière, certains sportifs se souviennent avec nostalgie de compétitions où ils étaient « dans la zone », comme sur un nuage. Cela t’est-il déjà arrivé, ces compètes où tout semble couler de source et où tout semble une évidence ?

Je me suis sentie « dans la zone » lors de mon premier titre européen, en 2021 à Lisbonne. Je bats l’Italienne Giuffrida et rien ne pouvait m’arriver ce jour-là. Rien. Quand tu es dans cet état, tu as la certitude non pas seulement que tu iras au bout – ça, tu n’y penses même pas, en fait – mais que toutes tes décisions sont les bonnes… Dans un registre différent, j’étais pas loin de ressentir ça quelques mois plus tard aux Jeux de Tokyo, même si je m’incline en finale devant la Japonaise Uta Abe.

À propos d’Uta Abe, j’imagine que son émotion aux derniers JO de Paris après son élimination par l’Ouzbèke Keldiyorova ne t’a pas laissée insensible, même si tu étais toi-même toujours en lice…

Je suis en chambre d’appel quand elle prend la boîte. Je suis choquée. Rends-toi compte : à part contre moi en 2019 en finale du Grand Chelem de Tokyo et contre l’Allemande Theresa Stoll, qui était une caté de poids au-dessus d’elle, lors de l’épreuve par équipes mixtes des JO de Tokyo, la seule autre fois où elle avait perdu à l’international ça remontait à 2016, en finale du Grand Chelem de Tokyo, à une époque où elle avait seize ans… À côté de moi, tout de suite,  Totof me dit « Reste dans ton match, reste dans ton match ».

Effectivement, c’est typiquement le type de moment où tu peux perdre le fil…

En 2021 à Tokyo, j’ai compris une vérité : aux Jeux plus que n’importe où ailleurs, tout le monde peut gagner et tout le monde peut perdre. Ça valait pour Uta et ça valait pour moi aussi, du coup. Ce que je ne voulais surtout pas, c’était commencer à me dire : « ça y est, elle n’est plus là, le titre est pour moi maintenant. » C’est pour ça que, tout de suite, Totof me ramène au concret du moment présent. Et il a d’autant plus raison que nous savons tous les deux que, sur cette journée, je ne parviens pas vraiment à me libérer.

La détresse de la Japonaise a fait le tour de la planète. Comment vous l’avez vécue, vous, les filles de la caté ?

À titre personnel j’étais vraiment triste pour elle même si je me souvenais aussi que, quelques mois plus tôt, elle avait eu des mots assez durs sur ses rivales – dont moi, donc – en interview, où elle donnait l’impression qu’il y avait elle et les « gueux » comme nous [Rires]. Cet entretien que JudoInside avait relayé nous avait vraiment fait tiquer, au point qu‘on avait ressenti le besoin de se l’envoyer ou de s’en parler avec Krasniqi et Ody [Giuffrida, NDLR].  C’est typiquement le genre de trucs dont on se sert pour se motiver, entre athlètes… Est-ce que Paris a été un retour de karma ? Peut-être. En tout cas je ne suis pas inquiète : c’est une grande championne et je suis certaine qu’elle reviendra non seulement très vite, mais surtout encore plus forte.

 

Battre les tenantes des titres olympiques des -52 kg (Uta Abe) et -48 kg (Distria Krasniqi) ainsi que la Française Amandine Buchard chez elle en demies, c’est la journée dorée de la n°1 mondiale ouzbèke Diyora Keldiyorova ce 28 juillet 2024 à Paris. ©Paco Lozano/JudoAKD

 

Quid donc de l’Ouzbèke Diyora Keldiyorova, qui bat donc Abe au deuxième tour, qui te bat en demies et qui, contre toute attente en dépit pourtant de son statut de n°1 mondiale, devient championne olympique ? Tu l’attendais à ce niveau ?

Moi, cette fille, dès après les Jeux de Tokyo j’ai dit : « Elle, elle va être très forte ». Au moment du tirage au sort, je ne vais pas te mentir, Abe n’étant pas tête de série, nous attendions toutes de savoir dans quel quart de tableau elle allait atterrir. Eh bien quand j’ai vu qu’elles se prenaient dès le deuxième tour, je me suis dit que c’était loin d’être gagné pour Uta. Keldiyorova, l’année d’avant à Tbilissi, elle a quand même collé deux waza-ari en deux séquences à la Kosovare Krasniqi. Et ça, laisse-moi te dire que c’est pas donné à tout le monde dans la caté…

La preuve : elle va au bout et devient championne olympique à 26 ans. Pour toi c’est la perf d’une vie ou bien tu la vois durer ?

Déjà, elle a un judo relou et efficace. C’est quelqu’un qui n’est pas là pour se faire des amies. Elle vient, elle fait son truc. À l’entraînement elle fait mal et en compète c’est un peu un robot mais bon, sur les réseaux sociaux et face à la presse après le podium elle est très souriante… C’est loin d’être la seule à avoir ces deux visages et à savoir distinguer les temps de concentration et les moments plus légers mais, pour répondre à ta question, son côté strict et focus les jours J fait que je pense que nous devrions la revoir, oui.

C’est d’ailleurs elle qui te sort en demies… Même si tu parviens à te remobiliser pour le bronze derrière, il n’a échappé à personne que ce n’était pas le métal que tu visais, a fortiori avec l’élimination d’Uta Abe très tôt dans la journée. Ce bronze olympique individuel de 2024, c’est un podium important de plus où une possibilité de Marseillaise en moins ?

Finalement j’en suis contente parce quand je vois rétrospectivement l’olympiade que j’ai eue sur ces trois années, franchement je suis contente de rentrer médaillée. Alors oui, forcément, tu sais que quand je m’engage sur une compétition j’y vais pour la gagne. Le titre de championne olympique individuelle est un titre qui manque à mon palmarès, comme celui de championne du monde. Maintenant, sur ces Jeux, je ne me suis pas forcément sentie bien. Combattre à la maison, c’est à la fois une chance et un surcroît de pression. Heureusement il y a eu l’or par équipes. Celui-là fait du bien, c’est vrai. Vivre ces émotions avec les coéquipiers, être aussi soudés, ça fait forcément plaisir car chacun d’entre nous a mis sa pierre à l’édifice et chacun de nous s’est investi. Nous avons rendu la France fière et surtout valorisé le judo français. Mais ça ne remplace pas l’or individuel. Je le dis sans ambages : ma priorité et mes objectifs ont toujours été avant tout individuels.

Six des sept titulaires françaises à Paris étaient déjà là à Tokyo, la septième étant Margaux Pinot qui est devenue championne du monde en juin à Abou Dhabi. Cette extrême stabilité a été une bonne ou une mauvaise chose, avec le recul ?

Je dirais que c’était une bonne chose. On se connaît toutes très bien. On a toutes vécu ensemble des hauts et des bas. Des très hauts et des très bas, je dirais même. On a toutes vécu les Jeux. On se savait attendues à domicile et donc que ce serait vraiment difficile de répondre aux attentes. Pour Marie-Ève qui ne les avait pas faits, par exemple, on a essayé de la rassurer au mieux. Maintenant je ne suis pas dans sa tête, je ne sais pas comment elle a vécu cette expérience.

Tu disais que de ton côté les sensations n’étaient pas top…

J’ai ressenti la pression. Vraiment. On nous l’a trop répété. C’était un devoir à rendre davantage qu’une opportunité à saisir.

Et puis j’imagine que la sortie d’Audrey Tcheuméo sur les réseaux une semaine avant les JO n’a pas aidé à détendre l’atmosphère…

Oui, le Scud de Tchoum n’a pas aidé. Après, je ne peux pas ne pas la comprendre. C’est ma pote, j’avais mal pour elle. Nous étions nombreuses à penser qu’elle serait même appelée dès la première salve de sélections. Derrière, elles se tirent la bourre pendant plusieurs mois avec Madeleine Malonga et, à l’arrivée, c’est Mado – que j’apprécie aussi, hein – qui est prise. C’est comme Marie-Ève, sélectionnée pour les JO, qui est battue par Margaux Pinot en finale des Mondes, à quelques mois des Jeux. Trois ans plus tôt à Tokyo, c’était l’inverse, t’as Marie-Ève championne du monde avant le covid qui reste sur le carreau et Margaux qui file aux Jeux… Compliqué à gérer, le tout amplifié par la caisse de résonance des réseaux sociaux.

Comment tu te protèges par rapport à ça toi, d’ailleurs ?

Je filtre beaucoup. L’anonymat permet beaucoup de malveillance gratuite. J’essaie au maximum de m’en tenir éloignée.

 

12 août 2024 : « À ne rien tenter, on peut aussi ne rien vivre » annonce Amandine Buchard sur les réseaux sociaux. #ImpossibleNestPasBubuche. ©DR/JudoAKD

 

Tu as annoncé récemment un double projet un peu fou qui consiste à viser une double qualification aux JO 2028 en judo et en rugby. Ce défi rappelle aux historiens du sport la carrière de la joueuse de tennis britannique Lottie Dod, quintuple vainqueure du tournoi de Wimbledon entre 1887 et 1893 tout en ayant été titulaire de l’équipe nationale de hockey sur gazon et médaillée d’argent en tir à l’arc aux JO 1908…

Intéressant, en effet… Bon, faut pas se mentir : en judo je suis davantage sur la fin que sur le tout début. Cette olympiade-là, je veux la vivre pleinement, être épanouie. En rugby je ne pense pas que j’aurais davantage d’opportunités sur 2032 parce qu’au final les années passent et le corps change. Pour l’instant je reste performante et me sens bien dans mes baskets mais je ne sais pas comment je serai après 2028. Je me suis donc dit que c’était maintenant ou jamais. Que le rugby pouvait être un bon complément pour moi surtout sur l’aspect psychologique car c’est pas toujours facile d’assumer ce statut d’être toujours parmi les plus médaillées de l’équipe de France, d’être considérée comme la valeur sûre. Au final on se perd alors qu’à la base les choses on les fait pour nous.

C’est-à-dire ?

C’est-à-dire que parfois on ressent une telle pression qu’on a l’impression de le faire pour les autres, qu’on doit quelque chose aux autres. Ça nous rajoute une pression particulière. Là c’est l’opportunité ou jamais. Moi j’ai besoin de cet équilibre psychologique, d’avoir cette activité ressource. Je me dis que c’est aussi un moyen de m’enlever du stress. Je me dis qu’au judo j’aurai toujours le rugby à côté et vice-versa. Et je me sens épanouie dans le déroulé de mes semaines. J’ai une nouvelle famille dans le monde du rugby, une vraie famille. Ça ne peut qu’être un plus psychologique car moi, quand je me sens épanouie, mes pensées se dispersent moins et je suis efficace sur le tapis. C’est un pari audacieux et risqué. Ça me rend d’autant plus appliquée pour être celle que j’aspire à devenir. Je ne suis jamais meilleure que quand j’ai des challenges et quand je suis épanouie.

Et ce n’est donc pas au PSG Judo que tu mènes cette aventure, mais au Stade Français…

Oui, ils me permettent de mener à bien ce double projet et c’est ce que je souhaitais. Après, le club n’a pas un statut de structure de haut niveau en judo qui me permettrait d’être encadrée par eux à l’Insep. Donc à moins d’une révolution mon suivi judo dépendra à 100 % de la Fédération, et donc du staff qui sera mis en place pour l’olympiade.

À l’automne 2021, tu as évoqué dans le documentaire Faut qu’on parle de Lyes Houhou et Arnaud Bonnin sur Canal + mais aussi dans un entretien avec Anouk Corge pour L’Équipe Magazine tes relations difficiles avec ta mère du fait notamment de ton homosexualité. Où en êtes-vous, en cette fin 2024 ? 

Je n’ai plus de contact avec ma mère depuis 2019. Quand je vois ma sœur je ne demande pas de nouvelles. La dernière fois elle m’a fait passer un bout de papier après Tokyo pour me féliciter mais je n’ai pas donné suite… J’étais plus proche de mon père. Il est mort en 2008, j’avais 13 ans et lui 42. Il s’était fait une entorse au judo qui a dégénéré en phlébite puis, suite à plusieurs erreurs médicales, en une embolie pulmonaire qui lui a été fatale. Est-ce qu’elle m’en a voulu parce que c’était pour en faire avec moi qu’il s’était mis au judo ? Peut-être. Toujours est-il que dès cette époque-là c’est devenu compliqué entre nous.

Quelle incidence ces tensions ont-elles eu sur ta carrière ? Ça aura été un inhibateur ou au contraire, un accélérateur de performances ?

En tout cas c’est sans doute ce qui m’a motivée, dès l’adolescence, à ne surtout pas être chez moi. J’allais dormir chez des copines le week-end. Elle a essayé de revenir vers moi vers 2014-2015, au moment de mes premières grosses perfs en seniors. Moi, ce que je voyais surtout, c’est qu’au moment où j’avais le plus besoin de mes parents, je n’ai eu ni l’un ni l’autre. Ou plutôt j’en avais un absent et l’autre qui me reprochait cette absence… Concernant mon homosexualité, elle ne l’a sue qu’en 2018, lorsque je lui ai parlé de ma compagne de l’époque. Elle ne l’a pas bien pris et je le regrette d’autant que, suite au docu de Canal +, il y a le rugbyman Jérémy Clamy-Edroux, l’un des témoins du doc, qui explique que ce visionnage l’a, lui, rapproché de son père… Pour ma part faire la paix me semble compliqué car c’est allé loin. En tout cas en ce qui me concerne je me sens apaisée sur ce sujet car j’ai entamé un travail psy dès l’adolescence. Si les épreuves de la vie m’ont appris quelque chose c’est que tant que tu le peux, tu dois t’aider. C’est même par là qu’il faut toujours commencer.

Que dirait l’Amandine de 2024 à celle qui, il y a plus de deux décennies à présent, nouait autour de sa taille sa toute première ceinture blanche ?

Je dirais à cette Amandine-là de faire attention à s’entourer de personnes de confiance. Je lui dirais d’être forte dans sa tête, dans ses choix, dans le fait d’assumer ses opinions. Parce que sinon… Personne n’est mieux placé que moi pour savoir ce que je ressens, ce dont j’ai besoin. Ça j’ai parfois eu du mal à l’assumer. Je sais aussi que sur certains choix j’aurais dû écouter certaines personnes, a fortiori si elles étaient hiérarchiquement au-dessus de moi. En fait, il faut réussir à doser. Plus jeune, j’ai souvent laissé faire. Aujourd’hui je dirais qu’il faut s’imposer davantage. Séquence après séquence, comme au judo. Peu importe si tu te trompes, au moins tu te seras investie à 100 %. Et de toujours faire les choses avec amour. Avec la tête si possible mais avec le cœur, toujours. C’est la clé. – Propos recueillis par Anthony Diao, hiver-automne 2024. Photo d’ouverture : ©Paco Lozano/JudoAKD.

 

 

Une version en anglais de cet entretien est disponible ici.

 

 

 

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